Pierre Bernard, conscience sociale du graphisme, disparaît à l'âge de 73 ans

Pilier du collectif Grapus, dont la créativité a porté Mai 68, proche du Parti communiste, fondateur de l'Atelier de création graphique, Pierre Bernard concevait l'image comme un terrain de lutte permanent. Et le rendait passionnant.

Par Xavier de Jarcy

Publié le 24 novembre 2015 à 20h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h02

Il était l’un des piliers du graphisme contemporain. Pierre Bernard est mort au soir du 23 novembre 2015 à 73 ans. Formé aux Arts déco, cofondateur, à la fin des années 1960 du collectif Grapus (avec François Miehe, Gérard Paris-Clavel, Jean-Paul Bachollet et Alex Jordan), il a révolutionné son métier par le « graphisme d’utilité publique » : une activité artistique au service de la culture. « La force vitale du graphisme, c’est l’engagement politique, c’est à dire la conscience d’agir sur le territoire social. Cela n’a rien à voir avec l’engagement dans un parti politique », affirmait-il. Pour cela, Grapus a mis a point des images échevelées, provocantes et drôles, inspirées du surréalisme polonais, où Mickey Mouse se retrouve avec la moustache de Hitler, où Karl Marx lève le pouce comme un auto-stoppeur. Un langage visuel exubérant, direct, qui s’opposait à la fois aux affiches publicitaires et aux savantes constructions du graphisme suisse. Proche du Parti communiste, tout en y incarnant une forme de dissidence, Grapus a duré jusqu’en 1990, le temps de faire école dans le monde entier. Après sa dislocation, Pierre Bernard a lancé l’Atelier de création graphique, où sont passés de nombreux graphistes de premier plan. De cet artiste d’avant-garde, qui s’est tout entier donné à son œuvre, il restera quelques signes inoubliables : le logo du musée du Louvre, avec son gros plan de tableau évoquant un nuage. Ou les affiches pour le Secours Populaire : une main ailée tendue vers le ciel. Télérama avait rencontré Pierre Bernard, il y a deux ans. Il racontait la naissance de Grapus, dans un entretien resté inédit.

« Grapus est lié aux affiches de 68, mais vient d’abord d’un élément très personnel, et qui concerne Gérard Paris-Clavel et moi : la Pologne. Tous les deux, nous y sommes allés en 1964-65, juste après Michel Quarez. C’est lui qui a fait connaître le graphisme polonais en France. Quand je l'ai découvert, j’ai immédiatement fait en sorte d’obtenir une bourse pour un an, dans l’atelier d’Henryk Tomaszewski, comme stagiaire étranger. J’ai travaillé un an là-bas, Gérard Paris-Clavel a fait la même chose l’année suivante. J’ai découvert là une autre vie. Les affiches polonaises étaient extraordinaires. La Pologne se confrontait à la difficulté du socialisme réel. Une vie rude, la nuit qui tombe à quatre heures à Varsovie, le froid, pas de lumière, rien dans les vitrines. Et puis des panneaux, partout, dans tous les quartiers, éclairés, avec des affiches qui parlaient de cinéma, de théâtre, de poésie, de science... J’embellis un peu, mais c’était vraiment ça. Nous étions au cul des colleurs pour leur dire : s’il vous plaît, donnez-m’en une ! Parce que c’était magnifique. Et Tomaszewski était un enseignant fabuleux. Il m’a appris que concevoir une affiche, c’est arriver à savoir pourquoi on la fait. Ensuite, quand on sait pourquoi, il faut y mettre toute sa force. Sa force individuelle. Une affiche, c’est la prise de possession d’un message public par un individu, artiste, ou pas artiste, technicien, mais en tout cas graphiste. C’est un objet public qui lui appartient intimement, puisque c’est sa création. C’est l'investissement individuel dans un acte d’échange collectif. »

