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Régionales : pourquoi une victoire du FN nous inquiète

Une large majorité d’habitants du Nord - Pas-de-Calais pourraient se réveiller le lundi 14 décembre avec une présidente Front national, sans l’avoir voulu.

Temps de lecture: 9 min

Le ciel bas du Nord ne nous tombera pas sur la tête si Marine Le Pen gagne l’élection le dimanche 13 décembre, mais notre horizon va s’assombrir. Marine Le Pen présidente de la région Nord - Pas-de-Calais - Picardie et ses six millions d’habitants. Marine Le Pen abordant l’élection présidentielle de 2017 non plus comme l’éternelle imprécatrice, mais comme un notable consacré par le suffrage universel.

Le Front national installé à tous les étages de l’hôtel de Région pendant six ans et l’administrant avec des cadres qu’il n’a pas. Le Front national gouvernant une région grande comme un petit pays européen et se construisant une base territoriale d’où partir à l’assaut de l’État. Le Nord - Pas-de-Calais - Picardie, enlevé par un parti d’extrême droite !

Une victoire parfaitement légale, mais dans le cadre d’un mode de scrutin qui donne la majorité des sièges à la liste en tête, même minoritaire. Or, si le vote Front national dans la région est ancré, et fort, le rejet de ce parti l’est plus encore. Si bien que Marine Le Pen pourrait présider le Nord - Pas-de-Calais - Picardie en janvier au grand dam de la majorité de sa population. Mais il sera un peu tard.

Parti aux deux visages

Les ferments de la division seront à l’œuvre, diffusés par un parti aux deux visages. Il s’inscrit dans le jeu démocratique sans renoncer à sa radicalité ; il adopte une posture « anti-établissement » en profitant du système. Son origine, ses obsessions, ses dérapages le placent dans les marges du pouvoir dont il aura forcé les portes à la faveur d’un mode de scrutin si particulier. Si rien ne l’empêche.

La violence terroriste, la panne économique, la perte de confiance que nous vivons supposent le rassemblement et non la division, le débat et non l’imprécation, l’autorité et non l’autoritarisme, l’appel à la raison plutôt qu’aux préjugés, la recherche de solutions réalistes au lieu de promesses démagogiques, l’ouverture au monde et non le repli sur soi, l’entrée dans la compétition plutôt que le protectionnisme.

Le Front national n’est donc pas la solution mais il apparaît pourtant aux yeux de beaucoup d’électeurs comme leur dernière chance. Dans notre région notamment, le parti de Marine Le Pen surfe sur le rejet violent de la classe politique, droite et gauche confondues. S’installe alors cette fausse logique qui veut que le Front national réussisse là où les autres ont failli, puisqu’il est différent. Or, tout n’a pas échoué depuis trente ans et le pire est toujours possible.

PAR JEAN-MICHEL BRETONNIER

NOTRE ENQUÊTE

Notre méthode  : les faits, et rien que ça. Pour réaliser cette enquête de fond en deux volets (le second sera publié ce mardi), nous ne nous sommes attachés qu’aux paroles et aux actes. Tous les propos rapportés ici ont bien été prononcés. Et toutes les positions décrites ont bien été prises. Au final, nous vous montrons les vrais visages de Marine Le Pen et du Front national. À chacun(e), désormais, de savoir s’il (elle) veut les voir à la tête de la Région.

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Parce que nous ne portons pas les mêmes valeurs

Depuis sa création dans la Résistance, La Voix du Nord s’adresse à toutes les opinions en s’appuyant sur des valeurs républicaines. Son humanisme est une croyance en un progrès moral et social ; son goût de la liberté l’attache à une démocratie qui se méfie des extrémismes.

Ces principes, qu’on disait creux quand les idéologies nous promettaient le bonheur sur terre, sont brandis aujourd’hui dès que l’essentiel est en jeu. Ils sont les nôtres plus que jamais, et ils sont ceux des habitants de la région, y compris la très grande majorité des électeurs de Marine Le Pen.

