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Interview

Jean Tirole : « Sauver la planète vaut bien 2 % de pouvoir d’achat »

Le prix Nobel d’économie 2014 donne sa grille de lecture de la COP21. Pour lutter contre le réchauffement climatique, il faut, selon lui, un prix mondial du carbone, un traité international, un système de mesure de la pollution et des transferts Nord-Sud.

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Jean Tirole est depuis longtemps impliqué dans le combat contre le réchauffement climatique

Par Jean-Marc Vittori, Dominique Seux

Publié le 25 nov. 2015 à 18:21

Pour vous, le réchauffement climatique et son lien avec l’activité humaine sont des certitudes, ou seulement des probabilités ?

Je n’ai pas d’expertise dans ce domaine. Mais je constate que le consensus scientifique est très large sur ces deux points ; et nous devons respecter ce consensus. La forte probabilité nous impose à tous d’agir. Au fond, la seule vraie incertitude semble être de savoir à quelle vitesse va et ira le réchauffement.

Pourquoi vous impliquer, en tant que Nobel, dans ce combat ?

Notre génération est très égoïste vis-à-vis des suivantes. Et cet égoïsme est d’autant plus grand que l’action est doublement difficile. Les coûts de la lutte contre le réchauffement sont pour tout de suite, tandis que les bénéfices sont pour plus tard. Et ces coûts sont supportés dans le pays, et les bénéfices seront surtout ailleurs.

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C’est le problème classique, que les économistes connaissent bien, du passager clandestin. Du coup, la pente naturelle est l’inaction. Les économistes doivent donc le dire aussi : il faut bouger.

Sentez-vous un changement d’état d’esprit, y compris chez les acteurs économiques ?

Il y a sans doute un effet pré-COP21 comme il y avait eu un effet pré-Copenhague. Mais la science est devenue plus sûre d’elle-même et les opinions commencent à constater les dégâts. Les industriels ont aussi évolué. Il y a bien sûr un intérêt commercial pour certains énergéticiens ; mais dénoncer le charbon pour pousser le gaz, moins émetteur de CO2 semble logique.

Monte en puissance également la volonté de couvrir les risques. Les fonds d’investissement et les entreprises savent que la tarification du carbone va arriver et ils ne peuvent pas ne pas en tenir compte dans leur stratégie d’investissement. Le parallèle peut être fait, il me semble, avec l’amiante.

A ce point ?

Oui. Des poursuites judiciaires ne peuvent être exclues à terme, car personne ne pourra dire « je ne savais pas ». Le jour où on va se réveiller, ce pourrait être catastrophique. Mais la prise de conscience a ses limites. Les Etats promettent, nous voulons voir les actes ; et pas seulement la suppression des nombreuses niches dans la taxation des produits pétroliers, il faut une stratégie globale.

Quelle est la légitimité des économistes à entrer dans le débat sur le réchauffement ?

Nous ne sommes pas compétents pour dire si le réchauffement doit être limité à 2 ou 3 degrés. Mais l’assèchement de l’Afrique ou les inondations nous regardent, et nous avons des propositions à faire.

Concrètement, nous avons des retours d’expérience sur l’efficacité de la gestion des polluants, avec par exemple le marché du dioxyde de soufre mis en place aux Etats-Unis ou le protocole de Montréal sur la protection de la couche d’ozone. Dans un autre domaine, les économistes ont aussi tiré des leçons des quotas de pêche.

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Qu’attendez-vous du sommet de Paris ?

Soyons réalistes : l’accord de Paris est déjà bouclé dans ses grandes lignes. Il ne contiendra pas ce qui est à mon avis essentiel : créer un prix mondial du carbone. Les économistes savent qu’un système de prix est le meilleur outil économique pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, via une taxe carbone ou un système de droits d’émission négociables sur le marché. Il est généralement plus efficace d’agir par des prix que par des interdictions ou des règlementations.

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C’est votre priorité ?

