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Libération
Enquête

Comment les terroristes de Paris ont échappé aux services

Les trajectoires des jihadistes révèlent des lacunes criantes dans la surveillance des islamistes radicaux jugés dangereux.
par Luc Peillon, Emmanuel Fansten et Willy Le Devin
publié le 25 novembre 2015 à 19h56

De l'invraisemblable présence en France d'Abdelhamid Abaaoud, aux mystères entourant l'identité des deux kamikazes du Stade de France passés par la Grèce et détenteurs de faux passeports syriens, Libération revient sur les parcours des membres de l'équipée mortelle du 13 novembre. Parcours qui demeurent à ce jour extrêmement nébuleux.

Dans les hautes sphères policières, on qualifie de «cas d'école» la façon dont les huit jihadistes ont sauté discrètement les frontières : «Nous devons vite comprendre s'ils se sont glissés dans des failles, s'ils se sont grimés en migrants, ou s'ils ont fait usage de faux passeports. C'est la condition sine qua non pour resserrer l'étau. Sinon, des répliques auront forcément lieu.»

1- Abdelhamid Abaaoud

Jusqu’au dernier moment, les pontes de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) n’y croyaient pas. Et pourtant, Abelhamid Abaaoud, l’organisateur des attentats du 13 novembre, abattu lors de l’assaut du Raid à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), était bel et bien rentré en Europe. Comment l’un des jihadistes francophones les plus connus de l’Etat islamique (EI) a-t-il pu aussi facilement aller et venir au sein de l’Union européenne ? Le jihadiste belgo-marocain de 28 ans est parti pour la première fois en Syrie au tout début de l’année 2013. Dès février, la sûreté de l’Etat (équivalent belge de la DGSI) consigne son départ dans une note qui concerne également six autres combattants. A l’époque, Abaaoud n’est pas connu pour terrorisme mais pour de multiples ennuis judiciaires de droit commun. En 2010, une affaire de vol avec effraction lui a notamment valu une incarcération d’un mois, effectuée en compagnie de… Salah Abdeslam, autre terroriste impliqué dans les attaques de Paris, et actuellement fugitif.

Contre toute attente, Abaaoud est de retour en Belgique dès septembre 2013. Selon une fiche de synthèse des renseignements belges consultée par le Monde, «il a été aperçu à la fin du mois de septembre [2013] en train de se promener dans Molenbeek-Saint-Jean» - commune de Bruxelles d'où il est originaire. Surprise, le document de synthèse ne dit jamais comment ni par où Abaaoud a voyagé. Rebelote en janvier 2014. Celui qui se faisait appeler «Abou Omar» repart en Syrie, cette fois-ci accompagné de son petit frère, Younès, 13 ans. La police fédérale allemande les contrôle le 20 janvier 2014 à l'aéroport de Cologne. Destination : Istanbul. «C'est un point d'étape intéressant car cela veut dire que, malgré un premier voyage en Syrie, Abaaoud se déplace encore à cette époque sous sa vraie identité. Son profil n'est peut-être tout simplement pas jugé suffisamment problématique par les Belges à cette époque», observe un policier des services de renseignement français. En effet, ce n'est qu'en février 2014, selon la note de synthèse, qu'Abaaoud est qualifié par les Belges de «moudjahid de l'Etat islamique». En mars, il apparaît dans la célèbre vidéo où, au volant d'un pick-up, il tracte plusieurs cadavres de «mécréants». Cinq mois plus tard, deux mandats d'arrêt, un belge et un international, sont émis à son encontre.

Pourtant, nouveau rebondissement, Abaaoud est semble-t-il de retour outre-Quiévrain fin 2014-début 2015. En février 2015, il déclare ainsi à Dabiq, le magazine de propagande de l'EI, qu'il se trouvait en Belgique le jour du démantèlement de la cellule de Verviers. Cette dernière, possiblement dirigée par Abaaoud, devait commettre un attentat le 16 janvier. Mais, la veille, la police belge, sur la foi de renseignements précis, passe à l'action et abat deux terroristes. A Dabiq, Abaaoud plastronne qu'il est alors reparti en Syrie, et ce malgré un contrôle à un barrage de police. Les forces de l'ordre auraient estimé que son apparence physique ne ressemblait en rien à la photo figurant sur son mandat d'arrêt international. Si Abou Omar dit vrai, il a donc dû effectuer un ultime retour pour être présent à Paris le 13 novembre. Un voyage dont aucun pays européen ne dit avoir trace pour l'instant.