Les dirigeants du Front national ne les réfutent pas explicitement, mais jouent de l’ambiguïté. Vivre de la politique tout en la dénigrant, siéger à Strasbourg tout en détestant l’Europe, viser la Région en ne pensant qu’à l’Élysée.

Le Front national ne rejette pas la liberté, mais lui préfère l’autorité ; il ne récuse pas la démocratie, mais restaure le culte du chef ; il ne déteste officiellement personne, mais ses têtes de Turc sont connues. Il se méfie de la raison en politique et joue sur les ressorts les plus archaïques ; ses adversaires sont vite des ennemis et les critiques des offenses ; ses outrances, ses amalgames et ses insinuations jouent en permanence sur des glissements de sens pour condamner et exclure.

Le Front national, en promettant le grand renversement, est un des derniers avatars de la tentation révolutionnaire, si française. Nous préférons à cette illusion la réalité, même dure, le débat, surtout contradictoire, la démocratie, même imparfaite.

Parce que le Front national n’a pas l’expérience

Le FN n’a jamais été au pouvoir dans une collectivité importante. Il argue de sa crédibilité en se prévalant de sa gestion à Hénin-Beaumont depuis 2014, semble-t-il validée par ses habitants. Mais gouverner une ville de 26 000 habitants, avec un budget de 60,9 millions d’euros et 750 employés communaux, ce n’est pas exactement la même chose qu’une région de près de 6 millions d’habitants, plus de 3,3 milliards d’euros et 8 600 agents. D’où nos interrogations.

Or, les sondages donnent aujourd’hui le FN largement en tête au second tour, en cas de triangulaire, avec de 38 à 44 % des voix selon les instituts. Certains donnent même Marine Le Pen gagnante avec plus de la moitié des voix en cas de duel face à Xavier Bertrand. L’hypothèse d’un Front national en position de gouverner seul la grande région Nord - Pas-de-Calais - Picardie est donc aujourd’hui tout à fait plausible.

D’autant que le mode de scrutin des élections régionales favorise le parti arrivé en première position au second tour. Il lui accorde un bonus de 25 %, puis répartit les 75 % de sièges restants à la proportionnelle. Ce qui signifie qu’en cas de triangulaire avec la droite et la gauche, si le Front national arrive premier avec au moins 34 % des voix, par exemple, les deux autres se répartissant les 66 % restants, il obtient au moins 25 % + 26 % des sièges, soit 51 %. Pas besoin d’alliance pour gouverner donc, même si on est minoritaire dans l’opinion.

Parce que le Front national se contredit

Au-delà de son obsession migratoire, Marine Le Pen a tenté de polir son image pendant une campagne éclair de trois mois, quitte à adoucir son programme par rapport à cinq ans de prises de position parfois brutales et lapidaires de son groupe à la Région.

Les milieux culturels s’inquiètent ? Elle cajole : « Chaque artiste doit être respecté et la création sera accompagnée autant que cela est possible », dit-elle. Mais au cours du mandat précédent, le FN a proposé de couper les financements du Fresnoy à Tourcoing, du Vivat à Armentières, d’Attacafa qui organise la fête de la soupe à Lille, du Fonds régional d’art contemporain à Dunkerque ou encore de l’Institut du monde arabe. Côté sécurité, exit « la police des lycées », une proposition encore présente dans un amendement budgétaire en janvier dernier. Fini aussi le volet identitaire fermé du programme de 2010, quand la candidate refusait « de soutenir les fêtes et manifestations qui ne sont ni françaises ni nordistes ». Rien de tout ça cette année, l’heure est à l’ouverture apparente.

Une ouverture telle que le FN, souple idéologiquement, va jusqu’à avancer des propositions qui ratissent large en vue d’accroître son socle électoral. Cela va de la transition énergétique à l’économie sociale et solidaire, notamment pour parer au vieillissement. Deux passions récentes du parti d’extrême droite. Savoureux quand on se rappelle que pendant cinq ans, amendement après amendement, le FN a argué que l’économie sociale et solidaire ne constituait pas une « priorité régionale au regard de la situation de l’emploi ». Quant à la transformation écologique, le FN la désignait depuis cinq ans comme un « gadget des pseudo-écologistes », mais il trouve désormais très opportun de financer les travaux d’isolation des particuliers, un dispositif lancé par l’exécutif sortant...