« Je suis rentré de Pologne en 1966. De 1966 à 1968, j’étais jeune papa, et je ne trouvais rien qui me convienne. J’ai travaillé trois mois à faire des publicités pour la Woolmark, dans une agence où je m’ennuyais à mourir. C’était la naissance de la publicité moderne. Le graphisme d’utilité publique, qui concerne tout ce qui n’est pas le commerce, est né à ce moment-là. Comme la société vise à ce que le commerce envahisse tout, l’image est un terrain de lutte permanent. Dans le contexte des années 1970, le commerce estimait que la culture était un lieu qui ne rapportait rien et n’était pas sous son emprise. La publicité ne s’en occupait donc pas. C’est sur ce terrain de la culture que Grapus, après avoir commencé dans la politique, s’est mis en phase avec la création graphique. Moi je m’emmerdais depuis deux ans. J’ai trouvé une place à Jeune Afrique, où j’étais maquettiste, puis directeur artistique, mais je m’y ennuyais. J’ai donc décidé de reprendre des études, d’arrêter le graphisme, et d’essayer de me former au film d’animation. En octobre 1967, je suis revenu aux Arts déco, où existait une formation à l’animation et au dessin animé. Et du jour du jour au lendemain, je me suis retrouvé à faire des affiches pour Mai 68. Gérard Paris-Clavel, que je connaissais de loin, nous a rejoints. Ce mois-là, avec Gérard, nous avons travaillé ensemble dans le même atelier et sommes devenus copains. C’est aussi là que nous nous sommes liés à François Miehe, le dirigeant étudiant des Arts déco. Il était communiste, et avait du mouron à se faire car rue d’Ulm, en 68, quand on était communiste, c’était pas facile. Mais il a assez bien géré la situation. C’est probablement à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait que je travaille avec les communistes. Ils avaient la force et la détermination pour faire la révolution, alors que, chez les autres, ça partait dans tous les sens. »

« Après mai 68, il a fallu reprendre une vie normale. Là aussi, c’était un peu triste, mais un miracle a donné naissance à Grapus. Alors qu'André Malraux était ministre de la Culture, quelqu’un de son cabinet s’était aperçu que la France n’avait pas connu le Bauhaus. La relation design-architecture-sociologie-psychologie-graphisme n’avait jamais été mise en mouvement de manière universitaire dans notre pays. L’idée est donc venue de construire un Bauhaus en France, en 1968 ! Ils ont piqué un bout de terrain des Arts déco, rue d’Ulm, et, en six mois, ont monté un bâtiment Jean Prouvé de cinq étages ! L’Institut de l’environnement est né ainsi, en 1969-70. Comment l’alimenter ? Par un coup de chance fabuleux : en 1968, la municipalité d’Ulm, en Allemagne, où se trouvait l’école qui suivait les préceptes du Bauhaus, a changé de majorité politique. Les démocrates chrétiens ont succédé aux socio-démocrates et ont coupé les subventions. L’école ne pouvait plus fonctionner. L’équipe de Malraux a récupéré tous les enseignants et les a emmenés rue d’Ulm ! L’Institut de l’environnement a eu une vie malheureuse et brève : deux ans. Nous avons sollicité le droit d’y entrer en tant qu’étudiants-chercheurs. François Miehe, Gérard Paris-Clavel et moi, nous nous sommes dit : ce qui nous intéresse, c’est la propagande. La problématique gauche-droite en France par les images. Nous avons donc pris ce thème comme sujet de recherche, à partir d’un corpus d’images de 1936 et de 1958, et nous avons été acceptés. »

« Cet Institut était un lieu de luttes idéologiques, de pratiques assez surréalistes par moment. C’est là que nous avons décidé de nous appeler Grapus, car nous étions assez minoritaires, avec un engagement communiste, qui, à l’époque, était qualifité de stalinien par nos adversaires. Grapus est une contraction de crap-stal, crapule stalinienne, et de graphiste. Nous avions donc décidé d’être un collectif, c’est à dire de faire un travail qui serait toujours signé Grapus, avec lequel nous serions tous d’accord. Et nous avons suivi cette règle pendant plus d’une dizaine d’années. L’Institut n’y est pas pour rien, car nous y avons appris à parler des images. De nos images. De leur construction. De la déconstruction des images des autres et des nôtres. Ce qui nous a permis d’échanger entre nous sur nos propres images. C’était formidable, car nous savions parler des images politiques. Alors que les politiques ne savent pas en parler, ils font des images comme on leur dit qu’ils doivent les faire. C’est pour cela que leurs affiches sont épouvantables, encore aujourd’hui ! »

« A la sortie de l’Institut de l’environnement, nous nous sommes battus pour avoir un diplôme. Les gauchistes n’en voulaient pas, car ils rêvaient d’une société sans diplôme. Mais nous, en tant que communistes, nous voulions que nos diplômes soient reconnus ! Donc, nous avons obtenu un diplôme sur la base de notre recherche. Et les Arts décoratifs nous ont recrutés. En 1971, j’étais prof. Gérard aussi, François aussi : il est passé d’étudiant à prof du jour au lendemain ! Nous avions une bonne formation, mais n’étions pas de très bons profs. Au cours des deux premières années, j’ai dispensé un enseignement du Bauhaus : matières et textures. Ensuite, nous avons enseigné le graphisme. Là, c’est devenu plus compliqué, car nous commencions à construire Grapus. De plus, nous faisons cours à des jeunes qui étaient pratiquement de notre âge. Et, à mon sens, nous ne nous y prenions pas bien. »