Absolument. Mais ce n’est pas la seule. L’accord de Paris saura-t-il mettre en place une gouvernance efficace pour vérifier la réalité des efforts accomplis par chaque pays ? Chaque pays promet beaucoup mais chacun à sa manière. Les émissions de CO2 se jugent-elles par rapport au niveau atteint en 1990, en 2005 ? Ensuite, va-t-on organiser un système indépendant de mesure de la pollution ? Il faudrait mettre en place un système international, avec par exemple des satellites complétés d’un dispositif au sol. Enfin, un point clé sera naturellement ce qui sera décidé sur les transferts entre pays, du Nord vers le Sud. C’est le sujet politiquement le plus difficile. Le réchauffement climatique est un problème géopolitique et non économique.

La fixation d’un prix au carbone est prioritaire, dites-vous. Mais l’exemple européen des « droits à polluer » n’est pas très probant.

Je ne suis pas d’accord. Le marché des droits négociables, qui a été créé après Kyoto, contrairement à ce qu’on dit, marche normalement en Europe, même s’il ne comprend pas tous les émetteurs de carbone, loin de là. Les prix sont bas parce que l’Europe, se sentant trop seule dans la lutte contre le réchauffement, a décidé de laisser chuter le prix du carbone au moment de la crise économique et d’adopter ainsi comme les autres un comportement de passager clandestin.

Concrètement, à quoi ressemblerait ce prix du carbone ?

Il y a deux méthodes. Première méthode : il faut d’abord évaluer la quantité maximale de carbone à émettre pour ne pas dépasser 2 degrés de réchauffement. Cette quantité serait répartie entre les différents pays, avec un marché international de droits d’émission.

Seconde méthode : il faut créer un prix du carbone, qui monte progressivement. Quelle que soit la solution, on sait bien sûr qu’on va se tromper : les technologies vont parfois plus vite que prévu (comme pour le solaire), parfois moins vite. Mais le prix du carbone est un outil efficace et souple.

Soyons précis : quelle conséquence la fixation d’un prix au carbone aurait sur le prix des carburants ? C’est simplement une taxe de plus ?

Il ne faut pas raisonner en se disant que l’on va prélever une taxe de plus. Si c’est l’inquiétude, le produit de la taxe peut être utilisé pour réduire d’autres impôts. L’important est que les acteurs prennent les bonnes décisions pour leurs choix énergétiques et que l’innovation verte soit encouragée. Et le signal pertinent pour leur choix est le prix du carbone.

Pour vous, quel est l’outil le plus efficace : la taxe ou le marché ?

Le choix de l’instrument économique est pour l’instant un débat un peu secondaire par rapport à l’inactivité globale. Ceci dit, les économistes ne sont pas d’accord là-dessus. Joseph Stiglitz ou William Nordhaus sont plutôt favorables à une taxe. Mais cette taxe pose des problèmes. Il faut d’abord vérifier que chaque Etat l’applique vraiment : l’impôt est souvent un gruyère troué d’exemptions et il faut de plus avoir la volonté de le collecter - la Grèce nous rappelle que ce n’est pas toujours le cas. Il faut ensuite vérifier que cette taxe ne soit pas compensée par la baisse d’autres taxes (par exemple celle sur les produits pétroliers).

Elle pose, enfin, des problèmes de mesure. Comment prend-on en compte la décision d’un pays de préserver une forêt, mesure favorable à la limitation des émissions de CO2 ? C’est pour toutes ces raisons que je suis partisan de rendre chaque pays responsable de ses émissions de CO2, et d’avoir ensuite des droits d’émission négociables.

Comment fonctionnerait le marché des droits d’émission ?

Il serait mondial. A la fin de l’année, un pays qui a émis davantage que ses permis doit racheter des permis à d’autres pays. Les permis non utilisés par un pays une année donnée peuvent être reportés sur l’année suivante. Des gros émetteurs comme les Etats-Unis ou la Chine auraient certes un « pouvoir de marché » sur le marché des droits négociables, mais il y a des méthodes pour atténuer ce pouvoir.

Un marché mondial suppose un système mondial et une autorité supranationale…

D’abord, il faut un traité international. Les pays respectent davantage un traité que des promesses ! Ensuite, il faut un dispositif de sanctions, qui s’applique à ceux qui ont signé le traité mais aussi à ceux qui ne veulent pas le signer. L’Organisation mondiale du commerce peut ici être un levier utile, car les Etats ont un intérêt à en faire partie.

