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Du cash et du trash : le juteux trafic des vidéos des attentats

Des anonymes n’hésitent pas à vendre leurs images aux journalistes. Le «Daily Mail» a ainsi acheté à prix d’or la vidéo d’une des attaques.
par Tristan Berteloot
publié le 25 novembre 2015 à 19h16

La scène a été filmée par un journaliste indépendant dans la pizzeria Casa Nostra, dans le XIe arrondissement de Paris, mardi 17 novembre. Elle apporte un éclairage édifiant sur le marché des vidéos amateurs tournées le soir des attentats et vendues ensuite à certains médias en recherche de sensationnel. En l'occurrence, on y voit Dimitri Mohamadi, le gérant du restaurant, théâtre d'une des attaques terroristes, discuter avec des représentants du Daily Mail, un quotidien britannique, venus visionner les enregistrements des trois caméras de surveillance de son établissement. Cinq personnes ont été tuées dans ce restaurant le soir du 13 novembre, mais le patron et son «cousin» sont déjà en train de négocier la vente des images.

«Le terroriste, il est là. Tu le vois ou pas ?» dit le gérant à un journaliste du Daily Mail, en pointant du doigt sur son téléphone portable une silhouette floue qu'on aperçoit s'avancer lentement vers la pizzeria en vidant son chargeur. Les balles fusent dans le restaurant, où de nombreux clients foncent pour se réfugier sous des tables ou derrière une colonne. Une femme rejoint une serveuse derrière le comptoir, un homme descend les escaliers en trombe. Dehors, paniquées, deux femmes se cachent sous une table de la terrasse. Le terroriste les a vues. Il s'avance vers elles pour terminer sa basse besogne, pointe sa kalachnikov au-dessus d'elles, mais ne tire pas. Son arme s'est peut-être enrayée.

Enchères

Ces images ont été diffusées mercredi 18 novembre, cinq jours après les attentats, sur le site du Daily Mail. Puis reprises par des médias du monde entier, dont France 2 et France 3. Depuis, tous se demandaient combien le quotidien anglais, coutumier du fait comme bon nombre de médias britanniques, a déboursé pour son scoop. Le montant a été révélé lundi soir dans le Petit Journal de Canal+ : 50 000 euros. «J'étais avec le patron du Casa Nostra quand les journalistes anglais sont venus pour les images, le rendez-vous était prévu depuis lundi», raconte Djaffer Ait Aoudia, le journaliste auteur de la vidéo de la négociation, tournée en caméra cachée dans la cave de la pizzeria où, selon ses dires, il se trouvait initialement pour un reportage. «La négociation a duré des heures.» Car, toujours selon la version du journaliste, le gérant du restaurant et son «cousin», qui l'assiste, sont gourmands. La somme de départ proposée par le Daily Mail ne suffit pas. Les enchères ont débuté à 12 000 euros pour s'achever à 50 000, assure Djaffer Ait Aoudia.

L'argent est payé en cash, dans plusieurs enveloppes, qu'on aperçoit dans la vidéo entre les mains du «cousin» de Dimitri Mohamadi. Le patron démentira avoir touché l'argent : «Imaginez, si les gens apprennent qu'on a vendu des images pour de l'argent. […] Si je prends cet argent sur le sang des autres, comment je peux vivre ? Je ne pourrais pas. Je n'ai pas touché un centime et je ne suis au courant de rien», a-t-il notamment déclaré sur RTL, alors que la page Facebook de son restaurant était couverte d'insultes.

Néanmoins, le reste de la vidéo tournée par Djaffer Ait Aoudia, que Libération a pu visionner non floutée, est accablant pour le patron du Casa Nostra. Il propose bien aux journalistes anglais la vidéo de son téléphone portable, de moins bonne qualité que celles des caméras de surveillance : «Ça vous intéresse pas, ça, ça vous intéresse pas ? C'est la même qualité presque, ça change pas grand-chose franchement.» Mercredi, la mairie de Paris a fait savoir qu'elle bloquait au Casa Nostra le versement de l'aide de 40 000 euros promise à chaque commerçant touché par les attentats.

«Exclusivité»

Autre lieu, même scénario, ou presque. Cette fois, la scène se déroule à Saint-Denis, à l'air libre, après l'assaut donné par les forces de l'ordre le mercredi 18 novembre contre l'appartement du centre-ville où s'étaient réfugiés des terroristes. Abdelhamid Abaaoud, sa cousine Hasna Ait Boulahcen et un homme encore non identifié y ont trouvé la mort. Les télés du monde entier font le pied de grue sur le parvis de la basilique de Saint-Denis, non loin des événements. Depuis le matin, très tôt, l'endroit s'est transformé en un petit marché à ciel ouvert, où les badauds, habitants du coin pour la plupart, abordent les journalistes et tentent de faire leur beurre en vendant les vidéos qu'ils ont tournées la nuit de l'assaut avec leur téléphone portable.

Les tarifs varient en fonction de la qualité et de l'intérêt des images. «Si on voit les tirs et un policier, de loin, dans la nuit, c'est 500 euros. Sinon, juste le son, c'est 100 euros», a raconté à FranceTVinfo un journaliste qui a vécu le démarchage. «Ils [les badauds] disent "j'ai des vidéos, j'ai des vidéos". Ils les montrent sous le manteau, comme des vendeurs à la sauvette, après s'être éloignés de quelques pas dans une rue tranquille», explique un autre. Une vidéo, tournée par un reporter du Petit Journal, montre une journaliste britannique payer 200 euros à un jeune homme, bien content du deal. Les billets passent d'une main à l'autre. «Merci, bon courage, j'espère que vous allez faire de l'argent avec», lance le vendeur.

