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Le Nigeria s’arrose au champagne

L’élite fortunée de Lagos voue un culte au breuvage à bulles. Et elle est prête à toutes les extravagances.

Le Monde

Publié le 26 novembre 2015 à 17h45, modifié le 08 décembre 2015 à 16h48

Temps de Lecture 7 min.

Par Tolu Ogunlesi

Lagos (Nigeria), correspondance

Soirée financée par une grande marque de champagne, à Lagos (Nigeria).

Dans les boîtes de nuit de Lagos, le vendredi soir, impossible de ne pas céder à la tentation du champagne. Les serveurs de tous les clubs de la mégalopole nigériane slaloment le long des pistes de danse, des seaux à glace plein les bras, débordant de bouteilles. A chaque table, des jeunes gens très élégants s’enivrent. Leur dernière fantaisie ? Les bains de champagne  : on arrose la tête d’un ami, bouteille après bouteille. Ou l’on se lave les mains au champagne frais, au milieu du dancefloor.

Au Nigeria, il semble y avoir deux liquides qui comptent : le pétrole, qui rapporte des milliards, et le champagne, qui en coûte malgré tout beaucoup moins. Ce dernier suscite une véritable passion, qui se niche jusqu’au cœur des tubes de la pop nigériane. L’hymne des soirées dorées de la capitale, où se concentre la grande majorité de la consommation de champagne, a longtemps été Yahooze (2007), chanson d’Olu Maintain, qui glorifie les pitreries et la fortune des Nigérians ayant monté des arnaques sur le Web. Librement traduit, cela donne  : « Lundi, mardi, mercredi, jeudi, les mecs s’agitent ; vendredi, samedi, dimanche, champagne, Hennessy, Moët. Pour tout le monde. »

L’ancien secrétaire d’Etat américain Colin Powell a été vu, en 2008, au Royal Albert Hall de Londres en train de se déhancher sur cette chanson. Dans le clip, flûtes et bouteilles de champagne sont à l’honneur, servies sur un tapis de dollars. Une escouade de jeunes filles secouent leurs derrières à peine couverts par une mini-jupe. C’est la génération « Effizy », contraction de « effect » (effet) et de « fizzy » (pétillante).

1 % de la population en possession de 80 % des richesses

Un déluge de chansons à succès glorifiant le champagne a vite fait oublier l’ère Yahooze. Show Me Yuh Rozay (Montre-moi ton [champagne] rosé) (2013), du chanteur nigéria ­KetchUp, ou Champagne (2015), du groupe zambien Urban Hype. Mais le plus gros tube reste celui de Dr Sid, Pop Something, sorti en 2013. Les premières paroles, « When we celebrate, we dey pop champagne ! » (« Quand nous célébrons, nous faisons péter le champagne ! »), sont suivies par un refrain énergique, répété jusqu’à l’hypnose. Les propriétaires de boîtes de nuit encouragent les DJ à passer ce titre au moins une fois par heure, car il booste les commandes de champagne.

Et voilà bénie par les bulles cette élite nigériane, ce 1 % qui possède 80 % des richesses, dans un pays de 170 millions d’habitants, ces 23 milliardaires et ces 15  400 millionnaires en dollars, selon le ­décompte du New World Wealth, alors que 68 % de la population vit avec 1 euro par jour.

On dit que le Nigeria est le deuxi­ème consom­mateur de champagne dans le monde, après la France. C’est une légende urbaine. La deuxi­ème place revient en fait à la Grande Bretagne. Officiellement, le Nigeria n’est que le 23importateur mondial, avec 768 131 bouteilles en 2014, selon un rapport du Comité ­inter­professionnel du vin de Champagne (CIVC ou Comité Champagne), un organisme qui fait autorité. Mais ce chiffre ne tient pas compte du marché noir. Ainsi, dans la réalité, on peut dire que le Nigeria est le premier consommateur de champagne en Afrique, devant l’Afrique du Sud. Et loin devant d’autres pays. Parce qu’il possède une élite ­fortunée qui, portée par la manne pétrolière, a les moyens de sa passion.

L’histoire d’amour du Nigeria avec les bulles remonte au choc pétrolier du début des années 1970. Le pays, producteur d’or noir qui sort tout juste des trente mois de la guerre civile dévastatrice du Biafra, remplit ses caisses d’un coup, et les salaires repartent à la hausse. Le chef de l’Etat, le général Yakubu Gowon, a cette phrase, désormais célèbre  : « Le principal problème du Nigeria, ce n’est pas de gagner plus d’argent, mais de trouver comment le dépenser  ! » C’est à ce moment que surgit ­l’appétit nigérian pour les importations de luxe, dont les voitures et le champagne, pour ne citer qu’eux.

