Les Mille et un visages de l’islam

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Société

Les Mille et un visages de l’islam

Munem Wasif tente de redéfinir l'islam autrement que de manière stéréotypée.

Très personnelle et à la croisée des chemins entre religion et culture, « In God We Trust », reportage de Munem Wasif actuellement exposé à la galerie 247, à Paris, est une tentative de redéfinition de l'islam autrement que de manière stéréotypée. Composée de photographies – dont l'une est agrémentée de son –, d'une vidéo et d'objets, l'exposition explore les différents visages de l'islam, religion au centre des préoccupations depuis le 11 septembre 2001 et pratiquée par un nombre estimé à 1,6 milliard de personnes à travers le monde.

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Né en 1983 à Dhaka, au Bangladesh, le photographe est diplômé du Pathshala South Asian Media Institute et a reçu de nombreuses récompenses – notamment le Prix du jeune reporter de la ville de Perpignan en 2008. Il devenu membre de l'agence VU la même année.

Si son travail se concentre principalement sur des thèmes comme l'identité, l'enfance et le rapport à soi, il s'intéresse aussi beaucoup à son environnement proche – sa famille, son pays et sa religion, au cœur de ce nouveau projet.

VICE : Comment est né votre projet « In God We Trust » ?
Munem Wasif : En grandissant au Bangladesh, je ne me suis jamais senti très musulman, même si l'islam y est très présent. La manière dont les grands médias la représentaient après le 11 septembre n'avait rien à voir avec la vision que je m'en fais et avec laquelle j'ai grandi. Par ce projet, je voulais illustrer cette nuance et offrir une alternative à la vision clivée des médias. Aussi, les reportages sur l'islam se concentrent souvent sur des fanatiques extrémistes ou des jeunes riches qui vivent à l'occidentale, boivent de l'alcool, dansent et font la fête. Il n'y a jamais rien entre les deux. J'ai donc voulu combler ce vide.

Je voulais aussi explorer les détails, qui manquent dans la vision générale de l'islam quand on a un point de vue extérieur. Par exemple, dans des villages du Bangladesh, les femmes portent le saree, qui laisse voir pas mal de chair ; c'est quelque chose qu'on ne voit pas souvent dans des pays musulmans. On parle le bengali, on célèbre la nouvelle année avec des chants Tagore, on a des fakirs qui chantent et mènent des vies spirituelles dans les villages. Ce qui m'intéressait, c'étaient tous ces petits détails plutôt que ces visions réductrices qu'on trouve en ouvrant son journal.

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Le sujet de votre expo est donc plus l'islam que la croyance en elle-même ?
Je pense que c'est venu de l'idée que « nous » croyons en Dieu. En général, l'islam est vu par d'autres. Je voulais explorer de l'intérieur la manière dont nous croyons. Dans ce « nous », il y a plusieurs « moi », donc plusieurs visions. Disons que je voulais privilégier la manière dont nous croyons : le point d'intersection entre religion et culture. C'était aussi une manière de me défier moi-même en me demandant « qui suis-je ? » et « quelle est ma place sur Terre ? ».

Récemment, au Bangladesh, un éditeur a été assassiné [par des extrémistes] parce qu'il avait publié des écrits athées. Où est-ce que je me place dans tout ça ? J'utilise ces questions dans mon travail et dans mon rapport à moi-même. C'est un projet qui ne cesse d'évoluer ; ce n'est pas un reportage pour un magazine.

Vous voulez aussi montrer en quoi la religion intègre notre personnalité et nous rapproche les uns des autres. La religion est aussi une chose qui nous divise, non ?
Oui, et j'essaye aussi de le montrer. Je rassemble toutes ces voix discordantes pour montrer que ce n'est pas simplement monolithique ou aussi simple qu'on a tendance à le croire. Le Bangladesh est un petit pays, très différent du Pakistan. Pourtant, avant, ces deux peuples étaient ensemble. J'essaye de briser cet ensemble.

Voir une chose aussi complexe comme uniforme et singulière est idiot. On est juste des êtres humains, tous différents. Quand on rencontre quelqu'un pour la première fois, on a tous ces idées préconçues qui nous empêchent de vivre une vraie expérience humaine. Cette exposition, je ne la fais pas en tant que musulman, je souhaite juste montrer ce avec quoi j'ai grandi.

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Vous racontez que votre père vous a conseillé de raser votre barbe la première fois que vous êtes venu en Europe en 2007. Vous ne l'avez pas fait et vous racontez avoir fait face à des comportements un peu paranos.
Je me suis rendu compte que cette espèce de peur avait été véhiculée par les médias. D'un côté, des journalistes créent une violence très suggestive et stéréotypée et, de l'autre, un public consomme cette violence.

Je ne pense pas que ce soit un problème qui vienne des gens. Pour moi, la manière dont on les représente est devenue institutionnalisée. Je trouve plus intéressant de regarder ce qui n'est pas forcément visible. Prenez ma barbe, par exemple ; j'ai commencé à la laisser pousser au Bangladesh. Là-bas, ça a une signification religieuse, mais dans d'autres communautés, ça signifie que vous fumez du haschisch ou que vous venez de rompre avec votre petite amie. Aujourd'hui, ça veut quasiment dire que vous êtes un terroriste.

