Photographies du monde arabe : des images pour se défaire des clichés

Remettre en cause les idées toutes faites sur le monde arabe, telle est l'ambition de cette première manifestation parisienne, antidote bienvenu à la peur et à l'obscurantisme.

Par Luc Desbenoit

Publié le 06 décembre 2015 à 08h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h03

L'habit ne fait pas le moine ? Allons donc ! répond Nabil Boutros (né en 1954), en exposant à la première Biennale des photographes du monde arabe — qui se tient à Paris dans huit lieux différents — une série d'autoportraits, dans lesquels il emprunte les multiples apparences de ses compatriotes égyptiens. L'artiste se travestit en boutiquier de souk, en rappeur à casquette, en jeune coiffé d'un bonnet et d'un casque audio, en professeur d'université à la chevelure grisonnante, en imam à barbe blanche... Chauve, barbu, imberbe, vieux ou jeune, s'accrochant à une identité égyptienne ou plagiant les critères de mode occidentaux. A lui seul, Nabil Boutros résumerait l'ambition de cette manifestation : remettre en cause les idées toutes faites sur le monde arabe, les clichés exotiques sur un mode de vie traditionnel qui a volé en éclats. Une cinquantaine de photographes abordent à leur manière, documentaire ou à l'aide de mises en scène, les complexes cultures d'une vingtaine de pays régulièrement caricaturés par des visions médiatiques à l'emporte-pièce, enthousiasmantes lors des « printemps arabes », désespérantes quand elles tournent au chaos.

Les attentats hantent cette première Biennale

Les faits sont pourtant évidents. La planète s'uniformise, Orient et Occident s'entremêlent, partagent les mêmes frictions, les mêmes urgences, les mêmes troubles identitaires, les mêmes désirs. Dans Transfiguration, la Marocaine Ihsane Chetuan (née en 1986) prélève dans des magazines féminins des parties de corps de femmes occidentales. Avec des sparadraps évoquant une grossière chirurgie esthétique, elle se colle un oeil vert, une bouche sensuelle. Trois portraits drôles et effrayants sur les fantasmes d'une impossible beauté mondialisée.

La Biennale a l'intelligence de s'ouvrir aux artistes occidentaux et de croiser les regards. Le Français Stéphane Couturier (né en 1957) arpente depuis des années, avec sa chambre photographique, la cité Climat de France à Alger, construite en 1957 par l'architecte Fernand Pouillon, et désormais surpeuplée. Pour en représenter la monumentalité, l'artiste découpe la photo géante d'une façade et la reconstitue sous forme de colonnes en relief, séparées les unes des autres de quelques centimètres. Sur le mur d'en face, le spectateur visionne des vidéos des portraits d'habitants, à chaque fois filmés seuls, plein cadre, regardant fixement la caméra, sans bouger, à tel point que l'on se croirait face à des photos. L'installation se visite comme un mémorial. Elle s'interroge sur notre histoire coloniale, son héritage et la déshérence actuelle de l'Algérie. Sans figer les réponses.

Avec sa Madone de Tunis, Amine Landoulsi (né en 1976) prend à contre-pied les clichés de la presse occidentale, inspirés de l'iconographie catholique. Sa madone n'est pas voilée, ni drapée, ni en pleurs dans la position d'une pietà. C'est une jeune femme aux cheveux blonds coupés à la garçonne. Elle fait face à la police lors d'une manifestation, en avril 2012. Photographiée derrière un écran de boucliers en Plexiglas striés par les coups, elle ne trahit pas d'émotion. Elle est déterminée. Visage d'une certaine jeunesse tunisienne.

La Française Mouna Saboni (née en 1987) jette l'effroi en jouant sur les contrastes entre images paisibles et textes violents. Sous ce portrait de l'Egyptienne Aya se baignant dans l'oasis de Siwa, un éden de végétation et de lumière, on lit le témoignage glaçant de Maï, ingénieure à Alexandrie. Selon un rapport d'Amnesty International, 99 % des Egyptiennes disent avoir été victimes de harcèlement sexuel. Maï raconte qu'elle ne marche plus seule dans la rue, qu'elle se rend au travail en voiture, « et même sur les routes ils te harcèlent ! Mais au moins ils ne peuvent pas te toucher ». Autrement elle ne sort plus de chez elle ou alors pour se rendre chez son amie qui habite en face, à quelques pas. « J'ai seulement une rue à traverser [...]. Eh bien même pour traverser cette rue, j'écoute de la musique très fort, je les vois, je vois les regards et je vois que certains me disent des choses, mais, au moins je n'entends pas les paroles. »

“Pourquoi m'as-tu quittée lorsque j'avais besoin de toi ?”

Les attentats du 13 novembre hantent cette première Biennale. Programmée bien avant, la manifestation tombe à pic, comme une réponse, un antidote à la haine, à l'obscurantisme et à la peur. La Jordanienne Tanya Habjouqa (née en 1975) s'intéresse à quatre veuves de guerre syriennes, comme Aysha, qui ont dû fuir leur pays. Elle fait partager des émotions communes à toute l'humanité. Ses portraits sont toujours énigmatiques et nécessitent une légende. Ainsi, photographiée de profil, Aysha lève le voile sur un secret intime, en se dénudant l'épaule sur laquelle se lit une phrase composée d'élégantes arabesques qui bleuissent sa peau — « Pourquoi m'as-tu quittée lorsque j'avais besoin de toi ? ». Son mari est mort en 2012 en combattant le régime de Bachar el-Assad dans les rangs de l'Armée syrienne libre. Dix ans auparavant, le couple s'était séparé après une violente dispute. Réconcilié, il s'était fait tatouer cette phrase « comme un rappel de la douleur de la séparation. Aysha ne pouvait alors imaginer le sens poignant que prendrait ce message des années plus tard ». Elle est inconsolable. On partage sa douleur.

 

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