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Refusons l’extension de la déchéance de la nationalité !

L’inscription dans la Constitution d’une distinction entre Français selon leur origine serait porteuse d’une violence et d’une division sociale profonde, expliquent Patrick Weil et Jules Lepoutre.

Publié le 03 décembre 2015 à 20h24, modifié le 03 décembre 2015 à 19h34 Temps de Lecture 5 min.

Par Patrick Weil et Jules Lepoutre

Après que François Hollande a déclaré au Congrès du 16 novembre vouloir « pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français, je dis bien “même s’il est né français” dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité », voilà que le gouvernement demande au Conseil d’Etat s’il n’est pas nécessaire de modifier la Constitution pour mettre en œuvre la proposition du président. La réponse est doublement : Non ! Non, juridiquement, et non politiquement au sens le plus noble du terme.

Certes, depuis les lois du 7 avril 1915 et du 18 juin 1917, devenues permanentes par l’effet de la grande loi du 10 août 1927 relative à la nationalité, la déchéance de la nationalité s’est installée dans notre droit en visant principalement le Français naturalisé. Durant la première guerre mondiale, 549  déchéances de nationalité ont concerné principalement des anciens de la Légion étrangère, restés ressortissants de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie ou parfois de l’Empire ottoman : ils avaient le plus souvent rejoint les armées ennemies et porté les armes contre la France. En 1945, après la Libération, entre 1949 et 1953, plusieurs centaines de Français naturalisés, d’origine allemande ou italienne, ayant collaboré avec l’occupant ont aussi ainsi été déchus.

Mais depuis 1938, « le Français qui se comporte en fait comme le national d’un pays étranger peut, s’il a la nationalité de ce pays, être déclaré, après avis conforme du Conseil d’Etat, avoir perdu la qualité de Français ». Cette disposition, issue du décret-loi du 12 novembre 1938 (l’un des fameux décrets-lois d’Edouard Daladier), a été maintenue après-guerre dans l’ordonnance du 19 octobre 1945 signée par de Gaulle. Elle concerne autant des Français de naissance que des Français par acquisition et est ainsi conforme à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Elle a été utilisée à 523 reprises à partir de 1949 et jusqu’en 1967 à l’encontre de Français binationaux, souvent issus de pays d’Europe de l’Est dans un contexte marqué par la guerre froide. Même si cette disposition n’a plus été utilisée par la suite, elle reste présente dans notre droit. Elle est devenue l’article 23-7 du code civil et a fait l’objet d’une significative jurisprudence du Conseil d’Etat.

D’abord le 7 mars 1958, dans une décision d’assemblée « Epoux Speter » rendue sous les conclusions de Marceau Long, le Conseil d’Etat a organisé les droits de la défense des personnes risquant la perte de la nationalité pour s’être comportées comme un ressortissant d’un autre pays. Plus tard, il a dégagé des situations dans lesquelles le défaut de loyalisme de l’individu peut être retenu pour le priver de sa nationalité, par exemple « l’entretien avec des organismes (…) étrangers de relations incompatibles avec sa qualité de citoyen français » (conclusions de Michel Combarnous sous CE, Assemblée, 20 mars 1964, « Sieur et dame Konarkowski »).

Ce défaut de loyalisme s’applique à n’en pas douter au Français qui se comporte comme un terroriste au service de Daech. Peut-on considérer qu’il se comporte comme le national d’un pays étranger ? La Cour de cassation a certes retenu qu’un Etat, même non officiellement reconnu, pouvait prendre des lois ayant des effets sur le territoire français (ce fut notamment le cas pour l’URSS avant sa reconnaissance par les autorités françaises en 1924), ce qui pourrait conduire à considérer que les ressortissants français agissant au nom de Daech en sont également les nationaux.

Reste que l’utilisation de cette jurisprudence équivaudrait à une reconnaissance implicite de la qualité étatique de ce groupe terroriste. Pour s’appliquer au terrorisme international, l’article 23-7 du code civil devrait donc être amendé. Mais cette révision, législative, courte et simple, permettrait d’inscrire la proposition de François Hollande dans la continuité et le respect de la tradition républicaine en matière de déchéance de nationalité.

En République en effet, tous les nationaux sont égaux devant la loi. Dans la République américaine d’aujourd’hui, la déchéance est, depuis l’arrêt « Afroyim » de 1967 de la Cour suprême, quasi inconstitutionnelle. Contre Tsarnaev, le terroriste poseur de bombes du marathon de Boston 2013, naturalisé le 11 septembre de l’année précédente, le gouvernement américain a requis et obtenu la peine de mort, mais pas la déchéance de sa nationalité. S’il est exécuté, il le sera en tant que citoyen.

Dans la tradition républicaine française, l’usage strictement encadré et limité de la déchéance est en fait une expression du libéralisme du droit français de la nationalité. La République est en effet traditionnellement indifférente à la double nationalité de ses ressortissants car elle y voit l’expression de sa souveraineté et un facteur d’intégration. Le débat a lieu en 1922. Des Allemands installés en Alsace avant 1914 voulaient devenir français tout en conservant leur nationalité d’origine. Le Parlement considère alors que l’on doit « admettre, jusqu’à preuve du contraire, qu’une personne ayant acquis la nationalité française n’est point suspecte et dangereuse par le seul fait qu’elle conserve des intérêts moraux et pécuniaires dans le pays qu’elle a quitté ». En retour, l’exercice de la nationalité étrangère ne doit pas conduire à ce qu’il soit porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la France ; dans un tel cas, le gouvernement se réserve la possibilité de requérir une déchéance. Tel est le sens du droit de la perte de la nationalité, ainsi profondément inscrit dans le modèle libéral de notre République. Deux conséquences s’en déduisent. D’abord, la déchéance de nationalité ne doit jamais conduire à faire de l’individu un apatride. Hannah Arendt l’a déjà démontré en 1951, l’apatridie permet les atteintes les plus graves aux droits fondamentaux des individus. Ce constat a, depuis, acquis une force remarquable dans le monde contemporain ; toute personne, quel que soit la gravité des actes qu’elle a commis, conserve un droit à une nationalité devenu l’un des droits les plus absolus de l’homme. Du coup, le droit de la perte de la nationalité doit résolument s’inscrire dans le sillage des plus hautes garanties de l’Etat de droit et bannir toute forme d’arbitraire. Le gouvernement ne peut mettre en œuvre la déchéance de nationalité qu’en respectant scrupuleusement le principe de proportionnalité, mais aussi le droit à un contrôle juridictionnel, effectif et équitable, sous la conduite du Conseil d’Etat.

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Une Constitution a pour objet d’unir les citoyens, pas de les diviser. La réponse la plus fondamentale aux actes de terrorisme est aujourd’hui et demain dans la recherche incessante par tous, et d’abord par les plus hautes autorités de l’Etat, d’une plus grande cohésion de la société française. L’inscription dans la Constitution d’une distinction entre Français selon leur origine serait porteuse d’une violence et d’une division sociale profondes et durables qui dépasseraient de loin les avantages immédiats et hypothétiques de quelques déchéances de nationalité.

Patrick Weil est directeur de recherche au CNRS (Centre d’histoire sociale du XXe siècle de l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne) et professeur invité à la Yale Law School (Etats-Unis).

Jules Lepoutre est doctorant en droit public au Centre de recherche Droits et perspectives du droit de l’université de Lille et chercheur invité à la Westminster Law School (Royaume-Uni).

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