2,3- Les frères Brahim et Salah Abdeslam

Franco-Belges vivant à Molenbeek depuis de nombreuses années (et n’ayant jamais habité en France), les frères Abdeslam sont, comme Bilal Hadfi, inconnus des services de renseignement français. Brahim, 31 ans, a été condamné en 2005 à vingt mois de prison avec sursis et trente-cinq heures de travaux d’intérêts généraux pour trafic d’armes. En janvier 2015, il est arrêté en Turquie alors qu’il cherche vraisemblablement à se rendre en Syrie, ce qui alerte les services belges quant à ses velléités jihadistes. Le 13 novembre, pourtant, Brahim se fait exploser au restaurant le Comptoir Voltaire, sans que les services français n’aient été avertis de rien.

Le parcours de Salah, 26 ans, toujours fugitif, est sensiblement le même. Impliqué dans de multiples affaires de trafic de drogue, de vols avec effraction, il incarne le parfait cauchemar des services, à savoir un bandit mutant très rapidement en terroriste. La police belge semble d’ailleurs n’avoir rien vu venir. Lorsque Salah est contrôlé par la gendarmerie à Cambrai le lendemain matin des attentats, il n’est fiché par la sûreté belge que dans la catégorie «36.2», celle réservée au droit commun. Les gendarmes français, qui ont accès à cette information versée au système d’information Schengen (SIS), n’ont alors aucune raison de l’arrêter. Pour cela, il aurait fallu que Salah apparaisse dans la catégorie «36.3», dédiée aux terroristes.

A ce jour, nul ne sait si Salah Abdeslam s'est déjà rendu en Syrie. Le 1er août 2015, il a embarqué sur un ferry à Bari (Italie) en compagnie de l'un de ses proches, Ahmed Dahmani, arrêté le 20 novembre à Antalya (Turquie) pour son implication dans les attentats de Paris. Le 4 août, les deux hommes ont également été contrôlés ensemble à Patras, en Grèce. Le 5, Salah Abdeslam était de retour à Bari. Le 9 septembre, il aurait passé la frontière entre l'Allemagne et l'Autriche. Son dernier point de passage connu avant d'apparaître, deux jours avant les attentats, à une station essence de l'autoroute A1, au niveau de Ressons, dans l'Oise.

4- Ismaël Omar Mostefaï

Le Français de 29 ans est l’un des trois kamikazes du Bataclan. Comme de nombreux autres jihadistes, il se distingue d’abord par une jeunesse mouvementée, bardée de huit condamnations mais sans incarcération. Entre 2004 et 2010, Mostefaï est jugé pour délits routiers, outrages et rébellions, violences, et détention de stupéfiants. C’est en 2009 qu’il apparaît sur les radars des services pour radicalisation. A Chartres, comme l'a révélé

Médiapart

, il figure parmi un petit groupe de huit salafistes, ramifiés autour d’Abdelilah Ziyad, 52 ans, condamné à huit ans de prison pour avoir organisé l’attentat contre l’hôtel Atlas Asni de Marrakech en août 1994.

«Pour garder un œil sur eux, la DCRI

[ancêtre de la DGSI, ndlr]

décide de mettre une fiche S à l’ensemble du groupe en 2010»,

explique une source policière. Considéré alors comme

«périphérique»,

Mostefaï ne fait pas l’objet d’une surveillance particulière.

