Longtemps réduits au rang d'oubliés de l'Histoire, les Kurdes sont aujourd'hui en première ligne face à la barbarie du groupe Etat islamique (EI). Dans le combat contre les djihadistes, à l'exception notable de la Turquie, ils apparaissent désormais comme les alliés providentiels autant des Occidentaux que du camp russo-iranien, peu désireux d'envoyer des troupes au sol en nombre. Or tous les experts s'accordent pour dire que Daech ne pourra être réduit sans des forces sur le terrain. Pourtant, les lignes d'équilibre locales et régionales des Kurdes peuvent révéler des surprises et mettent en lumière leurs limites dans la longue bataille à venir contre Daech.

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C'est contre leur gré que les Kurdes se sont retrouvés aux premières loges dans ce combat, même s'ils en su en tirer parti pour étendre les régions sous leur contrôle. En Syrie, l'EI s'est attaqué aux régions kurdes qu'il convoitait pour leurs ressources pétrolières, d'une part, et leur proximité avec le territoire turc, d'autre part. Cette frontière est en effet précieuse pour l'approvisionnement, le recrutement et le repli des djihadistes.

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Côté irakien, "l'EI s'est attaqué à la région kurde de Sinjar, à l'ouest, afin de contrôler la route entre Raqqa, leur "capitale", et Mossoul, tombé entre leurs mains en juin 2014", analyse pour L'Express Arthur Quesnay, doctorant à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO).

Les régions tenues par les Kurdes en Irak en en Syrie, (en jaune)

En Syrie, la collaboration discrète du PYD avec le régime

Le Parti de l'union démocratique (PYD), émanation en Syrie du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, s'est tenu à l'écart de la contestation du régime de Bachar el-Assad, en 2011, lorsque que de nombreux jeunes Kurdes sont descendus dans la rue, à l'instar des autres Syriens. "Mais lorsque les autres partis kurdes ont appelé à la fin du régime, afin de ne pas se couper de leur base, en 2012, l'armée syrienne s'est retirée de l'essentiel des régions à majorité kurde, au profit du PYD", explique à L'Express Jordi Tejel Gorgas, professeur à l'institut de hautes études internationales et du développement (IHEID, Genève).

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Depuis lors, le PYD, qui bénéficie d'une image moderniste en Occident notamment grâce à la place habilement médiatisée des femmes dans ses rangs, monopolise le champ politique kurde et "dirige d'une main de fer les quatre cantons autonomes autoproclamés,Djéziré, Kobané, Afrin, et plus récemment, celui de Tell Abyad, zone reprise à l'EI en juin dernier", complète le chercheur. Les leaders des autres formations kurdes sont condamnés au silence ou à l'exil et les forces de sécurité (Asayish) tiennent en respect ceux qui menaceraient ce nouvel ordre, une situation dénoncée par Amnesty international ou des opposants. Le PYD maintien dans le même temps son statut quo avec le régime de Bachar el-Assad, notamment dans les villes de Hassaké et Qamishli, où des quartiers sont toujours aux mains du régime. A l'inverse, à quelques exceptions près, les forces du PYD se sont régulièrement confrontées aux rebelles hostiles au régime syrien, qu'il s'agisse de l'ASL ou des autres groupes islamistes.

Jouer Moscou contre Washington

Alors que les grandes puissances ont décidé d'intensifier leur combat contre Daech, les mouvements kurdes profitent de leur image positive, tant en Occident qu'en Russie, de mouvement non islamiste. Les principaux mouvements kurdes sont sur des lignes rivales alimentées par leurs principaux 'parrains' et partenaires respectifs, précise Jordi Tejel Gorgas: Russie, régime syrien et Iran pour le PYD syrien, Etats-Unis et Turquie pour le PDK irakien, le parti du dirigeant du gouvernement régional kurde, Massoud Barzani". mais ces lignes ont bougé après le début de la crise syrienne. Et depuis l'intervention directe de la Russie dans le conflit syrien, en septembre, les Kurdes se jouent des rivalités entre Russes et Américains, afin d'en tirer le meilleur parti.

