“L'art dans les jeux vidéo” : la reconnaissance au bout du joystick ?

Une exposition parisienne met à l'honneur les artistes vidéoludiques. Un succès populaire, en attendant la reconnaissance critique.

Par Stéphane Jarno

Publié le 29 novembre 2015 à 15h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h02

Il n'est pas destiné à être vu. Dans les jeux vidéo, l'art est avant tout au service d'une histoire que le joueur doit vivre le plus intensément possible. Pas question de s'arrêter sur une image, il faut sans cesse aller de l'avant. Pourtant, comme dans les films d'animation, cet art invisible est partout. Formes, lumières, couleurs, matières, mouvements : tout a d'abord été pensé, élaboré et dessiné à la main par une poignée d'artistes. Longtemps confinés dans les archives des studios, ces travaux préparatoires sortent enfin au grand jour. Esquisses, études, premiers jets en ­couleurs, illustrations grand format et même sculptures : plus de huit cents pièces issues de jeux vidéo français sont ­regroupées pour la première fois au sein d'une grande ­exposition au musée Art ludique à Paris. Petit vade-mecum d'un art émergent.

Concept art, Quèsaco ?

Au commencement était... l'image. Pour se faire une première idée de ce à quoi ressemblera l'oeuvre qu'ils vont réaliser, les jeux vidéo comme le cinéma font appel à des dessinateurs. Très en amont de la production, cette phase de recherche et de tâtonnement où s'ébauchent peu à peu personnages et décors est communément appelée « concept art ». A partir de consignes plus ou moins précises, les ­artistes doivent créer un univers entier. « C'est un moment ­magique, excitant », explique Aleksi Briclot, dessinateur tous terrains et directeur artistique de Remember me, un jeu qui se déroule dans un Paris saisissant, à la fois futuriste et ­décati. « On passe de l'abstraction à l'image, pour la première fois on commence à voir les choses, c'est comme un phare dans la nuit. Quand c'est réussi, j'ai l'impression d'avoir fait un ­cadeau au reste de l'équipe. » Longtemps relégué au second plan, parfois bâclé par des studios qui préféraient mettre en avant l'intrigue et la mécanique de leurs jeux, l'artistique a pris depuis une dizaine d'années une importance grandissante.

A performances techniques équivalentes, la différence entre les superproductions se fait désormais sur leurs qualités esthétiques et leur cachet. La patte de l'artiste n'a jamais autant pesé sur les consoles. « Nous travaillons à partir de documents d'époque et avec des historiens », ­explique Raphaël Lacoste, « concept artist » et directeur artistique chez Ubisoft d'Assassin's Creed, une ­saga qui selon les épisodes se situe à Constantinople, pendant la Révolution française ou dans le Londres du xixe siècle. « Si le joueur a le moindre doute sur ce qu'il voit, il décroche, on le perd. Pour autant, nos jeux ne sont pas des documentaires. Nous transposons nos impressions sur les lieux et les événements quitte à forcer le trait ou à prendre parfois des libertés avec l'Histoire. Comme Balzac quand il décrit les rues et les quartiers de Paris, c'est un regard d'artiste, pas une photocopie. » Ces cogitations graphiques, ce bouillon créatif se soldent in fine par des ­illustrations grand format appelées communément « ­artwork ». Chaque scène clé, chaque personnage d'importance est minutieusement ­représenté. Avant les écrans, l'action et l'aventure, le jeu ­vidéo est d'abord une galerie de tableaux.

La magie des artworks

« Un artwork réussi, c'est une scène clé dans laquelle on ­aimerait sauter, sourit Jehanne Rousseau, directrice des studios Spiders. Comme cette scène dans Mary Poppins où les personnages entrent littéralement dans un jeu de marelle ! » Difficile en effet de résister à la puissance évocatrice de ces toiles XXL qui emportent le spectateur au coeur de jungles impénétrables, sur les cimes de l'Himalaya, dans les profondeurs de l'espace, sur un bateau corsaire ou bien dans de labyrinthiques métropoles du futur, bref partout où l'imagination a envie d'aller faire un tour. Le soin porté aux décors est extrême. « Pour Heavy Rain, un thriller qui se ­déroule dans une ville de la côte est des Etats-Unis, racontent Christophe Brusseaux et Thierry Prodhomme, directeurs artistiques de Quantic Dream, nous avons séjourné à Philadelphie afin de nous imprégner de l'ambiance plombée, post­industrielle et surtout pour y étudier la pluie ! Comment visuellement, selon qu'il bruine ou qu'il tombe des cordes, les ambiances, les lumières, les couleurs et les comportements sont différents. La pluie est un personnage à part entière du jeu. »

Comme ces grandes images d'Epinal cartonnées que les instituteurs suspendaient jadis au tableau pendant les cours d'histoire ou de sciences naturelles, les artworks sont destinés à séduire l'oeil et à convaincre. Les joueurs bien sûr, mais pas seulement. Les directeurs, les financiers et le CNC qui attribue des aides au développement de jeux prennent souvent leur décision sur la foi de ces seules images. En ­interne pour toutes les équipes qui vont réaliser le jeu, elles ont valeur de bible. Précieux documents de travail qui renseignent tout à la fois sur les personnages, l'ambiance de chaque scène, le moment et le lieu. Accrochées aux murs des studios, ces illustrations sont les seuls repères tangibles d'une oeuvre immatérielle au long cours où chacun ne travaille que sur des fragments...

