Agent de sécurité, Salim Toorabally contrôlait l'entrée des spectateurs à la porte L du Stade de France quand l'un des terroristes a tenté d'entrer sans billet.

Agent de sécurité, Salim contrôlait l'entrée des spectateurs à la porte L du Stade de France quand l'un des terroristes a tenté d'entrer sans billet.

L'Express/AFP

A 42 ans, Salim T. est déjà un vieux routier de la sécurité privée. En dix ans de carrière, il a travaillé comme agent de sûreté aéroportuaire à Roissy, agent incendie à La Défense, puis dans des sites Seveso. Le vendredi 13 novembre en fin d'après-midi, Salim a quitté son domicile "ravi". Pour la première fois, il était affecté à la sécurité du Stade de France, où se tenait un match amical entre la France et l'Allemagne. Mais la soirée de fête s'est transformée en cauchemar et Salim n'a appris que plus tard qu'il se trouvait aux premières loges: il affirme aujourd'hui avoir empêché l'un des trois kamikazes, Bilal Hadfi, d'accéder aux tribunes, évitant peut-être un massacre d'une toute autre ampleur.

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Cette soirée de travail était pour lui une vacation ponctuelle, l'une de ces missions "d'événementiel" prisées des agents de sécurité: elles aident à boucler les fins de mois, dans un secteur où le salaire minimum conventionnel est fixé sous le smic. Pour ces occasions, les entreprises prestataires envoient la proposition par SMS aux agents de leur fichier. Ceux qui répondent présent sont embauchés pour quelques heures. Beaucoup ont par ailleurs des CDI, mal rémunérés.

Ce soir-là, Salim arrive au Stade de France vers 17 heures, le temps de "papoter avec les collègues" avant le début de son service, une heure plus tard, raconte-t-il à L'Express. S'ensuivent les formalités d'usage: la remise des badges, les consignes pour la soirée. "Les responsables nous ont prévenus que l'on serait filmé pour préparer l'Euro 2016", se souvient Salim. Aucune menace particulière n'est signalée. Tout juste Salim s'étonne-t-il du conseil de sa fille de 15 ans: "Sois prudent ce soir." Elle avait entendu dire qu'en milieu de journée, l'équipe d'Allemagne avait dû évacuer son hôtel pour une alerte à la bombe.

"Il est resté un petit moment devant moi"

Les portes ouvrent à 19 heures. Salim est posté devant la porte L, dans le secteur nord. Il flotte dans l'air une ambiance de liesse. L'agent, arrivé de l'île Maurice à l'âge de 16 ans, est aux anges. Même depuis les grilles d'entrée, "un match France-Allemagne, c'est historique". Devant lui, des centaines de supporters défilent en agitant leurs drapeaux. Salim sait se les mettre dans la poche. Quand il scanne leurs billets, il lance "Allez les Bleus!" en souriant. Il se tient devant une rangée de tourniquets "tripodes". Les visiteurs sont censés glisser eux-mêmes leur ticket devant le lecteur optique, mais les agents de sécurité prennent parfois le relais, pour fluidifier le mouvement.

Salim Toorabally

Agen sécurité Stade de France

© / Collection privée

A ce poste, Salim et ses collègues sont "en première ligne", décrit-il. Ce n'est qu'une fois leur barrage franchi que les sacs des visiteurs sont fouillés, les supporters palpés en cas de doute. Salim n'observe "aucune anomalie" jusqu'à 20h15. C'est à ce moment-là qu'un jeune homme tente de se glisser derrière un autre pour passer le portillon sans billet. Salim se souvient de son visage juvénile, de sa silhouette menue, de cheveux et d'une veste noirs. Un fraudeur, pense-t-il alors. Il lui barre l'accès avec le bras, en continuant à faire entrer les spectateurs. "Il est resté un petit moment devant moi, raconte Salim. J'ai gardé l'oeil ouvert et je l'ai vu retenter de passer devant un de mes collègues. Je lui ai crié de ne pas le laisser entrer." L'homme s'éclipse après ce second échec. Le flux des visiteurs se poursuit, sans encombre.

"Je n'ai jamais pensé à un kamikaze"

Quand une première explosion retentit à 21h20 dans le secteur est, Salim se trouve toujours devant la porte L. Le match a commencé. Tout est calme dehors et il ne bouge pas. A la deuxième détonation, dix minutes plus tard, Salim "comprend que c'est sérieux". Il rentre dans l'enceinte du stade et court jusqu'à la porte d'où est parvenu le bruit. L'un de ses collègues est à terre, en sang, blessé à la jambe en plusieurs endroits. En tout, six agents de sécurité seront touchés par des éclats. D'autres sont en état de choc. "A aucun moment je n'ai pensé à un kamikaze, assure Salim, et mes collègues non plus." A cette heure-là, les fusillades ont déjà éclaté dans Paris. Salim, lui, ne quittera le Stade de France qu'à deux heures du matin, le temps d'aider à l'évacuation des 80 000 spectateurs, puis de "ratisser jusqu'aux toilettes" pour vérifier que plus personne ne s'y trouve.

Le week-end qui a suivi les attentats, Salim aurait pu penser tourner la page de son éprouvante soirée. Il lui arrive encore de sentir la détonation sourde des explosions vibrer dans son estomac, de se remémorer les blessures de son collègue, mais il ne s'imagine pas une seconde concerné par l'enquête. Jusqu'au coup de fil, le lundi matin, de la police judiciaire de Bobigny. "J'ai été très surpris que des enquêteurs demandent à me voir, glisse Salim. J'ai même eu peur qu'on me reproche d'avoir quitté mon poste le temps d'aider les blessés..."

Si Bilal Hadfi était entré...

Mais les policiers s'intéressent peu à ses qualités de secouriste. Le mercredi, ils lui soumettent les photos des corps démembrés des kamikazes. "C'est là que j'ai reconnu le jeune homme que j'ai empêché d'entrer", s'étonne encore Salim, qui peine à décrire "son choc" et sa sidération. Le visage qu'il pointe devant les policiers est celui de Bilal Hadfi, le plus jeune parmi les auteurs des attentats de Paris. Le terroriste de 20 ans a déclenché sa ceinture d'explosifs peu avant 22 heures, à 400 mètres du stade, où il n'a causé que sa propre mort. De l'intérieur, Salim n'a même pas entendu cette troisième détonation.

Plus de deux semaines plus tard, les enquêteurs cherchent toujours à comprendre les intentions des kamikazes du Stade de France. Que ce serait-il passé si Salim avait laissé passer Bilal Hadfi? Le terroriste aurait-il actionné sa bombe lors de la fouille ou aurait-il pu atteindre les tribunes? L'agent de sécurité a-t-il à lui seul évité un bain de sang, causé par une explosion dans la foule ou le mouvement de panique qui l'aurait suivie? Pourquoi Bilal Hadfi s'est-il fait exploser loin de l'affluence? Autant de questions en suspens... Salim, lui, tente de reprendre une vie normale. Il n'est retourné qu'une fois au Stade de France, "le coeur gros", et n'a pas encore retravaillé. Même s'il continue, assure-t-il, "d'aimer faire son métier".

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