Considérant que l'aide reçue de Washington n'était pas à la hauteur attendue -sans doute pour ne pas trop heurter l'allié turc- le PYD syrien brandit la carte russe. Une délégation chargée de discuter de l'ouverture d'une représentation en Russie était reçue en octobre à Moscou. Occasion pour le Kremlin de faire savoir qu'il ne considère pas, contrairement aux Américains et aux Turcs, "le PKK et le PYD comme des organisations terroristes". Au plan militaire, les bombardements russes au nord d'Alep ont d'ailleurs profité au PYD, relève Jordi Tejel. Mais ces lignes sont fluctuantes, puisque Washington vient de faire un pied de nez au dirigeant turc Recep Tayyip Erdogan en envoyant une cinquantaine de conseillers militaires auprès des forces du PYD, les les Unités de défense du peuple kurde (YPG).

Méfiance réciproque avec les populations arabes

Après les succès militaires obtenus grâce au soutien aérien occidental, les Kurdes ont été accusés d'un certain nombre de dérapages dans des régions jusque-là mixte, pointés notamment par Amnesty international et Human Rights Watch: destructions de maisons ou de quartiers, obstacle au retour des habitants arabes. Les responsables Kurdes se justifient en accusant certains de ces habitants arabes d'avoir collaboré avec l'EI, lorsqu'ils étaient sous la domination du groupe djihadiste.

Les dirigeants kurdes ont toutefois pris conscience qu'ils ne peuvent pas se mettre à dos les populations et groupes armés arabes. En dépit de leurs succès, tenir face à l'EI quelque 900 km de territoire face à la frontière turque et un front de près de 1300 km en Irak est une gageure avec environ 40 000 hommes pour le PYD/PKK et environ 120 000 pour les peshmergas irakiens. D'autant que le KRG est fragilisé par le coût de la guerre et l'accueil de milliers de réfugiés en provenance de Syrie et d'Irak. En Syrie, le PYD vient de créer une alliance avec des tribus arabes et des milices turkmènes, les Forces démocratiques syriennes (FDS). Soutenue par les Etats-Unis, elles ont chassé l'EI d'une zone équivalent à environ 1400 km² dans le nord-est de la Syrie début novembre, tandis qu' une offensive parallèle permettait de reprendre Sinjar, de l'autre côté de la frontière.

Du danger de trop compter sur les Kurdes face à Daech

Mais la méfiance des alliés des Kurdes n'a pas disparu. Les groupes arabes des FDS se plaignent d'avoir reçu moins d'armes et de fonds que les Kurdes. A terme, un soutien militaire déséquilibré en faveur des Kurdes "peut intentionnellement redessiner les frontières de ces pays et ouvrir la voie à de futurs conflits et tensions entre les Kurdes et leurs voisins", prévient Maria Fantappie, experte de l'Irak à l'International Crisis Group (ICG), interrogée par l'AFP. Les Kurdes défendent avant tout leurs propres intérêts, conscients que la sympathie internationale leur est surtout acquise en tant que rempart contre l'épouvantail Daech. Ils ne peuvent oublier que les grandes puissances leur ont tourné le dos quand ils ne savaient se rendre indispensables. S'ils s'engagent au-delà des zones proprement kurdes, c'est probablement, selon Maria Fantappie, dans le but d'avoir une monnaie d'échange pour de futures négociations sur leur autonomie.

Reste que l'essentiel des territoires actuellement aux mains de Daech est peuplé d'arabes sunnites. Pas plus que le régime alaouite du président syrien, ou les milices chiites en Irak, les forces kurdes ne peuvent venir à bout de l'organisation djihadiste dans ces régions. Jamais elles n'auront la légitimité pour les déloger ni la capacité de tenir ensuite ces places fortes de l'EI.

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