Le Fonds monétaire international pourrait aussi jouer un rôle. Pour un pays qui pollue davantage que les permis en sa possession, les experts du FMI pourraient calculer sa « dette climatique » à partir du prix de la tonne de CO2, et l’imputer sur sa dette souveraine.

Un autre enjeu de la conférence de Paris est la compensation. A Copenhague, les pays avancés avaient promis aux pays en développement un « fonds vert » de 100 milliards de dollars par an à partir de 2020, pour compenser les efforts demandés aux pays en développement, alors que les pays qui se sont industrialisés au XIXe siècle n’ont pas fait ces efforts.

C’est une question éthique et non économique. Le passé est le passé. Ce qui est important pour l’objectif des 2 degrés Celsius, et les politiques ont encore parfois du mal à le comprendre, c’est que les pays émergents et en développement paient le même prix du carbone que les pays développés. Un système avec des prix inférieurs pour les pays en développement poserait un problème majeur, car ce sont justement ces pays qui vont augmenter leur production dans les années à venir, bien plus que les pays avancés. Il faut absolument les intégrer dans un cercle vertueux.

Si, comme moi, l’on considère que le respect de l’impératif climatique va nécessiter des efforts peu équitables pour les PVD, le fonds vert peut compenser cette injustice. En touchant de l’argent de ce fonds, un pays en développement se verra compensé pour ses efforts écologiques. De plus, les propositions économiques autorisent un peu de subsidiarité, tant que le prix moyen du carbone est respecté. L’Inde pourrait, par exemple, décider d’abaisser le prix du carbone sur certaines activités, comme par exemple la construction de maisons pour les pauvres.

Mais il est de loin préférable que tous les pays aient le même prix moyen du carbone. Si on dépense 1.000 euros pour éviter une tonne de CO2 en Europe – comme ça été le cas - alors qu’on peut éviter une tonne de CO2 pour 2 euros au Bangladesh, mieux vaut commencer par le Bangladesh (et le compenser): on sera 500 fois plus efficace ! Il y aussi le problème des fuites. Si le carbone coûte moins cher dans certains pays, la production risque de se délocaliser vers ces pays, en étant parfois plus polluante que dans le pays de départ.

Les 100 milliards de dollars paraissent finalement une petite somme à côté d’un un PIB mondial de près de 75.000 milliards.

De nouveau, c’est une question plus politique qu’économique. Le montant de 100 milliards peut paraître limité. Le problème, c’est que personne ne veut donner - c’est pour cette raison que l’aide au développement est bien inférieure aux promesses - et parmi ceux qui doivent recevoir, chacun veut plus que le voisin. Il va falloir trouver des formules de partage automatiques. Il est impossible de négocier à 193 Etats la création de transferts positifs et négatifs.

Plus généralement, la négociation climatique doit sans doute se mener parallèlement au sein du G20, en petit comité. En particulier, il faut absolument que les plus gros émetteurs, comme les Etats-Unis et la Chine, acceptent l’accord. Tous comme des pays qui émettent beaucoup mais sont peu motivés par la crainte du réchauffement climatique, comme la Russie ou le Canada. Si nous ne réussissons pas, nous laisserons à nos enfants non seulement le réchauffement climatique, mais aussi de très fortes tensions géopolitiques.

Quelles seront les conséquences économiques de la lutte contre le réchauffement climatique sur le niveau de vie ?

Nous serions fous si nous acceptions de détruire la planète pour préserver 2% de pouvoir d’achat par an (il y a bien sûr beaucoup d’incertitudes sur ce chiffre, comme l’indique le rapport Stern). Sauver la planète vaut bien 2% de pouvoir d’achat, et même beaucoup plus. Il y a évidemment un coût économique, surtout à court terme et ce coût n’est pas négligeable. Sinon, on aurait déjà agi ! J’ai, pour cette raison, de sérieux doutes sur le concept de croissance verte, sorte de vœux pieux.

Les secteurs qui innovent peuvent bien sûr profiter de dépenses accrues dans les dispositifs de lutte contre le réchauffement. Mais globalement, il faudra faire des efforts : isoler les maisons, rouler moins, payer un peu plus cher son électricité, financer la R&D verte, etc. A long terme toutefois, la croissance ne sera pas endommagée si on arrive à contenir le réchauffement climatique.

