Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

La Tunisie, une autre victime du retour à domicile de djihadistes

Mardi 24 novembre, le pays a une nouvelle fois été la cible d’un attentat. Et, comme en France, des familles pleurent le départ d’un fils ou d’une fille parti(e) gonfler les rangs de l’EI ou d’Al-Qaida.

Par  (Tunis, correspondant)

Publié le 18 novembre 2015 à 19h01, modifié le 25 novembre 2015 à 15h31

Temps de Lecture 6 min.

Majid Bechahed et sa femme Salouha devant leur maison de Jouaouda,  à 70 km de Tunis. Comme 4 000 jeunes Tunisiens, leur fils Ahmed est parti en Syrie. Il y est emprisonné depuis trois ans.

Il y a un grenadier et un plant de vigne dans la courette. Au-delà du mur d’enceinte, on devine le lac de Bizerte, étale sous la lumière onctueuse de Tunisie. Majid Bechahed empoigne une branche, cueille trois grenades et les tend au visiteur, simple plaisir d’offrir.

Le fermier quinquagénaire est rongé par un chagrin, tenace, insondable, mais il ne veut trop le laisser entrevoir. La vie continue en sa maisonnette juchée sur une butte pierreuse donnant sur le lac de Bizerte près de Menzel Bourguiba, au nord de la Tunisie, lande de coteaux où les moutons divaguent entre les oliviers. Une vie en suspens, scandée par l’attente, habitée par une absence, obsédante, celle d’un fils, Ahmed, évanoui en Syrie.

Majid Bechahed invite à s’asseoir dans la pièce centrale du logis, murs blancs et ampoules nues. Un cadre de bois enserrant une sourate du Coran trône en évidence. « Il nous a dit qu’il partait au Liban où il avait trouvé du travail », se souvient-il.

Un mensonge et un piège

C’était en mars 2012. Ahmed a alors 29 ans. ­Cheveux courts, front haut, grands yeux : la photo que le père triture entre ses doigts montre un jeune homme assuré. Et maintenant ? Il croupit dans une geôle de Damas. Le Liban était un gros mensonge. Ahmed avait en fait gagné la Syrie, de toute évidence par la Turquie. « Ils se sont fait piéger », souffle le père. En fait de ligne de front, le groupe de ­quarante-trois Tunisiens auquel il s’est trouvé mêlé a fini dans les prisons de Bachar el-Assad.

Une si longue attente. Trois ans et demi. Et c’est toujours l’incrédulité chez un père inconsolé. Comment imaginer l’impensable ? Majid Bechahed était sincèrement convaincu qu’Ahmed était parti chercher du travail ailleurs. Ici, l’horizon économique est plutôt étroit. « Les espoirs pour les jeunes en Tunisie sont limités », dit-il.

Le jeune homme avait interrompu l’école après le primaire : sa formation était rudimentaire. En ces environs de Bizerte, il avait certes trouvé à s’embaucher comme ouvrier dans une usine japonaise de fabrication de câbles, mais « il trouvait son salaire médiocre », rappelle son père. Alors, quêter un autre job au Liban, pourquoi pas ? L’idée que son fils ait pu nourrir d’autres desseins ne l’avait pas effleuré.

On insiste pourtant. On l’interroge sur la barbe de type salafiste qu’Ahmed arbore sur la photo. Le jeune homme avait-il noué des liens avec des groupes radicaux en pleine effervescence en Tunisie, au lendemain de la « révolution du jasmin » (début 2011) qui avait déboulonné le dictateur Zine el-Abidine Ben Ali ? « Je n’avais rien remarqué de particulier », répond Majid Bechahed. Assis à ses côtés, son gendre Mustafa esquisse une moue : « Vous savez, les gens ont parfois leurs secrets. » Avec quels « secrets » Ahmed est-il parti en Syrie ?

5 500 jeunes évaporés

Le cas de la famille Bechahed n’est guère isolé en Tunisie. Le petit pays d’Afrique du Nord – 11 millions d’habitants – incarne un saisissant paradoxe. Il est à la fois le théâtre d’une transition démocratique unique dans le monde arabo-musulman – le seul des « printemps » de 2011 qui ait survécu – et l’un des plus gros pourvoyeurs de candidats au djihad s’exilant sur des fronts étrangers.

Enigme que cet îlot démocratique exportateur d’extrémistes. Selon un groupe de travail des Nations unies sur « l’utilisation des mercenaires en Tunisie », ces jeunes Tunisiens partis combattre à l’extérieur seraient environ 5 500, un chiffre très élevé au regard de la taille de la population.

La Syrie est leur destination privilégiée (4 000) devant la Libye (entre 1 000 et 1 500), l’Irak (200), le Mali (60) et le Yémen (50). Le désenchantement social et économique qui a suivi la révolution, notamment au sein de la jeunesse des régions délaissées de l’intérieur (Gafsa, Sidi Bouzid, Kasserine…) où le soulèvement avait débuté, a offert un terreau propice à ces départs.

Lire aussi Article réservé à nos abonnés La Tunisie de l’intérieur, foyer de départ de candidats au djihad

A leur manière, ces jeunes se réapproprient – certes, sous des couleurs idéologiques différentes – une légendaire tradition de moudjahidine tunisiens partis s’enrôler dans les années 1950, 1960 et 1970 sur différents fronts, où brûlaient les causes de la décolonisation ou du nationalisme arabe (Palestine, Liban…). Sauf que le djihadiste aujourd’hui peut se retourner contre son propre pays. Là est l’énorme défi, radicalement nouveau, que la Tunisie doit affronter.

2015, année noire

Au printemps, le pays a été cruellement saigné. Il a fait soudain irruption sur la cartographie du terrorisme international avec deux assauts spectaculaires : le 18 mars, contre le Musée du Bardo à Tunis – célèbre pour ses œuvres remontant à Carthage et à Rome – puis, le 26 juin, contre un hôtel de la station balnéaire Port El-Kantaoui, près de Sousse. Un double symbole était attaqué : la gloire d’une civilisation préislamique et le tourisme occidental.

Le modus operandi a été d’une tragique banalité : des assaillants lourdement armés de kalachnikovs, grenades et ceintures explosives mitraillent une foule de civils. Le bilan cumulé de ces deux attaques s’élève à 60 morts (hors terroristes). L’organisation Etat islamique a revendiqué les opérations. Selon les dirigeants de Tunis, les terroristes, tous de nationalité tunisienne, étaient passés par des camps en Libye.

Newsletter
« M Magazine »
Chaque dimanche, retrouvez le regard décalé de « M Le magazine du Monde » sur l’actualité.
S’inscrire

Le voilà donc, le retour de flamme tant redouté. La voilà, la facture à régler, l’addition à solder, celle d’un djihad retournant à domicile comme un boomerang. L’émotion à l’intérieur du pays comme à l’étranger est incandescente. Dans les jours qui ont suivi l’attaque de Sousse, l’état d’urgence est décrété. Soudain, la Tunisie semble vaciller. Le « modèle tunisien » expose sa fragilité. Comment ce petit pays tolérant et ouvert va-t-il composer avec ce terrorisme inédit ?

La stratégie du chaos progressif

Et pourtant, la vie continue, imperturbable. Le long de l’avenue Bourguiba, au cœur de la capitale, les terrasses de cafés ne désemplissent pas. Au cœur de la médina, les rues marchandes restent bondées. Fatalisme ? Oui, un peu. Mais la raison aussi joue tout son rôle. Les Tunisiens savent que les attentats du Bardo et de Sousse ont exclusivement visé des touristes étrangers (59 des 60 tués). Ils savent pertinemment que, durant leur équipée sanglante, les terroristes ont pris soin d’épargner les autochtones, les priant avec insistance de s’écarter de leur chemin.

Pour l’heure, Daech n’a pas pris le parti de s’attaquer de manière massive aux civils tunisiens. Le projet consiste plutôt à déstabiliser l’économie en fragilisant l’un de ses piliers, l’industrie du tourisme (près de 14 % de la population active). Une stratégie du chaos progressif finement pensée. Si les Tunisiens affichent une angoisse, ce n’est pas de risquer leur vie au coin de la rue. C’est d’être aspirés dans un déclin économique précipité par une dégradation de leur image à l’étranger.

Illusion ? Chimère que cette assurance d’être physiquement épargné ? L’actualité récente le suggère. Le 13 novembre, le jour même des attaques à Paris, un jeune berger a été décapité dans la région de Sidi Bouzid par un groupe de djihadistes armés parce qu’il avait refusé de leur livrer une chèvre. Un mois plus tôt, un berger de la région voisine de Kasserine avait été tué par balles par des djihadistes l’accusant d’être un « informateur » des autorités.

Majid Bechahed à Jouaouda.

Ces zones de la Tunisie de l’intérieur, marginalisées par un modèle économique qui a historiquement privilégié le littoral, ont vu éclore depuis 2012 des foyers insurgés dans les replis de leurs massifs montagneux. Plutôt liés à la mouvance d’Al-Qaida qu’à celle de Daech, ces groupes ont fait des forces de l’ordre leur cible privilégiée, mais les civils sont exposés à tout moment.

Si des attaques contre des symboles de l’Etat dans les grands centres urbains devaient se produire – un officiel tunisien a affirmé, le 17 novembre, qu’un projet d’attentat d’envergure venait d’être déjoué –, comment éviter les victimes collatérales ?

Dans le logis de la famille Bechahed, le silence pèse soudain, écrasant, face aux ondes cendrées du lac de Bizerte. A force d’évoquer le fils Ahmed embastillé à Damas, l’émotion remonte, insoutenable. La mère, visage encadré d’un fichu orange et vert, serre les lèvres. « Elle ne dort pas la nuit, elle pleure tout le temps », glisse Majid Bechahed. La Tunisie a mal à ses fils, bergers ou exilés du Levant, également victimes.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.