Débauche et corruption

En février 1976, un coup d’Etat renverse – et tue – le général Murtala Muhammed, successeur de Gowon à la tête de l’Etat. Selon le magazine américain Time, le complot a été ourdi lors d’une soirée entre conspirateurs, « où le champagne coulait à flots ». En 1977, le gouvernement fédéral, dans le but de redresser la balance commerciale, impose une interdiction d’importer… de la dentelle et du champagne.

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Ce qui n’empêche pas la corruption. Une histoire symbolise la débauche de l’élite politique du Nigeria dans cette courte période de la IIe République (1979-1983) : pour continuer à boire, malgré l’interdiction des importations, le président du parti au pouvoir a fait créer une marque de champagne à son nom. Les ­importations sont aujourd’hui de nouveau autorisées mais, depuis 2014, le gouvernement prépare une taxe sur le luxe afin de ­compenser la baisse des revenus du pétrole. Sans surprise, le champagne est sur la liste des produits concernés.

En février 2010, Pascal Pécriaux, ambassadeur de la marque Moët & Chandon à Lagos, organisait des dégustations à l’Hôtel Sheraton. Il faisait une comparaison entre le Nigeria et la Russie, en termes de sophistication de la clientèle. Lors de son premier voyage en Russie, disait-il, « les Russes n’étaient pas intéressés par la qualité, mais par les marques, et par le fait de dépenser autant d’argent que possible ». Mais, ensuite, il a senti une évolution : les clients moscovites posaient des questions de plus en plus complexes sur ses champagnes. Une évolution similaire est en marche au Nigeria, même si « vous reconnaissez les vrais amateurs à la manière dont ils se servent du champagne, à la façon dont ils tiennent le verre, le boivent », estime Ajibola Olubiyi, qui dirige une entreprise de conseil pour la mise en place de bars, de clubs et de lounges à Lagos.

Connaisseurs ou pas, les Nigérians sont éperdument amoureux de leurs champagnes  : dans les clubs et les magasins de luxe, on retrouve toujours Moët, Laurent-Perrier, Dom Pérignon et Veuve Cliquot. « Les Nigérians ­accordent beaucoup d’importance aux marques », confirme Ann Ogunsulire, un consultant en marketing qui était jusqu’à récemment directeur de la marque de Moët & Chandon pour le Nigeria, la marque la plus populaire du pays.

« Les Nigérians accordent beaucoup d’importance aux marques »
Ann Ogunsulire

Maryanne Maina, consultante de marques de luxe pour le marché africain et qui est installée à Paris, ajoute : « Les Nigérians ont aussi une appétence pour des marques telles que Ferragamo, Dolce & Gabbana, Valentino, Elie Saab, Dom Pérignon, les montres Patek ­Philippe et les jets privés. » Un rapport d’EuroMonitor datant de 2013 souligne que le Nigeria était, entre 2006 et 2011, le deuxième marché le plus dynamique pour le champagne dans le monde, en volume. Et en 2013, Shoprite, un distributeur installé en Afrique du Sud, a indiqué que ses sept magasins nigérians vendaient plus de champagne que son millier d’enseignes en Afrique du Sud.

Un revendeur nigérian explique qu’il n’est pas rare pour du champagne d’être moins cher au Nigeria qu’en France. L’explication la plus plausible est le blanchiment d’argent. L’un des moyens préférés de rapatriement des fonds étrangers illégitimes au Nigeria est l’importation d’articles de luxe – alcools, meubles, voitures – pour les revendre au rabais. Il n’est également pas inhabituel pour des commerçants nigérians sans scrupules d’essayer de faire passer des vins moins chers pour du champagne, en changeant les étiquettes et les capsules. C’est parfois tellement bien fait que même un œil exercé a du mal à repérer la fraude.

Malgré ces difficultés, l’avenir du marché du luxe semble prometteur au Nigeria. Les dépenses en biens de consommation vont augmenter au rythme de la classe moyenne, qui, pour l’instant, reste de taille modeste. Dans l’immédiat, le Nigeria est considéré en crise économique, en raison de la chute verti­gineuse des prix du baril de pétrole, ce qui ­affecte l’importation de voitures de luxe, la construction de logements au standing dé­lirant ainsi que l’achat de jets privés. Mais pas encore le marché du champagne.

EuroMonitor estime que la consommation annuelle du Nigeria devrait doubler, pour atteindre 1,1 million de litres d’ici à 2017. « Le Nigeria est le plus grand marché du luxe en Afrique subsaharienne, insiste Maryanne Maina. Il y a beaucoup de gens riches dans le monde, ainsi que de nombreux consommateurs de luxe. Mais peu sont aussi démonstratifs que les Nigérians. »

(Traduit de l’anglais par Elodie Cousin.)

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