"Le rire ne désamorce pas les bombes, mais il aère les esprits"
Depuis les attentats du 13 novembre, les humoristes oscillent entre sidération, prudence et résistance. Etat des lieux.
La question s'était posée avec acuité au lendemain des attentats contre Charlie et l'Hyper Casher. Elle est revenue en force depuis le 13 novembre, décuplée par la violence aveugle des attaques. Comment en parler? Peut-on faire rire avec un tel drame? Le faut-il, d'ailleurs? Deux semaines après l'onde de choc, la grande famille des humoristes répond à ces interrogations en ordre dispersé. "Certains chevauchent ce sujet avec aisance, d'autres ne peuvent pas en parler. Tout est question de sensibilité", souligne Jean-Marc Dumontet, producteur de Nicolas Canteloup et propriétaire de salles de spectacles. Entre ces deux lignes aux antipodes, certains avancent avec une prudence de Sioux. "J'en parle un peu, notamment dans la séquence Bistrot durant laquelle je chronique l'actualité, souligne Anne Roumanoff à l'affiche depuis juillet avec son spectacle Aimons-nous les uns les autres. Mais je marche sur des œufs, l'exercice est délicat. Je me cale sur les rires du public, lui seul décide."
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Élie Semoun a lui présenté son nouveau one-man-show (A partager) quatre jours après les attentats. Sur la scène du Grand Point Virgule, il accueille les retardataires avec ironie. "On les a bien fouillés au moins?", demande l'humoriste avant de faire part à haute voix de son dilemme : "J'ai un sketch sur un djihadiste que j'ai écrit avant les attentats, vous me direz si je le fais sauter." Écrit avec finesse, ledit sketch sera salué à l'applaudimètre. Pour Jean-Marie Bigard , aborder l'actualité est totalement "exclu". Une semaine après, il triomphait aux Folies Bergère dans Nous les femmes. Trois représentations conclues par un hommage sobre aux victimes. "Je ne me voyais pas faire rire avec un tel drame. C'est très délicat, et puis mon humour intemporel s'attache à la nature humaine. Mon public vient pour oublier pendant deux heures cette actualité qui nous oppresse tous." Pour d'autres, parler des attentats et de leurs prolongements relève de l'évidence.
"La tristesse et la colère dopent la créativité
"Mon humour taquine la société, se nourrit de l'actualité, souligne Yassine Belattar, à l'affiche au Théâtre de Dix-Heures avec Ingérable! Je suis attendu sur cette question. J'ai aussi besoin d'en parler car chaque attentat me touche comme Français, musulman, humoriste et Parisien." Vendredi 20 novembre, il remontait sur scène et attaquait d'emblée avec un feu d'artifice : vingt minutes dédiées aux attentats. "J'ai tout écrit la veille en une heure. La tristesse et la colère dopent la créativité. Il est impossible de rire des morts, il faut s'intéresser aux à-côtés, trouver les bons angles."
Et dans ce registre, il excelle. Il fait se gondoler la salle en racontant sa soirée anxiogène du 13 novembre, s'amuse du procureur de la République, François Molins, sous Xanax et quémandant une mutation "à Bogotá, c'est plus calme". Grand moment quand il met en scène "Ali, le boucher de Marrakech", un agent des services secrets marocains, en train d'appeler Bernard Cazeneuve (surnommé Louis de Funès) pour donner le fameux tuyau sur la planque de Saint-Denis.
"On dédramatise le temps d'un spectacle, mais c'est tout"
"En parler, c'est se soigner, on rit pour ne pas pleurer", poursuit Yassine Bellatar. Confirmation à la sortie du spectacle. "On ne pensait pas pouvoir rigoler aussi vite de tels événements, et c'est franchement libératoire, cela change de l'info en continu à la télévision", souligne Mathilde, la quarantaine. Le jeudi 19 novembre, Christophe Alévêque retrouvait lui aussi la scène avec son spectacle au titre prédestiné : Ça ira mieux demain. Il a également choisi d'aborder les événements dans sa revue de presse : "J'avais une certaine appréhension, je me demandais si les gens étaient prêts à crever l'abcès. Dès que j'ai commencé sur le sujet, j'ai senti un frémissement dans la salle. Les gens attendaient ça, vraiment. On sort de la psychose, on désacralise la peur. À la fin du spectacle, ils ne me disaient pas "bravo", mais "merci"."
"Le rire ne désamorce pas les bombes, mais il aère les esprits, souligne Régis Mailhot, franc-tireur de "l'humour concerné". Je suis remonté sur scène le 20 novembre. En regardant le public, j'ai repensé à cette phrase d'Henri Calet : "Ne me secouez pas. Je suis rempli de larmes." J'ai donc passé un gros coup de séchoir." Morceaux choisis : "Chez moi, j'ai changé le panneau "chien dangereux" par "cochon alcoolique", ça éloigne les djihadistes." "Un kamikaze qui se fait péter tout seul, c'est le comble du narcissisme." "Le gouvernement veut recruter 12.000 policiers, je vous rappelle que la France est un pays dans la dèche." Une petite dernière, pour la route : "Djihadiste, ce n'est pas un métier facile en termes de stress au travail. Si vous saviez le taux de suicide chez les kamikazes… On se rapproche des statistiques de France Télécom."
Mathieu Madénian pointe néanmoins les limites de l'humoriste en temps de traumatisme national. "On dédramatise le temps d'un spectacle, mais c'est tout, on a juste un petit rôle. Une dame m'a dit : "Si vous n'étiez pas remonté sur scène, les terroristes auraient gagné." J'ai rigolé, on n'est pas des héros. Les vrais héros sont les flics, les pompiers, les urgentistes. " Ou ce rescapé du massacre du Bataclan : "Il s'est réfugié dans les loges avec le bassiste des Eagles of Death Metal . Et là, il lui balance : "Franchement, j'ai préféré votre concert de juin dernier."" Authentique!
Source: JDD papier
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