Quel est votre regard d’économiste sur l’évolution souhaitable de nos sources d’énergie ?

Le devoir de tous, c’est de ne pas avoir de regard et de ne pas choisir les gagnants quand on ne sait pas. Je suis incapable de prédire quelle technologie marchera demain, comme les politiques d’ailleurs. Le photovoltaïque, l’éolien, l’hydrogène, la séquestration du carbone ? Je ne sais pas. Les batteries vont-elles vite devenir beaucoup plus efficaces ? Je ne sais pas plus. C’est là toute la beauté du prix du carbone : on laisse faire et les technologies les plus efficaces vont surgir. Il faut évidemment accroître la part des énergies renouvelables. Mais faut-il le faire tout de suite, ou développer d’abord la recherche?

Dans le passé, beaucoup d’argent a été dépensé pour soutenir des énergies renouvelables peu efficaces. Aujourd’hui, les panneaux solaires sont installés en Allemagne et un peu partout aux Etats-Unis, au lieu d’être en Espagne ou au Maroc et dans les Etats du sud comme l’Arizona ! Cela n’a aucun sens. L’approche dirigiste augmente les coûts. A l’avenir, il faudra que les énergies renouvelables soient rentables et la tarification du carbone y contribuera largement. Cette exigence de rentabilité permettra aussi de faire les arbitrages nécessaires entre les différentes énergies renouvelables : certaines seront beaucoup plus efficaces que d’autres.

Comment faire pour stimuler la recherche sur les technologies vertes ? A en croire l’Agence internationale de l’énergie, la part de l’énergie dans les dépenses de recherche des pays avancés est passé en trente ans de 11% du total à 4%...

Nous investissons trop peu dans les technologies vertes. Il y a bien sûr des avancées, comme la voiture électrique. Mais nous butons sur deux difficultés. D’abord, à nouveau, la question du prix du carbone. Avec une tonne de CO2 commençant dès aujourd’hui à 50 euros, les innovateurs pourraient rentabiliser leurs investissements avec les royalties versés sur les technologies vertes. Pour l’instant, ils sont dans l’incertitude. Ensuite, la question de la « licence obligatoire », qui permet l’utilisation d’un brevet sans l’accord de son détenteur. Cette licence a été créée par un accord de l’OMC, afin que les pays pauvres puissent fabriquer des médicaments d’importance vitale à bas prix ; ça se comprend.

En cas de découverte majeure en matière d’énergie, les pays pourraient invoquer l’urgence, non pas médicale mais climatique, pour employer ce brevet au détriment de celui qui l’aura déposé. Imaginez que la Chine et l’Inde refusent de payer les redevances sur un brevet sur la séquestration du carbone ; il risque de n’y avoir qu’insuffisamment de recherche privée dans le domaine... Et sur la recherche publique, il y a un terrible effet de passager clandestin. Ses bénéfices profitent largement à ceux qui ne la financent pas. Il faudrait que les grandes puissances lancent ensemble des programmes de recherche. Mais cela pose aussitôt d’épineuses questions, comme celle de la localisation des centres de recherche, de qui aura les équipes de recherche à la hauteur des défis.

La lutte contre le réchauffement climatique induit des inégalités entre pays, souvent évoquées, mais aussi au sein des pays. Ces effets sont-ils assez pris en compte ?

Tout d’abord, le réchauffement climatique lui-même accroit beaucoup les inégalités, car il frappe particulièrement les pays du sud. Le danger, c’est que ces inégalités soient invoquées pour ne rien faire. On pourrait très bien ne pas taxer le tabac pour éviter de matraquer les pauvres. Les perdants d’une politique climatique, comme par exemple les gens qui habitent loin de leur lieu de travail, pourraient avoir droit à une compensation. Une compensation versée en une seule fois et non une indemnité régulière, qui n’inciterait pas les gens à changer à terme de comportement suite à cette politique climatique – ce qui est bien le but recherché. Mais tant que l’on ne fait pas en sorte que les gens aient un revenu décent, on retombera sur cette question compliquée.

Propos recueillis par Dominique Seux et Jean-Marc Vittori

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