La suite est plus confuse. En 2012-2013, Mostefaï est perdu de vue. La DGSI ne le voit réapparaître qu'en avril 2014. Le futur kamikaze participe alors à une réunion dans un appartement de Chartres. Mais, de nouveau jugé «périphérique», Mostefaï échappe pour la deuxième fois aux mesures de surveillance physique et technique diligentées en 2014 et 2015 par la DGSI à l'encontre de trois autres membres du groupe, dont le leader Abdelilah Ziyad. Tout juste les services secrets français finissent-ils par apprendre, après une demande d'information faite aux Turcs en octobre 2014, que Mostefaï est entré en Turquie début septembre 2013 en compagnie de… Samy Amimour. Un voyage qui avait, à l'évidence, la Syrie pour destination. Dès lors, pourquoi la DGSI est-elle restée sourde ? Il s'agit probablement d'un cruel défaut de «priorisation». Le service intérieur ne retrouvera finalement trace de Mostefaï que le 13 novembre au Bataclan.

5- Samy Amimour

Originaire de Drancy (Seine-Saint-Denis), ancien chauffeur de bus (durant quinze mois) à la RATP, le Français Samy Amimour, 28 ans, est lui aussi l’un des kamikazes du Bataclan. Démissionnaire en octobre 2012 de la régie parisienne - où il ne se fait pas particulièrement remarquer -, il tente dans la foulée un voyage au Yémen. Une tentative avortée qui lui vaudra une mise en examen et un contrôle judiciaire, le 19 octobre 2012, avec retrait des papiers d’identité, interdiction de sortie du territoire, et pointage régulier au commissariat de Drancy. C’est donc peu dire qu’il était repéré par les services français et connu de l’institution judiciaire. D’autant qu’il admet, lors de ses auditions, être favorable au jihad armé. Ce qui ne l’empêche pas, en septembre 2013, de filer en Syrie. Privé de ses papiers, il a récupéré sa carte d’identité, selon nos informations, dès février 2013, de la main même du juge… Déjà bien fiché, il écopera, après son départ en Syrie, d’un mandat d’arrêt international. Insuffisant, là encore, pour l’empêcher de revenir en Europe participer aux attentats.

6- Bilal Hadfi

Français vivant en Belgique, Bilal Hadfi, le plus jeune des terroristes (20 ans) qui s’est fait exploser près du stade de France, était bien connu de la police belge mais inconnu des services français. Parti le 15 février 2015 en Syrie, il avait fait croire à sa mère qu’il se rendait au Maroc sur la tombe de son père. Apprenant quelques jours plus tard la vraie destination de son fils, Fatima, qui avait accordé une interview à

la

Libre Belgique

dix jours avant les attaques de Paris, ne prévient pas la police, afin de faciliter son éventuel retour. Peine perdue : elle va connaître trois visites - plutôt musclées - de la police belge, visiblement très au courant de la radicalisation de Bilal et de son voyage. Une première le 8 mars, une autre un peu plus tard, et une troisième

«tout dernièrement»,

expliquait-elle le 3 novembre. Suivi de près par les services belges, le jeune homme était sur la liste «Syrie» de l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam). Ce qui ne l’a pas empêché de revenir, sans doute il y a trois mois, en Belgique, voire directement en France.

7,8- Deux hommes à l’identité douteuse

Des trois kamikazes qui se sont fait sauter à proximité du Stade de France, deux n’ont pas encore été formellement identifiés. Près du corps de l’un d’eux, un passeport syrien a été retrouvé, au nom d’Ahmad al-Mohammad, mais sans que l’on sache s’il s’agit de sa réelle identité. L’homme, arrivé dans une embarcation de migrants, et a été enregistré le 3 octobre sur l’île de Leros en Grèce, avant de passer en Serbie et en Croatie.

Les empreintes papillaires du second kamikaze correspondent à celles enregistrées le même jour à Leros, au nom de Mohammad al-Mahmod. De la même manière, cette identité n’est pas authentifiée. A ce niveau, c’est donc la question du contrôle aux frontières qui se pose. Problème : en cas de «vrai-faux» passeport, comme pouvaient en détenir ces deux hommes, même un contrôle poussé aurait été inopérant.

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