Kheireddine Lardjam : “Ce sont nos enfants qui se sont fait exploser. Où avons-nous échoué ?”

Les attentats du 13 novembre ont fait revivre à Kheireddine Lardjam, metteur en scène et comédien, l'horreur de l'Algérie des années 90, plongée dans la guerre civile.

Par Emmanuelle Bouchez

Publié le 26 novembre 2015 à 14h34

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h02

Kheireddine Lardjam, né à Oran, avait 16 ans quand le grand dramturge Alloula fut assassiné en 1994, comme d'autres artistes et intellectuels le furent pendant ces années noires. Deux ans plus tard, après sa sortie du Conservatoire, il se lançait dans le théâtre en baptisant sa compagnie El Ajouad (les généreux), en référence au titre d'une formidable pièce d'Alloula... Aujourd'hui, il travaille en France comme en Algérie. Comme comédien (dans Le Retour au Désert de Koltès, récemment monté par Arnaud Meunier) ou comme metteur en scène de pièces coups de poings signées Mustapha Benfodil, poète et journaliste algérois, ou Fabrice Melquiot, l'auteur contemporain français. Il se définit souvent lui-même comme « l'artiste algérien spécialiste des provinces françaises », tant il y a mené d'ateliers avec les jeunes collégiens ou lycéens. Après les attentats du 13 novembre, il vient de nous adresser cette tribune. 


Le 13 novembre à 22h15, je quitte la scène du théâtre Jean Vilar à Vitry-sur-Seine.

Dans les couloirs des coulisses, j’apprends que Paris vit l’effroyable et me voilà projeté presque vingt ans en arrière, lorsque j’exerçais cet art en Algérie, et que tous les soirs nous vivions l’horreur. Comédien et metteur en scène algérien, j’ai commencé d’exercer ce métier en 1996, en plein milieu de la décennie noire qu’a traversée l’Algérie. Durant cette période, je n’ai jamais cessé de vivre ma passion, pas dans une posture d’opposition ou de révolte, mais parce que c’était mon métier. Comme le plombier, l’enseignant, le policier, la femme de ménage, j’allais tous les jours travailler. Depuis plus de dix ans, je travaille entre l’Algérie et la France. Metteur en scène algérien, directeur artistique d’une compagnie de théâtre creusotine et citoyen franco-algérien, j’ai choisi de parler, car ce que nous traversons aujourd’hui en France, je l’ai déjà vécu. Et je refuse de le revivre.

Redonner du sens, voilà la priorité du théâtre aujourd’hui.

En tant que metteur en scène, j’ai choisi un métier qui repose sur la pluralité d'interprétation des œuvres ; en tant que musulman, j’ai choisi une religion fondée sur des textes. Alors oui, le Coran comme tous les autres textes religieux porte en lui des passages qui peuvent apparaître, à la première lecture, comme violents. Ils sont le miroir de leur temps et témoignent du contexte de leur révélation. Le calife Ali, cousin et gendre du Prophète, avait cette formule très clairvoyante : « Le Coran, c’est deux lignes écrites dans un livre. Ce sont les hommes qui les interprètent. » Un regard critique, l’usage de la raison et l’adaptation à notre monde doivent répondre à cette lecture mortifère du Coran par les islamistes.

“Les mots 'laïcité' et 'république' sont en danger : l’extrême-droite les vide chaque jour de leur substance.”

Dans la guerre des interprétations, un autre danger nous guette. Les politiciens, les médias de masse… ont vidé les mots de leur sens. L’art théâtral doit redonner du sens aux mots. Car si, aujourd’hui, on manipule de jeunes Français par le biais de textes religieux, demain on le fera via nos valeurs et notre devise qui peuvent, elles aussi, être prises en otage par de pseudo- interprétations. D’ores et déjà, le sens des mots « laïcité » et « république » sont en danger : l’extrême-droite les vide chaque jour de leur substance.

« Il n’y a pas d’autre poésie que l’action réelle », Pasolini.

