Louis Jehel, professeur de psychiatrie au centre hospitalier universitaire de Martinique, était de passage à Paris pour un débriefing post-attentat avec les centres médicaux psychologiques de la capitale. Le Monde l’a interrogé sur l’impact des mémoriaux sur la vie des riverains.
Plus de trois semaines après les attentats, fleurs, bougies et autres hommages aux victimes sont toujours présents sur les lieux frappés par les attaques. Quel impact cela peut-il avoir sur la vie des personnes qui vivent dans ces quartiers ?
En continuant à déposer des fleurs sur les lieux des attentats, on oublie ceux qui sont le plus touchés par ces gestes : les riverains, déjà terrorisés par les attaques. C’est d’autant plus difficile pour eux qu’ils n’osent pas le dire. C’est le syndrome du survivant : ils se sentent coupables de se plaindre, alors qu’ils ont survécu. Mais certains vont réussir à l’exprimer, et il faut être capable de les entendre.
Or, on voit que le nettoyage a commencé et que des passants en sont gênés. Comme si toucher aux fleurs et aux bougies équivalait à toucher la mémoire des morts. Il ne faut pas sacraliser ces objets, et permettre à ceux qui vivent là de reprendre une vie normale.
D’autant qu’en les maintenant en bas de chez eux, on prend le risque de creuser des cicatrices durables chez les habitants de ces quartiers. Car la durée de l’exposition conditionne celle du traumatisme, ainsi que ses conséquences sur la vie relationnelle, professionnelle, mais également sur la santé physique. Pour cesser de penser à cet événement envahissant, certains risquent par exemple de tomber dans des conduites addictives, comme l’alcool ou le cannabis.
Au bout de combien de temps faut-il s’inquiéter ?
En une semaine, il y a déjà un risque de consolidation du traumatisme. Alors au bout de trois semaines, on peut aboutir à des cas pathologiques qui vont nécessiter la prise de médicaments.
En maintenant une emprise aussi forte sur les riverains, on contribue à faire persister les symptômes et les flash-back, notamment chez les plus vulnérables : ceux qui ont déjà vécu des événements traumatisants, ou les enfants. On voit notamment des parents qui ne savent plus par où passer pour emmener leurs enfants à l’école et éviter ces mémoriaux. Car comment ne pas faire de cauchemar quand on rentre chaque soir dans un cimetière ?
Quels symptômes sont entretenus par la présence de ces fleurs ?
Les réminiscences, en premier lieu. C’est-à-dire que certains riverains revivent les attentats : des bruits, des images, des sons, et même des odeurs, peuvent leur revenir.
L’hypervigilance aussi. Ils sont en permanence sur le qui-vive, entretiennent des troubles cognitifs, de la mémoire et de la concentration. Et, enfin, l’évitement. C’est un réflexe naturel : quand on a vécu un traumatisme, on essaie d’éviter de le revivre. Mais eux, ils ne le peuvent pas. Dès qu’ils sortent de chez eux, ils sont exposés. Ils tombent sur des fleurs, des anonymes qui viennent se recueillir ou même sur le président américain. C’est peut-être utile pour la politique, mais, à chaque fois, on rouvre la plaie.
Les premiers témoignages de gens qui veulent déménager commencent d’ailleurs à nous parvenir. Et c’est justement tout ce qu’on cherche à éviter.
Vous nous dites donc que les hommages n’aident pas les victimes, et sont même contre-productifs…
Ce rituel est indispensable dans les premiers jours, pour jouer un rôle de soutien auprès des victimes et des riverains. Mais il faut rapidement redonner place à la vie, sinon on installe le traumatisme dans la durée. Comment voulez-vous passer à autre chose en passant tous les jours devant un mémorial ? Sauf à se dissocier de la réalité, mais cela expose à d’autres problèmes psychologiques…
Ce qui est difficile dans le contexte actuel, c’est que la menace persiste. On nous dit que d’autres attentats risquent de se produire, l’état d’urgence est maintenu. Or, plus la peur dure, plus ceux qui ont été choqués risquent d’avoir des séquelles durables.
Quelle solution peut-on proposer pour éviter de maintenir les riverains sous cette chape de plomb ?
Prenons l’expérience d’autres pays qui sont plus « habitués » aux attentats, comme Israël, où la règle est de reprendre la vie la plus normale possible, le plus vite possible. Ils font en sorte que les larmes ne soient pas versées trop longtemps là où se sont déroulés les attentats, et identifient rapidement un autre lieu, plus neutre, qui peut servir à ce rituel.
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