Mohammed Chirani menacé de mort : les spécialistes de l’islam sont-ils en danger ?

Plusieurs personnalités spécialistes du monde musulman ont été menacées pour leur présence médiatique et les discours qu’ils tiennent à l’encontre de Daech. Les chaînes d’info s’en frotteraient-elles les mains ?

Par Jérémie Maire

Publié le 01 décembre 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h03

La séquence a fait le tour des réseaux sociaux et du monde arabophone. Invité d’iTélé le 19 novembre, Mohammed Chirani, spécialiste de la radicalisation, y brandit un Coran et sa carte d’identité qu’il embrasse, avec un discours en arabe, puis en français, à destination de Daech : « Nous allons mener le djihad spirituel et citoyen contre vous. Vive la France et vive la République. »

« Nous ne nous attendions pas à ce qu’il fasse ceci, se souvient Olivier Galzi, animateur du débat ce soir-là. Mais nous le connaissons et, à chaque fois que nous l’invitons, nous savons qu’il tient un discours intelligent. » Mais à voir la séquence, l’auteur de Réconciliation française, notre défi du vivre ensemble surprend tout le monde. « Si nous avions été au courant de son projet, nous lui aurions simplement conseillé de commencer en français, rien de plus », note le journaliste.

(Séquence à partir de 3 minutes 50)

Mais personne ne l’arrête et Mohammed Chirani va jusqu’au bout, avec une conviction qui touche et un discours sans concession. « J’ai formalisé ce message très très fort et nécessaire en français et en arabe, explique-t-il à Télérama. Il fallait mettre ces extrémistes à poil, leur enlever ce qu’ils se sont accaparés : le Coran, la vérité, la parole juste. Les théologiens savent combien le verset que j’ai cité est important. »

Son discours fait mouche. Quelques jours plus tard, le voilà invité sur le plateau de Ruth Elkrief sur BFMTV. Il y fait état de menaces de mort directes reçues de Daech mais dit ne pas avoir peur. A nouveau, Mohammed Chirani y va de sa diatribe en arabe : « Je ne vous crains pas et je vous déclare le djihad spirituel », prévient le chercheur à l’adresse du « pseudo califat de l’Etat satanique ».

Des menaces sérieuses

Un compte Twitter non officiel mais aparenté au groupe Etat islamique (et depuis supprimé) a en effet nommément menacé Mohammed Chirani, appelant à ajouter son nom « dans les cibles à abattre ». Ambiance. Selon un spécialiste du djihad français, voir ainsi son nom circuler sur des comptes proches de Daech ne vaut pas un apostat dans une des publications officielles de l’organisation terroriste mais devrait suffisamment mettre la puce à l’oreille et calmer les ardeurs.

« Les menaces sont extrêmement régulières », reconnaît Olivier Galzi. Mais d’aussi sérieuses ? « Ce type de menace semble être une première, contre-balance le spécialiste du djihadisme. C’était un compte important – une branche française des médias de l’État islamique. C’est une menace à prendre au sérieux, même si ce message n’a rien à voir avec une fatwa officielle de Daech. Jeter de l’huile sur le feu, en provoquant une nouvelle fois, c’est un comportement qui peut s’avérer dangereux, surtout dans ce contexte où l’on sait qu’il y a des gens présents sur le territoire. C’est très courageux de sa part, mais le danger est réel. »

Chirani veut-il se taire pour autant ? Le consultant reconnaît être conscient des risques. « Je sais comment sont les intégristes, témoigne-t-il. J’ai effectivement ressenti la peur lorsque l’on m’a signifié que mon nom circulait chez Daech. Mais j’ai fait ma prière puis écouté de la musique et la peur était partie. »

Mais, comme il l’a signifié sur BFM TV, il n’a pas demandé de protection policière. « Je ne peux pas lancer de tels messages et ensuite aller voir la police. Je n’ai pas déposé plainte, je ne déposerai pas plainte. J’ai déjà connu la peur durant la guerre civile en Algérie. J’y suis préparé psychologiquement. Je suis tranquille dans ma tête. C’est mon destin d’apporter ma voix, mettre un terme à l’amalgame, à la cacophonie et la sous-culture religieuse et citoyenne. »

Aubaine ou responsabilité pour les chaînes ?

En invitant coup sur coup Mohammed Chirani, les chaîne d’info iTélé et BFM TV ont fait reconnaître un visage déjà présent sur les écrans depuis les attentats de Charlie Hebdo… mais précipité aussi son identification.