Pendant la décennie noire des années 90, les médias français aimaient chanter ce refrain : « qui tue qui ? » pour raconter la situation algérienne. En Algérie, cette question paraissait absurde, car l’ennemi, pour nous, avait un visage, et il nous ressemblait. C’étaient bel et bien des Algériens qui tuaient des Algériens, tout comme aujourd’hui, ce sont des Français qui tuent des Français. Durant des mois, la société française s’est divisée sur cette question : « Pour ou contre Charlie ? ».

Les attentats du 13 novembre sont la preuve de son absurdité. Malheureusement, aujourd’hui on continue dans cette voie. On essaye de trouver une raison aux gestes monstrueux de personnes incultes. Non, ils n’attaquent pas le mode de vie des Français. Ils nous attaquent, nous Français, tout simplement. Parce qu’ils nous haïssent. Parce que l’être humain porte en lui une part sombre qui le pousse ainsi, sans logique, à haïr l’Autre quand il le considère comme ennemi. Ils veulent nous tuer, non pour ce que nous faisons, mais pour ce que nous sommes. La devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité », même si malheureusement elle n’est pas toujours respectée, reste une provocation pour ces monstres. Et c’est cela qu’ils veulent anéantir. Ils veulent nous terroriser.

Pourquoi aujourd’hui un jeune de 25 ans voit-il dans la mort un espoir ?

Ce sont nos enfants qui se sont fait exploser, ce sont les enfants de la République qui sont aujourd’hui récupérés par des idéologies de l’horreur. Où avons-nous échoué ? Le terrorisme n’est pas seulement un problème sécuritaire. Parce que les extrémistes de tous bords se nourrissent de la misère, qu’elle soit économique, morale ou sociale.

“Qu’est-ce qui fait qu'aujourd’hui nos théâtres sont en partie désertés par une frange de la société ?”

Aujourd’hui, on parle d'éducation artistique et d'action artistique et culturelle dans les quartiers ou zones prioritaire en direction des jeunes. Mais cela fait déjà partie de l’ADN de nos théâtres, de nos lieux culturels alors qu'on nous en parle comme d’une nouveauté. Depuis dix ans, j’ai eu la chance de sillonner une bonne partie de la France, de ses scènes nationales, de ses CDN, de ses scènes conventionnées... Et depuis dix ans, je rencontre des artistes et des équipes qui n’ont jamais cessé d’aller à la rencontre de ces publics. Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Qu’est-ce qui fait qu'aujourd’hui nos théâtres sont en partie désertés par une frange de la société ?

Remettez-nous en question, réinventons notre manière d’exercer ce métier à partir de ce qui a déjà été fait mais faisons de ce drame national une occasion pour réfléchir... Ce qui était efficace il y a trente ans ne l’est peut-être plus maintenant. Ayons le courage de reconstruire un autre projet culturel et artistique pour la France. Je crois énormément à la force de la fiction pour montrer ce qu’on ne voit pas, pour apporter un autre regard sur nos sociétés. En Algérie, le théâtre a toujours été pour moi cet art qui me raconte et me révèle un autre point de vue sur mon quotidien, un art de l’urgence aussi donnant des outils pour soigner les maux de la société contemporaine.

Aujourd’hui en France, nos scènes doivent permettre plus que jamais le dialogue avec la population. Nous avons des auteurs capables de résonner avec le quotidien de nos contemporains.

Après les attentats de Charlie Hebdo, une réflexion sur la diversité des origines a surgi dans nos lieux culturels, et c’est tant mieux. Remettre en question le visage de nos scènes est légitime, car le multiculturalisme fait partie de l’ADN de la société française, mais le réduire à une question de couleur ou de relation colonisateur/colonisé, c'est se tromper de cause. La vraie question est celle de ce que l'on a à raconter ensemble, de ce qui nous lie et délie. En tant que Français, nous portons en nous toutes les histoires qu’a traversées ce pays. Je suis français, je porte en moi le colonisateur et le colonisé, l’histoire de toutes les immigrations, de tous les échecs et de toutes les victoires. Je ne fais pas le tri.

Kheirreddine Lardjam

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