Entre icône et fantôme, Salvador Allende, un grand-père pas ordinaire

A la Quinzaine des réalisateurs, Marcia Tambutti Allende, petite-fille du héros chilien, livre un drôle d'objet impressionnant par la douleur insoutenable qu'il fait jaillir.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 18 mai 2015 à 14h30

Mis à jour le 09 octobre 2020 à 09h54

Elle s'attendait à tout sauf à se retrouver au Festival de Cannes pour son premier film. Par pure « naïveté », elle ne s'imaginait pas non plus que celui-ci lui prendrait huit ans de sa vie. Elle ne sait d'ailleurs pas si elle en réalisera un deuxième. Marcia Tambutti Allende n'est pas cinéaste et n'a pas vocation à le devenir.  Si elle a réalisé un documentaire, c'est qu'elle a ressenti le besoin d'enquêter sur son nom et d'explorer le passé d'une famille qui s'est délitée, reconstruite, décomposée, recomposée dans la douleur des années d'exil, après le coup d'Etat de Pinochet en 1973.

Elle a grandi loin du Chili. Au Mexique. Sans rien savoir de son grand-père, héros et martyr du peuple chilien, qui s'est suicidé dans son palais présidentiel pilonné par les putschistes. Pendant les années 70, celles de l'enfance de Marcia, Salvador Allende est devenu une icône pour les peuples opprimés. Quand son épouse se déplaçait en Amérique du Sud ou ailleurs, les foules s'enflammaient. « Comme pour les Beatles. Tout le monde voulait l'approcher, lui parler, la toucher, raconte sa petit-fille. Allende était vénéré, il était intouchable. Personne ne le critiquait jamais. Ça lui ôtait toute réalité. Ça m'a donné envie d'en savoir plus. D'autant que dans notre famille, personne ne parlait jamais du passé. »

Sur la plage de Cannes où elle raconte son histoire, la petite fille d'Allende, qui est aujourd'hui une femme de 43 ans, s'excuse de garder ses lunettes noires. Plusieurs hyppothèses : les cernes, la fatigue du voyage, le décalage horaire, le soleil un peu pâle, le vent ou l'émotion incontrôlable. Son documentaire, Allende mi abuelo Allende, est un drôle d'objet, pas très bien ficelé, pas très bien filmé, mais qui impressionne par la douleur insoutenable qu'il fait jaillir au cours d'interviews parfois tendues. « Je me suis lancée dans ce projet parce que tout était douloureusement enfoui. Dans ma famille, personne n'évoquait cette époque. Même ma mère, la fille de Salvador, a toujours évité le sujet quand j'essayais de l'aborder. »

Quand le Chili retrouve la démocratie, en 1988, le clan Allende, que la vie a dispersé, est accueilli par un pays en liesse. Le corps de l'ancien président est déménagé de sa sépulture anonyme à Vina Del Mar pour connaître enfin la dignité de funérailles nationales. Mais loin des célébrations politiques, la famille peine à se retrouver, à faire son deuil et à sortir du traumatisme. Dans le documentaire, la parole ne se libère pas facilement et les phrases sont souvent interrompues par la pudeur, l'agacement ou les larmes.

Au risque de se mettre tous les siens à dos, la petite-fille s'est accrochée pendant huit ans, elle cherche à faire surgir des images de Salvador Allende et des siens là où la dictature de Pinochet a tout brûlé et tout effacé. Elle convoque aussi un autre fantôme, celui d'une de ses trois filles, Beatriz, qui, enceinte, resta aux côtés de son père pendant l'assaut des putschistes dans la palais de la Moneda. Et se suicida à son tour, en 1977, pendant son exil à Cuba.

Allende mi abuelo Allende enregistre les réticences des uns et des autres à rouvrir le dossier et à revenir sur des souffrances profondes. Le tournage du film a été interrompu plusieurs fois. Notamment par la mort de l'épouse de l'ancien président, Hortensia Bussi (à 94 ans) que sa petite-fille a interrogée quasiment sur son lit de mort, dans des séquences d'une tristesse à la limite du soutenable.

Sans fouiller beaucoup l'histoire du Chili, Marcia Tambutti dresse le portrait d'un animal politique. Salvador Allende, homme du peuple que l'histoire a figé dans le rôle du héros positif et qui entraînait femme et enfants dans le tourbillon des campagnes électorales et des espoirs innombrables qu'il faisait naître.

« Je voulais recréer la trajectoire et l'intimité de ce leader hors du commun. Les gens entretenaient avec lui une relation hors du commun. Il parcourait le pays en tous sens et se souvenait de tous ceux qu'il avait croisés, ça n'est pas un mythe. Aujourd'hui, encore, les gens lui écrivent des lettres le 11 septembre (date de son suicide), ils déposent des offrandes sur sa tombe, font des vœux, lui demandent conseil sur la vie, l'amour, la politique… »

Allende mi abuelo Allende sortira au Chili en septembre dans une vingtaine de villes. Marcia Tambutti ne sait pas s'il sera beaucoup vu : « Les Chiliens ne vont guère au cinéma, encore moins pour y voir des documentaires. » Elle ne sait d'ailleurs pas à quel public il s'adresse. C'est une question qu'elle ne se posait pas. Sur bien des points, Allende mi abuelo Allende est un film de famille comme un autre, une quête thérapeutique qui ne cherche pas à soulager un peuple, ou à le faire réfléchir, mais à soulager quelques invididus et à leur tisser une mémoire.

L'apprentie cinéaste a souvent douté du bien-fondé de son entreprise, et ses interlocuteurs, sa mère comprise, lui ont souvent reproché son intrusion. Mais elle est aujourd'hui au pays (ce qu'elle n'avait pas prévu à l'origine) et elle a le sentiment d'un devoir accompli. Son premier public était le clan Allende, qui s'est réuni pour une projection et dont les discussions se sont prolongées « tard dans la soirée ».    

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