
Le sang et les fleurs
Ce quartier est celui où passe ma vie et celle des miens. Un environnement bruyant, cosmopolite, mais que sillonnent, aussi, tant de ruelles ou de passages déserts. Une zone festive où les bars restent ouverts tard en dépit des pétitions riveraines; un quartier de commerces et créatif, où la vie déborde de partout et de mille façons.
Après ce vendredi rouge, les jeunes reviennent peu à peu dans nos rues fleuries de blanc. Et ils n'arrêteront jamais de faire la fête, puisqu'il s'agit, précisément, de rester debout et de vivre. Et nous, voisins et parents adultes, vieillissants, solidaires et heurtés, n'aurons plus jamais le sentiment de légèreté dans notre quartier du vieux Paris. Ce qui a changé, pour avoir été frappés deux fois depuis janvier : notre insouciance s'en est allée. Le onzième arrondissement c'est chez nous, mais c'est aussi, désormais, chez nous tous. Unis face à la mort et à cette nécessité de vivre. Et de cela, cette conscience, nous, riverains, demeurons pour toujours dépositaires. Qu'allons nous faire de cette mémoire, ensemble et intimement ? Je sens déjà poindre une forme de culpabilité : notre esprit confondu entre souvenir et hédonisme. Là où se situe le point d'orgue de la survivance. Mais il règne aussi une détermination silencieuse, endogène, autour de la question d'une identité multiple.
Dix jours après, les fleurs continuent d'envahir nos trottoirs en amas auréolés de bougies sans cesses rallumées par les passants. Dans la nuit froide, tout cela brille et tremble. Résiste à l'oubli. Aux grilles, des messages, des photos et d'autres bouquets, encore, s'accrochent comme s'accrochaient les cadenas d'amour sur le Pont des Arts. Et tous ceux qui viennent d'autres quartiers se recueillir ici et déposer des fleurs, ranimer des flammes, viennent aussi nous voir : notre quartier baudelairien est une zone politique, au sens grec, c'est à dire une cité où envers et contre tout, avec ce qui nous rapproche et nous différencie, au nom de valeurs inextinguibles ou inaltérables, nous vivons et restons unis.
Un idéal politique
Contrairement à ce qui est dit dans les journaux, notre onzième arrondissement n'est pas qu'un quartier "branché" pris dans ce processus inéluctable, parisien, de la gentrification. C'est une zone de liberté où se côtoient encore toutes les classes sociales de notre nation. Il y a le vieux Paris et ses personnes âgées, souvent seules et pauvrement logées, qui déambulent lentement dans les petites rues à l'architecture vétuste. Il y a des mères de famille et des nounous africaines qui poussent les landaus vers le marché du boulevard Richard Lenoir. Il y a des artistes et des créateurs qui mènent leur vie librement avec courage. Il y a des écrivains, des journalistes, des intellectuels. Il y a les familles juives qui sortent célébrer le shabbat. Il y a les "bobos" venus là pour accéder à la propriété tout en fondant une famille. Il y a les touristes snobant le défunt Saint-Germain-des Prés et qui remontent depuis le Marais pour découvrir la dolce vita parisienne. Il y a les cités habitées par des familles issues de l'immigration qui n'ont pas les moyens des bobos mais le souci de la scolarité de leurs enfants. Il y a des personnalités politiques. Il y a, enfin, les jeunes venus de partout ailleurs pour se loger et se retrouver. S'amuser.
Ce quartier visé par les jihadistes est un ensemble libre, ainsi qu'on a pu le lire, mais aussi hétérogène : mélangé aussi bien au plan social qu'ethnique et culturel. Une preuve que l'alliage des cultures et des milieux sociaux est une garantie de la démocratie, un exemple. Une préfiguration au long cours de ce que nos politiques devraient être capables d'inspirer au plan national ou, au moins, urbain. Une forme d'intégration réussie et qui perdure. Les jihadistes savent mieux que nous l'idéal démocratique, l'équilibre précieux autant que fragile qu'expose et symbolise notre onzième arrondissement. C'est pourquoi ils nous poursuivent et ne nous lâcheront pas, mus dans leur projet d'éclatement et de division. C'est aussi pourquoi nos trottoirs et nos grilles resteront fleuris et les flammes des bougies ranimées.