« En 1970, quand nous avons commencé à enseigner, nous voulions parler de tout, car nous étions portés par cette énergie de la connaissance des images, de la construction, de la déconstruction. Les Suisses ne parlent de rien. Jean Widmer, je l’ai eu comme enseignant, et ça a été un bon prof. Mais Widmer, travailler avec lui c’était.... quelques gestes. Un silence absolu et, simplement, il emmenait votre regard sur la forme là où il fallait, mais sans un mot. Ou alors des mots tellements banals. Les sujets aussi étaient banals. Publicitaires. Alors ça a été le point de rupture entre son enseignement et nous, Grapus. Nous disions : il n’y a pas que le produit dans la vie, on peut parler du théâtre, du cinéma, des émotions... Et là, aux Arts déco, entre les Suisses et nous, c’était un peu tendu. Avec Widmer, on apprenait un savoir-faire, et c’était une excellente chose. C’est de l’artisanat et on ne discute pas les règles. Alors qu’à Grapus, tout notre plaisir était de discuter les règles pour voir si elles étaient valables. Pour vérifier si elles étaient au service d’un intérêt de classe qui n’était pas le nôtre. »

« Voilà pourquoi je disais que, pour moi, l’engagement politique est ce qu’il y a de plus fort pour penser le graphisme. Comme c’est une pratique sociale, il faut savoir qui on sert. Car on sert forcément quelqu’un. Un graphisme gratuit n’existe pas. Alors que la démarche artistique la plus intéressante se réclame de l’acte gratuit. Et cela ça se résoud individuellement. C’est pour cela qu’il est intéressant d’être graphiste, et je rejoins là Tomaszewski : vous devez résoudre une problématique de classe, d’intérêt social à analyser, parce que rien n’est pur, tout est dans les luttes et dans les rapports de force entre les groupes d’une société. Mais vous devez le faire avec votre désir d’acte gratuit, c’est à dire de don artistique. C’est le plus difficile. Car l’acte social il faut toujours en discuter, alors que le don artistique ne se discute pas, y compris avec vous-même. Il relève de l’impulsion. »

« Il n’y avait pas pas de discussion démocratique entre les principaux acteurs pédagogiques des Arts déco. Les Suisses, dans un silence infernal, continuaient à avoir le pouvoir. Donc en 1975, Gérard Paris-Clavel et moi avons décidé d’arrêter. François, lui a continué. L’enseignement lui plaisait davantage. C’est quelqu’un qui a fait plein d’enfants. Il aime bien être paternel ou maternel. Et il fallait qu’il les nourrisse, ses enfants. Nous, dans toute cette période, nous avons gagné un peu dans la pub au début des années 70, mais ensuite nous avions un tout petit salaire d’assistant, et nous ne gagnions pas d’argent à faire de la propagande. Mais nous réclamions d’être payés à chaque fois qu’on travaillait pour les communistes ! »

« Les graphistes français se situent dans la culture et pas dans la publicité, et c’est à cause de Grapus. Grapus, c’est sans pub. Dans le fonctionnement des échanges à travers les signes, il y a forcément un usage qui entraîne la plupart des gens vers les stéréotypes. Car les stéréotypes c’est ce qu’on partage. Vous devez obligatoirement partir d’eux, car vous devez être en contact avec vos semblables. Mais immédiatement, parce que vous êtes un individu créatif, et que vous vous adressez à un individu qui va l’être, puisqu’il est en communication avec vous, alors vous pouvez le rendre créatif en cassant le stéréotype. Pour lui montrer que la communication est de la matière vivante, et que le code, c’est de la merde. Le code, c’est ce qu’on a reconnu tout de suite. Le plaisir, pour tout le monde, passe dans la relation contradictoire qu’on a avec le stéréotype, par sa déconstruction. Il naît quand on s’aperçoit qu’on est vivant, et que ce qu’on nous raconte est déjà un discours arrêté. La publicité a plutôt tendance à vous conforter dans le stéréotype. Elle vous laisse entendre que vous êtes intelligent parce que vous l’avez vu. Car nous sommes de plus en plus cultivés, malgré tout. C’est pour cela que la publicité de bonne qualité devient de plus en plus perverse. Les meilleurs publicitaires deviennent des pervers absolus. »

 

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