Donc vous diriez que « In God We Trust » est fait pour questionner l'islam ou pour changer la vision qu'en ont les gens ?
Je ne sais pas si j'ai envie de changer leur vision. Ce que je souhaite, c'est ouvrir un dialogue qui pourrait permettre aux gens de réfléchir avant de mettre qui que ce soit dans une case – ce qui arrive tout le temps, que vous soyez Américains, Iraniens ou Bengalis. On peut être complètement différents à l'intérieur de ce que l'on est à l'extérieur. Par exemple, on peut être « noir » tout en étant « blanc ». Notre origine géographique et nos caractéristiques physiques ne déterminent pas nécessairement qui nous sommes. Je pense que c'est ce que je peux apporter à travers cette exposition.

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Sur la photo des commémorations de la bataille de Kerbala, en une de cet article, certains fidèles comme l'homme du milieu ont l'air béat et heureux. Avec le son qui accompagne la photo dans l'exposition, il devient clair que la joie n'est pourtant pas l'émotion qui prédomine.
C'est un sentiment typique dans la photographie. Ces hommes sont en transe ; ils pleurent tout en s'enlaçant. On ne voit pas ça tous les jours. Du moins, ça ne fait pas partie de nos idées préconçues sur la façon dont les hommes interagissent.

En bengali, la sensation qu'ils ressentent se nomment « Matom ». En gros, ils sont en deuil tout en étant connectés aux deux commandants morts lors de la bataille. J'ai ajouté du son à la photo en espérant créer une sensation abstraite, tout en essayant de laisser assez d'espace aux visiteurs pour qu'ils puissent se faire leur propre idée.

On vous qualifie souvent de « photographe humaniste ». Vous vous considérez comme tel ?
Pas vraiment. Mon prochain projet pourrait ne pas être de nature photographique. J'ai envie d'utiliser différents médias – en particulier le son et la vidéo. Pour moi, cette conception du photographe humaniste qui documente telle ou telle chose n'est pas quelque chose de fixe dans le temps. En fait, je m'en moque un peu. Ce qui m'importe, ce sont les émotions humaines. Je ne suis pas dans une démarche postmoderne pseudo-intellectuelle où l'on regarderait mon travail sans rien comprendre.

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C'est donc pour cette raison que vous avez intégré des choses personnelles dans l'expo – cette vidéo avec votre père, votre sœur et votre femme et le moulage de l'oreille de votre fils ?
C'est la première fois que j'utilise mes proches dans un sujet. C'était très important pour ce projet en particulier, parce que les gens ont souvent des idées préconçues sur les communautés, les conflits et tout ça. Je voulais prendre un chemin personnel. Le privé peut devenir public et le public très personnel…

Comment faites-vous pour capturer les émotions dont vous parliez tout à l'heure ? Elles sont tellement pures, sincères et fortes.
C'est comme quand on joue de la musique. On apprend à jouer pendant longtemps, puis ça devient naturel ; au bout d'un moment, on ne pense plus à l'instrument qu'on tient. On a l'impression que ça se passe spontanément, mais c'est un processus inconscient : ce moment s'est créé il y a longtemps. Au final, c'est comme une explosion de tout le savoir qu'on a acquis. Je ne peux pas expliquer ça rationnellement ; c'est quelque chose d'intuitif.

Quel est le secret de la photo parfaite ?
Je ne crois pas en la « photo parfaite ». Je pense que c'est un cliché, même si ça peut-être une notion utile pour l'apprentissage de la photo. Je préfère une image imparfaite, non terminée et qui me pousse à me poser des questions à une « photo parfaite ». Les histoires et les sensations valent plus que les images. Si un ensemble de photos, ou même une seule photo, peut vous donner l'essence d'une chose, alors c'est une photo intéressante.

La perfection d'une photo dépend de celui qui la regarde et comment il le fait. Si vous montrez une photo à un directeur artistique, comment l'interprétera-t-il ? Qu'en est-il d'un danseur de ballet ? Ce qui m'intéresse, c'est l'avis de mon voisin plutôt que le leur. On vit dans des petites bulles où l'on se fait de la place pour nous-même parce que ça nous rassure. Au final, le monde est tout petit. Ce que je veux, c'est que n'importe qui vienne voir mon expo et soit fasciné par l'image ; pas besoin de s'y connaître en éclairage, en composition et en balance des noirs et des blancs. C'est ça l'expérience humaine.

Le mot « Punctum » repris par Roland Barthes résume très bien ce que je veux dire. C'est un terme qui définit toutes les émotions bizarres et contradictoires qu'on peut ressentir en regardant une photo sans pouvoir les expliquer. Barthes a trouvé une photo de sa mère, mais quelque chose ne va pas dans cette image. Pourtant, certains détails – son visage, ses mains – provoquent des émotions fortes qui ravivent quelque chose dans la mémoire et qu'il ne peut pas expliquer. Dans notre société, on doit constamment justifier et expliquer. Je pense que ça nous donne l'impression d'avoir accès à des certitudes. Cependant, il y a beaucoup de choses que l'on ne peut pas expliquer. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de certitudes pour autant. Je suis juste contre cette tendance qui nous pousse à mettre les choses et les gens dans des cases, à raisonner en termes de noir et blanc.

« In God We Trust », à la galerie 247, 247 rue Marcadet, à Paris, jusqu'au 23 janvier 2016

Interview : Robin Cannone