D’une part, la première vidéo a connu un retentissement presqu’historique pour les réseaux sociaux d’iTélé. Les chiffres sont cyniques mais parlent d’eux-mêmes : le post Facebook d’iTélé avec la vidéo a été liké 141 000 fois, partagé 59 000 fois et a eu une portée globale de 12 millions de personnes selon les chiffres fournis par Facebook et la chaîne à Télérama. « Jeudi dernier, la vidéo avait 3 millions de vues en cumulé », explique Olivier Galzi. Ce qui a valu au journaliste d’être félicité dans la rue et à Chirani de recevoir de nombreuses félicitations et messages de soutien sur sa page Facebook, et dans la vraie vie.

« Un tel retentissement signifie que l’opinion a envie d’entendre cela, tempère toutefois le spécialiste du djihad. Mais 99% des musulmans de France sont contre l’EI. Ce genre de discours ne changera toutefois pas grand chose. »

Le passage sur BFM TV de Mohammed Chirani a donné lieu à de nombreux articles sur les sites internet d’information, dont une tribune du principal intéressé sur L’Express. Toutefois, la surexposition peut être dangereuse. « De notre côté on ne l'a pas rejoué à partir du moment où on a appris qu'il était menacé », explique-t-on en interne chez iTélé.

« Nous avons appris assez tard qu’il était menacé. Il aurait été à l’antenne dans la foulée si nous l’avions su, commente Olivier Galzi. Il est allé sur BFMTV, c’est une bonne idée de sa part de le dire à l’antenne. Il n’y a pas d’histoire de concurrence ou d’opportunisme ici, même si BFMTV n’a pas eu l’idée de le faire venir avant : son message appartient à tout le monde. »

Et le journaliste de surenchérir : « Nous lui avons dit que s’il rencontre des problèmes et des menaces, il est toujours le bienvenu, mais si je ne sais pas si cela lui apportera une protection. »

Ruth Elkrief, elle, ne savait pas que Mohammed Chirani faisait l’objet de menaces de mort quand elle l’a invité sur son plateau le lundi 23. « C’est un personnage intéressant, avec un discours républicain qui me touche, justifie-t-elle à Télérama. Je l’aurais tout de même invité si j’avais su avant pour les menaces. C’est ma responsabilité de journaliste que d’inviter des gens avec ce genre de messages importants. Je trouve cela très courageux de sa part. »

« Les deux présentateurs qui m’ont reçu [Olivier Galzi sur iTélé et Ruth Elkiref sur BFM TV, ndlr] ont été destabilisés car j’ai foncé comme un TGV, reconnaît Chirani. J’ai ensuite été invité sur Al Arabiya [une chaîne arabophone, ndlr], où j’ai monopolisé un quart d’heure d’antenne. Rien ne pouvait m’arrêter. Il n’y a pas de calcul : ce n’est pas un coup, c’est un engagement. J’espère être utile car j’ai mis ma vie dans la balance. »

C’est aussi comme cela que le voit iTélé. « Mohammed Chirani a réalisé un acte de résistance, explique Olivier Galzi. Comme tout acte de résistance, il prend sa responsabilité. Je suis fier que cela se soit passé de cette façon. On n’était vraiment pas loin des attentats, c’était un moment tendu et important. »

« Ces menaces sont la démonstration que nous sommes entrés dans une guerre asymétrique d’une organisation face à plusieurs Etats. La société civile, composée de gens comme Mohammed Chirani, se met en guerre », analyse-t-il.

Dans cette société civile, Chirani n’est pas le seul à s’exposer… et à être menacé. Si les méthodes de ciblage de personnalités sont plutôt l’apanage d’Al Qaida dans la péninsule arabique (et son magazine Inspire qui avait mis la tête de Charb à prix), l’EI est tellement imprévisible que ce nouveau type de menaces peut devenir réalité. Dans son dernier numéro, Dar al-Islam, magazine en français de Daech, l’imam de la grande mosquée de Bordeaux et habitué des plateaux télé Tareq Oubrou est qualifié d’« imam de l’égarement » et directement visé.

L’imam progressiste d'Ivry-sur-Seine Mohamed Bajrafil a, lui aussi, subi des menaces. Et certains djihadistes français réagissent en direct, comme un téléspectateur moyen, aux émissions politiques de la télévision qui traitent de terrorisme. Derrière son écran, personne n'est à l’abri

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus