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Enquête

Le smartphone, boussole et outil d'intégration pour les réfugiés

Par Daisy Lorenzi

Publié le 8 déc. 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

•Assurer•sa sécurité, garder le contact avec la famille et rompre l'isolement : le smartphone est un outil multitâche devenu indispensable pour les réfugiés. Si l'accès à une connexion reste précaire, des initiatives se développent pour tirer le meilleur parti des nouvelles technologies.

Accoudé au comptoir, Abdallah glisse ses doigts sur son téléphone, « scrolle » de droite à gauche comme pour tuer le temps. Ce jeune Soudanais, qui a fêté ses vingt-huit ans le 2 novembre, vit depuis trois mois en France, où il a déposé une demande d'asile. En attendant, il est hébergé depuis quelques jours dans un hôtel Formule 1 à proximité de Paris. Trois fois par semaine, il contacte sa fiancée restée au Soudan sur Skype, WhatsApp ou Viber, des applications de VoIP (voix sur réseau IP) qui permettent de passer des appels via Internet. « A l'hôtel, le wi-fi est gratuit, commente Abdallah dans un anglais hésitant. Avant, j'étais dans le campement à Austerlitz. J'allais à la gare pour charger mon téléphone et avoir le wi-fi. Si je perds mon téléphone, ce sera un très gros problème pour contacter ma famille et mes amis, ici, au centre. »

Garder le contact avec sa vie d'avant, tisser des liens dans celle d'aujourd'hui : les réfugiés, plus encore que quiconque, utilisent leur smartphone comme un outil social. Sur les groupes Facebook de soutien aux réfugiés, ces derniers sont nombreux à prendre contact avec les bénévoles. « Il est fondamental que les réfugiés aient un maximum de numéros des uns et des autres, pour dire où ils sont, s'ils ont besoin de quelque chose », explique Judith Aquien, bénévole et auteur d'un livre décryptant notre addiction au smartphone.

Téléphonie humanitaire

A la fois boussole et point d'ancrage, le smartphone est devenu un outil indispensable pour la survie des candidats à l'exil. Télécoms sans frontières (TSF) en sait quelque chose : cette ONG française oeuvre depuis dix-sept ans pour offrir un accès aux télécommunications aux populations affectées par des conflits ou des catastrophes naturelles. « On croit toujours que la téléphonie humanitaire est quelque chose d'accessoire par rapport à la médecine ou à l'aide alimentaire, mais c'est totalement faux », plaide son président cofondateur, Jean-François Cazenave. « Quand vous avez un contact familial à l'étranger, vous n'êtes plus le numéro 2.000 quelque chose : vous devenez le numéro un à aider et vous allez pouvoir recevoir des choses qui vous apporteront un bienfait immédiat. »

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L'ONG, qui mène des missions d'urgence dans 70 pays à travers le monde, a vu son activité bouleversée par l'arrivée de réfugiés équipés de smartphone depuis environ deux ans. L'installation de réseaux wi-fi a remplacé le prêt de téléphone des débuts. Pour venir en aide aux 894.511 réfugiés qui ont rejoint l'Europe depuis le début de l'année (selon les chiffres publiés début décembre par le Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés), TSF a ouvert deux centres sur les principaux points de passage : Pre¨evo, en Serbie et Gevgelija, à la frontière entre la Macédoine et la Grèce.

Chaque jour, 14.000 personnes y transitent, rechargeant leurs batteries sur des stations de charge et se connectant quelques heures au réseau wi-fi. Au sein du camp, des panneaux d'information indiquent en anglais et en arabe la mise à disposition d'une connexion gratuite. « Il n'y a pas de code d'accès et l'on a rarement besoin de les former, explique Jean-François Cazenave. Une grande majorité d'entre eux est issue de pays où ils ont été obligés d'utiliser des smartphones, comme en Syrie, où les réseaux de communication classiques sont régulièrement coupés. »

Depuis son ouverture le 18 septembre, le centre de Pre¨evo a enregistré pas moins de 74.143 connexions de terminaux, des téléphones mobiles pour l'essentiel. « Les réfugiés arrivent au centre par groupes de cinq ou six personnes. Ils possèdent généralement un smartphone pour l'ensemble des membres », décrit Jean-François Cazenave. En permettant chaque jour la connexion de 3.000 terminaux, TSF permet à l'intégralité des personnes qui transitent par ses centres d'accéder à l'information.

Car c'est bien là le nouvel enjeu de l'accès à Internet. Les réseaux sociaux et les applications d'appels VoIP, s'ils ont une importance considérable pour les réfugiés, ne représentent respectivement que 16 et 14 % des usages dans les centres de TSF. L'essentiel réside dans la circulation de l'information que permettent les smartphones. « Plus l'information passe vite, plus elle leur permet d'assurer leur sécurité, explique le président de TSF. Cela leur permet de savoir que telle frontière ouvre et telle autre ferme. Ils cherchent aussi à se renseigner sur la politique d'accueil du pays, sur la monnaie locale. Savoir combien coûte un trajet en bus leur évite de se faire voler et tromper par des gens malhonnêtes », ajoute Jean-François Cazenave. Au passage, l'ONG précise être là pour assurer « un accès aux conditions maximales de sécurité », et non pour « apporter une aide à la migration vers l'Allemagne ou vers un autre pays ».

Sur Internet, d'autres prennent alors le relais pour assurer la circulation de l'information à des populations qui, si elles sont à l'aise avec l'outil, ne maîtrisent pas forcément la langue du pays. C'est dans cette optique qu'a été lancé, fin octobre, le site Refugeeinfo.eu, par Google, l' International Rescue Committee et Mercy Corps. Ce projet open source, appelé « Crisis Info Hub », renseigne les réfugiés sur les conditions d'accès aux îles de Lesbos et de Kos : où se rendre pour s'enregistrer, se loger, le coût des transports, les contacts d'urgence... L'ergonomie de la plate-forme a été pensée pour consommer peu d'énergie et pour être lisible par le plus grand nombre avec des traductions en anglais, grec, arabe, persan et pachtoune.

De la même manière, une équipe hongroise a développé en septembre InfoAid, une application mobile qui indique les frontières ouvertes, les procédures du droit d'asile en Hongrie ainsi que des détails sur les moyens de transport. Elle est désormais gérée par l'ONG Migration Aid.

Apprendre la langue du pays hôte reste l'une des premières préoccupations des réfugiés, dont les smartphones sont souvent remplis d'applications linguistiques. Le service de traduction automatique Google Translate est si fréquemment utilisé que le géant américain a lancé un appel, fin septembre, aux locuteurs arabes pour l'aider à perfectionner son programme.

Connaître quelques mots de français, mais aussi se déplacer par ses propres moyens grâce à Google Map : le smartphone permet d'acquérir une autonomie et de s'émanciper de l'aide sociale. « Il faut changer la conception traditionnelle de l'aide aux réfugiés », explique Carlos Arbelaez, qui fait un constat : « Aujourd'hui, les informations existent, mais elles sont en français ou en anglais, et ne s'adressent pas directement aux réfugiés. Tout cela dégénère en dépendance. »

Ce réfugié statutaire colombien, coentrepreneur au sein de l'association Singa, fourmille de projets pour aider les réfugiés à prendre en main leur destin. En juillet, l'association a lancé CALM, une plate-forme d'hébergement entre particuliers et réfugiés, qui a enregistré 20.000 inscriptions. Et, depuis plusieurs mois, le jeune homme participe à l'élaboration du projet Waya, une application pour smartphone qui devrait sortir en mai 2016. Son principe et son utilisation se veulent simples : regrouper en un même endroit toutes les informations utiles aux réfugiés. Procédure de droit d'asile, démarches administratives, mais aussi où se soigner, se laver, trouver du wi-fi ou un lieu où passer des appels internationaux pour pas cher... le tout en plusieurs langues. L'application comporte aussi un volet vie sociale, avec une programmation d'événements culturels permettant des rencontres.

Ce projet, même s'il a évolué depuis, est né lors du « premier hackathon sur l'asile en France », organisé en janvier par Singa. Un projet soutenu par la fondation d'entreprise Free. L'association étant elle-même lauréate du programme SFR jeunes talents. L'implication des opérateurs télécoms français émerge encore doucement et reste dans le giron du mécénat et des fondations d'entreprise. Il n'est pas question de « mélanger les axes d'activité avec le mécénat », explique-t-on chez Orange. Les distributions de téléphones ou de bornes wi-fi laissent donc place au financement de projets d'insertion, quand ces derniers existent. En outre, les statuts des fondations d'entreprises empêchent souvent ces dernières d'intervenir sur des projets hors de France.

Carte SIM prépayée

Iran, Turquie, Serbie, Bulgarie... Turialai [le prénom a été changé, NDLR] a du mal à se remémorer le nom de chaque pays traversé pour arriver en France. Cet Afghan espère depuis six mois obtenir le statut de réfugié. Lorsqu'il se remémore sa traversée, il évoque partout un même rituel : recharger son téléphone dans les gares, les boutiques ou dans les jardins de particulier, et se procurer une carte SIM prépayée qui coûte moins d'une dizaine d'euros. « C'est rare d'avoir du wi-fi, alors la plupart des gens utilisent des cartes SIM achetées pour pas très cher. Nous, on s'en partageait une pour cinq ou six personnes. On l'a utilisée pour trouver notre route avec le GPS et pour ne pas se perdre entre amis du groupe, jusqu'en Italie où la police l'a confisquée », explique le jeune homme.

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Même une fois en France, l'accès à Internet reste compliqué. Faute de moyens, tous les centres d'accueil pour demandeurs d'asile (Cada) ne sont pas forcément équipés d'une connexion. « Quand l'hébergement se fait dans un lieu collectif, nous disposons généralement d'une connexion Internet, explique Pierre Henry, directeur général de France terre d'asile (FTA). Mais la plupart des lieux que nous utilisons sont des appartements individuels, et cela pose donc des problèmes de coûts. » Le numérique n'est pas considéré par FTA comme « la première urgence » face au logement et à l'alimentation, explique Pierre Henry. D'autant qu'il l'assure, les codes d'accès aux réseaux wi-fi se transmettent et les connexions sont rendues possibles dans les jardins publics et les bibliothèques. A Paris, les réfugiés connaissent tous la Bibliothèque publique d'information (BPI) du Centre Pompidou. Le wi-fi comme l'accès aux ordinateurs y étant gratuits, nombreux sont les réfugiés qui y passent une bonne partie de leurs journées. D'où l'idée de France terre d'asile d'y installer une permanence, deux fois par semaine, pour pouvoir mieux orienter les demandeurs d'asile.

Un grand nombre de ceux que rencontre Azadeh Ghaemi, une interprète de l'association, sont « un peu perdus », car en grande majorité des Afghans. Contrairement aux réfugiés syriens, ils sont généralement issus d'un milieu social plus défavorisé et sont donc moins familiers des smartphones. Une absence de compétences en numérique qui se révèle parfois une difficulté supplémentaire dans le parcours d'un demandeur d'asile et son processus d'intégration.

Les points à retenir

Le smartphone est devenu un outil indispensable pour la survie des candidats à l'exil.

Pour venir en aide aux 894.511 réfugiés qui ont rejoint l'Europe depuis le début de l'année, l'ONG Télécoms sans frontières a ouvert deux centres sur les principaux points de passage : Pre¨evo, en Serbie et Gevgelija, à la frontière entre la Macédoine et la Grèce.

Chaque jour, 14.000 personnes y transitent, rechargeant leurs batteries sur des stations de charge et se connectant quelques heures au réseau wi-fi.

Daisy Lorenzi

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