Le phénomène n'est pas nouveau, mais il a été particulièrement impressionnant et rapide après les attentats du 13 novembre. Dès vendredi soir, des journalistes du JDD rapportent avoir été approchés par deux jeunes de Mantes-la-Jolie, arrivés avant la police sur les lieux des attaques au Casa Nostra et au bar la Bonne Bière. Ils ont demandé 1 000 euros pour trois vidéos et des dizaines de photos, avec la promesse d'une «exclusivité totale» pour l'acheteur. Un autre journaliste raconte à Libération que, dès le lendemain, plusieurs personnes ont tenté le coup auprès de reporters de BFMTV un peu partout à Paris. D'autres ont téléphoné directement à la chaîne pour tenter de vendre leurs images, certaines réclamant jusqu'à 10 000 euros, mais pour «rien de très intéressant».

Un homme, qui s'est présenté comme «un intermédiaire», «un cousin» du patron de la pizzeria, a demandé 50 000 euros à BFMTV pour les images tournées le 13 novembre au soir, raconte à Libération Hervé Béroud, le directeur de la rédaction de la chaîne. Ajoutant : «On n'a aucun souvenir d'avoir jamais reçu des propositions de vidéos à ce prix-là.» Il a refusé la vidéo de la pizzeria car il l'a trouvée trop «choquante, en termes d'images mais aussi en termes de marchandage».

Le Daily Mail a eu moins de scrupules. Le journal britannique avait déjà diffusé une photo de l'intérieur du Bataclan après les attaques, sur laquelle on pouvait apercevoir des corps baignant dans leur sang. Le cliché avait transité par le Daily Mirror, un autre quotidien britannique qui, là encore, l'avait acheté. Outre-Manche, la pratique est courante, pour ne pas dire habituelle. Elle s'est développée avec la multiplication des téléphones portables capables de filmer et photographier. Les premiers témoins d'un événement sur place sont très rarement des journalistes. «La presse anglo-saxonne a été la première à faire ça, parce qu'elle a plus de moyens. Les journalistes arrivent toujours sur "les lieux du crime" avec des billets plein les poches», explique Patrick Eveno, de l'Observatoire de la déontologie de l'information.

Logo spécial

En France, le sujet est plus brûlant. «On considère que l'info n'est pas monnayable dans un sens comme dans l'autre», même si les plateformes dédiées permettant aux anonymes de proposer leurs vidéos à la diffusion sont de plus en plus courantes, promettant parfois rémunération aux auteurs en cas de revente. Le site Citizenside a ainsi revendu une vingtaine des 200 vidéos reçues pendant le week-end suivant les attentats, entre 400 et 1 000 euros la vidéo, dont 50% dans la poche de l'auteur. Ces plateformes permettent surtout aux médias de montrer des images de lieux ou d'événements avant que leurs journalistes n'aient eu le temps de se rendre sur place. Qu'il s'agisse de vidéos de chutes de neige ou d'un assaut du Raid, les images passent parfois à l'antenne avec l'ajout d'un logo spécial «témoins». Ce fut le cas sur BFMTV des extraits de cette autre vidéo, elle aussi très impressionnante, tournée aux abords du Bataclan mais aussi dans l'enceinte de la salle alors que les policiers étaient encore en train de sécuriser les lieux et des victimes en train d'agoniser.

«Il arrive qu'on achète certains documents», admet Hervé Béroud. Depuis le 13 novembre, la chaîne a sorti le carnet de chèques pour deux photos d'un des kamikazes du Bataclan, acquises auprès d'un «ex-proche», selon le Monde. De même que d'autres médias ont acheté les images de son interview de Jawad B., le logeur du groupe d'Abaaoud à Saint-Denis, elle a aussi acheté des droits de diffusion à d'autres médias, notamment, «pour quelques centaines d'euros» (ce sont des tarifs fixes). «Il faut que le document apporte une information, quelque chose par rapport à ce que nous avons», explique le directeur de la rédaction. La dernière fois que la chaîne avait payé pour des images amateurs, c'était pour les inondations d'octobre sur la Côte d'Azur.

[EDIT] Dans une première version de cet article, nous écrivions que BFMTV avait acheté au Monde une vidéo de Daniel Psenny, l'un de ses journalistes, filmée depuis l'une des fenêtres de son appartement, donnant sur une rue adjacente au Bataclan. Celle-ci a été tournée le soir du concert d'Eagles of Death Metal, et on aperçoit des spectateurs quitter la salle de spectacle pour fuir les terroristes. Cette information, erronée, nous avait été donnée par le directeur de la rédaction de BFMTV, Hervé Béroud.  

Gilles Van Kote, directeur délégué du journal Le Monde, nous demande d'ajouter cette précision : «à la suite de l’article titré "Du cash et du trash : le juteux trafic des vidéos des attentats", publié jeudi 26 novembre dans Libération et sur liberation.fr, dans lequel il était écrit que BFM TV avait acheté "pour quelques centaines d’euros" la vidéo de l’attaque du Bataclan tournée par Daniel Psenny, journaliste au Monde, Le Monde tient à préciser que cette affirmation émanant de la rédaction de BFM TV est erronée. La vidéo en question, reprise dans le monde entier, a été laissée totalement libre de droits par Le Monde et n’a donné lieu à aucune commercialisation dans les jours qui ont suivi.»

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