Des artistes de l'ombre

« Expliquer que l'on travaille comme artiste pour les jeux vidéo expose à de grands moments de solitude, soupire Raphaël Lacoste. On passe pour un ingénieur qui programme des images sur un ordinateur. En fait, je peins et je dessine sur une tablette graphique ; la création de l'image, la composition, les couleurs et la plupart des gestes sont les mêmes sur un chevalet, seul l'outil est différent. » Comme il n'existe pas de formation spécifique pour l'industrie du jeu vidéo, les « concept artists » ont souvent des profils différents. Les diplômés d'écoles d'art côtoient des autodidactes et des touche-à-tout passés par le cinéma, le design industriel ou l'animation. Rapides, efficaces, ils doivent tout à la fois faire des propositions originales et se plier aux demandes du directeur artistique. « Il faut être capable de faire quinze versions du même dessin, de travailler en équipe et surtout de se mettre au service d'un projet parfois très éloigné de sa propre sensibilité, concède Aleksi Briclot. C'est difficile, parfois douloureux, mais il faut tout faire pour le transcender. Etre concept artist, c'est accepter d'être une pièce dans un mécanisme de production, il y a une vraie dimension professionnelle. » Autre trait commun à ces virtuoses du stylet et des tablettes : une forte culture picturale. Il faut les entendre disserter en connaisseurs du sens de lecture des tableaux de Bosch ou de Bruegel, des mauves vibrants des impressionnistes ou encore de ce casque aux reflets parfaits repéré sur une toile de Jean Léon Gérôme ! Des références classiques, académiques à contre-courant surtout lorsqu'elles flirtent avec l'art pompier, mais parfaitement assumées. « Nous nous sentons plus proches des peintres romantiques, affirme Raphaël Lacoste, des Caspar David Friedrich, des Géricault que de Marcel ­Duchamp ! J'ai toujours été plus attiré par la recherche figurative, la représentation de l'émotion, des sentiments que par un discours cérébral sur l'art. »

Vers une reconnaissance ?

Inconcevables il y a encore quelques années, des événements mettant à l'honneur les artistes vidéoludiques voient le jour. Longtemps cantonnées dans les blogs et les forums de graphistes sur Internet, leurs oeuvres sont désormais ­exposées lors des grands raouts du jeu vidéo et de la culture geek (E3, Comic-Con) et gagnent peu à peu l'espace public. Les grands studios l'ont bien compris, qui accompagnent désormais la sortie de leurs jeux de beaux livres magnifiant le travail des concept artists. Reste un détail de taille : ces derniers ne sont pas propriétaires des toiles numériques qu'ils ont réalisées. Tout appartient aux studios qui acceptent rarement de les prêter pour des expositions individuelles et encore moins de les vendre. Les oeuvres d'ailleurs sont rarement créditées, beaucoup de studios privilégiant la dimension collective et participative. Comme le soulignent Christophe Brusseaux et Thierry Prodhomme de Quantic Dream, « le véritable concept artist d'un jeu, c'est l'équipe tout entière. Nombreux sont ceux qui ne souhaitent pas apposer leur signature sur leur illustration, ils ne se sentent pas à l'aise avec ça. Pour eux, ce n'est pas forcément représentatif de leur travail ». En France, à l'exception de rares galeristes, le monde de l'art considère ces nouveaux venus avec méfiance. Industrielles, utilitaires, commanditées, leurs oeuvres n'auraient pas plus de valeur artistique qu'un dessin de mode ou un visuel publicitaire. C'est faire bien peu de cas de la force visuelle et des émotions qu'elles dégagent. « Il faut en finir avec l'image caricaturale de l'artiste, s'insurge Aleksi Briclot. Michel-Ange, Léonard de Vinci, ­Raphaël exécutaient déjà des travaux de commande. Ils s'employaient à satisfaire leurs mécènes et travaillaient en atelier. Leurs oeuvres sont-elles pour autant commerciales ? Leur art, impur ? Les contraintes n'ont jamais empêché le talent ».

L'Art dans le jeu vidéo, l'inspiration française jusqu'au 6 mars, musée Art ludique, Paris 13e. Tél. : 01 45 70 09 49.

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