Parce que le Nord - Pas-de-Calais est une région naturellement ouverte

Évidemment, on peut comparer la région à « une grande terre de pauvreté, de misère et de désindustrialisation », comme l’a fait Marine Le Pen le 30 juin, à Arras. Une région, selon elle, « frappée de tous les maux du pays, et plus durement encore que le reste du pays ». Les difficultés (taux de chômage, pauvreté...) sont réelles, pas question de les nier. Mais noircir le tableau avec un discours sombre, prôner le repli sur soi, instaurer des droits de douane comme le préconise le programme national du FN ne sont sûrement pas les bonnes réponses dans une région naturellement tournée vers l’extérieur, l’Europe notamment.

Cela n’encouragera pas davantage les investissements. Cinquième région exportatrice l’an dernier (47,3 milliards, dont les trois quarts au sein de l’Union européenne), deuxième région importatrice (56,5 milliards), le Nord - Pas-de-Calais est aussi la deuxième région française pour les investissements directs étrangers : un salarié sur neuf – soit près de 100 000 personnes – est embauché dans une société à capitaux étrangers. L’Europe y contribue largement : la Belgique et l’Allemagne figurent en tête des pays investisseurs, devant les États-Unis. Parmi les fleurons : Toyota, Coca-Cola, Bayer... La région est placée à un carrefour de l’Europe, avec 78 millions de personnes habitant dans un rayon de 300 km autour de Lille ; l’ouverture figure dans ses gènes. Au fil des décennies, elle a su accueillir des vagues de migrants, des Belges et Polonais à ceux arrivés du Maghreb, venus renforcer son économie. Le repli ne colle décidément pas à la région.

Parce que le Front national menace la solidarité nordiste

Si le FN remporte la Région, l’image de berceau des solidarités que celle-ci s’est construite au cœur du XIXe siècle risque d’être passablement écornée. Derrière les apparences de la normalisation, le parti de Marine Le Pen continue à fonder sa démarche sur la dénonciation de l’autre, par nature menaçant. Les musulmans portent en eux la menace du communautarisme attentatoire à la laïcité, sans parler du jihadisme ; les immigrés, celle du chômage, de l’insécurité, de la mise en péril de notre système social ; les migrants sont porteurs de virus (« l’immigration bactérienne »). En décembre 2011, le FN déposait un amendement budgétaire où il évoquait « les maladies vénériennes des migrants en situation irrégulière ». Aux yeux du FN, les migrants sont eux-mêmes des virus quand ils sont clandestins, phénomène qui « se métastase » dans notre société.

Mais l’ennemi est aussi parmi nous. C’est nous. Aux Picards, Marine Le Pen promet de les défendre contre l’hégémonie de la métropole lilloise, « trou noir » d’une région renommée « Picardie - Nord-Pas-de-Calais  » pour bien montrer qu’elle se bat pour les « oubliés » contre les supposés « gros ».

Tout est affaire de slogan, pas de réalité. Quand des affiches placardées en Picardie proclament « 100 % FN = 0 % migrants », on se demande si le FN envisage une dictature à la nord-coréenne aux frontières étanches et au parti unique. On « comprend » surtout que le migrant est le problème. Et sa disparition la solution au chômage, à la baisse du pouvoir d’achat, l’insécurité, notre crise d’identité. Et si ça ne marche pas, on pourra toujours dénoncer les Lillois.

À suivre ce mardi  : Marine Le Pen et le FN ne sont pas ce qu’ils disent

Ceux qui pourraient diriger la région sont-ils vraiment différents de la « classe politicienne » qu’ils dénoncent  ? Plus honnêtes ? Ont-ils les compétences nécessaires à la gestion de notre région ?

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