Le jour de Rabii

« Juif-arabe-Tamoul-race-d’assassins »

Ça doit pas toujours être facile, être sourd ou muet. Ou les deux. N’arrête pas de lire.

Un ami à moi a repris le commerce de tissus de son père. Sur Chabanel. Un Juif. Des fois, je vais le visiter.

Sa blonde lui fait toujours des lunchs avec dessert maison. Il ne mange jamais son dessert, alors je sais que peu importe le jour ou l’heure, tant que c’est entre 8 h et 18 h du lundi au vendredi, il y a toujours une gâterie qui m’attend au tiède sur Chabanel Ouest.

Y’a pas longtemps, je suis passé le voir. On jase peu ; il est souvent occupé avec ses clients. Habituellement, je m’assois sur un tabouret inconfortable et je gosse sur mon cell pendant que des gens cheap négocient pour un cinq cents de moins par mètre de tissu.

Tu te penses frugal ? T’as aucune idée c’est quoi, être frugal, jusqu’à ce que tu voies une personne qui fait ses propres vêtements négocier son tissu.

Dernière fois que je suis allé le voir, il n’avait pas de dessert maison, juste un biscuit Big Daddy. Biscuit de vieux laid. Avoine raisins en plus.

Une femme dans la cinquantaine rentre en laid maudit. Une tornade je te dis. Elle avait acheté du tissu à rideaux quelques jours plus tôt. Il ne lui avait pas coupé la bonne longueur. Elle est en furie. Elle crie, boule dans la gorge et tout et tout.

Je me tais, parce que j’ai peur de quiconque accorde une quelconque importance à des rideaux. C’est des rideaux. Des rideaux comme dans la phrase : « On s’en crisse, c’est des rideaux. »

Elle exige d’être remboursée. L’affaire l’affaire l’affaire, parce qu’il y a toujours une affaire, c’est qu’elle avait charcuté le tissu au ciseau – ou à la tronçonneuse – pour en faire des sections. Donc, pas question que mon chum rembourse.

Ne m’écris pas pour me dire qu’originellement, c’était son erreur à lui, qu’elle avait donc droit à un remboursement intégral, ce n’est ni le point ni ce dont je veux te parler.

Il a quand même été smatte : il lui a offert de reprendre le tissu mutilé et de lui offrir un crédit. Elle a refusé. Le refus n’était pas explicite, mais elle a quitté le magasin en criant : « Osti d’Arabe crosseur ! Maudit Juif-Arabe-Tamoul-race-d’assassins. » J’ai librement interprété ça comme un refus.

Elle a crié ça et d’autres pas-gentillesses tout le long de sa flamboyante sortie. Du local de mon ami jusqu’à l’ascenseur. Il ne s’agissait pas d’une longue marche, le genre qui te fait digérer des ribs et quatre rhum and coke, mais c’était une pas pire déambulation pareil. Je te dirais une cinquantaine de pieds.

Une cinquantaine de pieds à sacrer contre les Arabes crosseurs et assassins. Parce qu’un vendeur de tissu lui a refusé un remboursement intégral. Un vendeur de tissu juif.

Au cas où tu te poses la question : oui, j’ai fini par manger le biscuit Big Daddy.

Je me retourne vers mon ami, j’attends une réaction. Il déclare simplement : « T’sais, les médias. » Je le prends un peu mal, vu que je travaille dans « les médias ». Cela dit, je comprends un peu.

Je commence à m’intéresser à Edward Bernays, le père des relations publiques. C’est écrit sur sa tombe. Y’a Normand Baillargeon qui a édité un de ses livres. Tu liras ça après Légendes pédagogiques, du même auteur.

« Relations publiques », deux mots qui, mis ensemble, forment un paradoxe. Il n’y a pas de relation avec le public, elle est unidirectionnelle, cette pseudo relation. Le public reçoit, mais le public ne répond pas. Pas avec la même portée, pas avec le même poids, pas avec la même ampleur. Le public réagit.

La fusillade à San Bernardino. Pendant le carnage, la police a affirmé ne pas savoir s’il s’agissait d’un acte terroriste. On attendait d’avoir la teinte Pantone de l’épiderme des tireurs avant de dire si les gens étaient terrorisés ou pas.

C’est ça qu’il voulait dire, mon Juif-Arabe-Tamoul-race-d’assassins, quand il a parlé des médias. La loi du moindre effort. Les raccourcis. Heuristique et compagnie. Je t’ai dit il y a quelques mois que je t’en parlerais. Je n’ai pas menti. Bientôt.

Un professeur d’anthropologie m’a déjà dit, un peu chaudaille : « Donne un grille-pain et une baignoire à quelqu’un d’intelligent et il va se faire des toasts le matin et prendre un bain le soir. Donne un grille-pain et une baignoire à un idiot et tztttttttt ! »

Le « tztttttttt ! » faisait office de bruit d’électrocution. C’était très drôle.

Il a ensuite ajouté : « On nous donne trop d’information. On nous gave. Des toasters et des baignoires dans la même seconde. Ça va pour les intelligents, mais c’est trop pour les idiots. C’est là que les stéréotypes deviennent des vériotypes. »

Je ne sais toujours pas si « vériotype » est un vrai mot ou juste un néologisme de prof d’université, mais j’ai compris ce qu’il voulait dire.

Reviens à la première phrase. Ça doit pas toujours être facile, être sourd ou muet. Ou les deux. T’as pas arrêté de lire, merci.

Jusqu’en 2004, dans la langue des signes américaine, pour désigner un Juif, tu mimais, avec tes doigts en forme de pointe, un gros nez. Tu pouvais aussi frotter ton pouce à ton index, comme pour vouloir dire « de l’argent ». Ou encore singer une longue barbe qui descend pas mal bas. C’était ça, un Juif.

Un Chinois : t’utilisais tes index pour te brider les yeux. Un Indien, tu touchais avec ton doigt un point imaginaire entre tes deux sourcils.

Et la cerise, un homosexuel : tu laissais mollement tomber ton poignet.

On l’a modernisée, la langue des signes, mais ç’a été difficile. Y’a même eu des poursuites. Comment expliquer à un sourd que c’est plus ça, un gai ou un Juif ?

Que c’est plus que ça ? Surtout quand le signe actuel fait la job : communiquer efficacement un concept ou une idée, aussi court le raccourci historique ou culturel puisse-t-il être.

La majorité peut communiquer plus aisément. On est capables de se dire : « Allô-tu-viens-d’où-pourquoi-tu-portes-le-voile-qui-es-tu-comment-a-été-ta-journée-c’est-vrai-que-tu-veux-te-faire-sauter-dans-un-avion-aimes-tu-la-pizza ? »

On est capables, mais on s’en tient quand même à se parler comme des sourds, avec des signes, des symboles, des raccourcis.

Je vois de plus en plus de femmes voilées et de gens à la couleur de peau pas tout à fait blanche se faire regarder croche. J’ai un profond malaise avec ça.

Voyons-nous. Parlons-nous. Écoutons-nous. Ne serait-ce que par respect pour ceux qui ne peuvent pas.

Tout le monde aime la pizza.

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