John Giorno : de Warhol à Burroughs, itinéraire d'un héros de la contre-culture

Au Palais de Tokyo, l'artiste suisse Ugo Rondinone revient sur l'activisme du poète américain au sein de la beat generation, ses liens avec Andy Warhol et son influence sur des musiciens comme Frank Zappa, Debbie Harry ou Philip Glass.

Par Olivier Cena

Publié le 06 décembre 2015 à 17h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h03

C'est une histoire d'amour. Elle débute en 1997 et trouve son apogée provisoire dans l'exposition qu'un amant offre à son aimé. L'amant est un artiste conceptuel suisse de 50 ans vivant à New York, Ugo Rondinone ; et l'aimé, le poète américain John Giorno, âgé de 79 ans, l'un des hérauts de la contre-culture américaine des années 1960. Bien que Rondinone insiste sur l'utilisation d'un « je » pluriel et collectif, le titre de l'exposition — « I love John Giorno » (« J'aime John Giorno ») — sonne comme une déclaration intime où transparaissent la tendresse et l'admiration du plasticien pour le poète.

Des textes faits pour être écoutés

La première grande apparition de Giorno dans le monde de l'art date de 1963. Il est alors depuis un an l'amant d'Andy Warhol, qui filme en noir et blanc son visage endormi et en tire un film de plus de cinq heures (Sleep), montage donnant l'illusion d'un long plan-séquence. Avec l'écrivain William Burroughs, il développe ensuite une vieille technique dadaïste, le « découpé » (en anglais le cut-up), consistant à hacher un texte puis à le remonter au hasard. Mais Giorno n'est pas à proprement parler un littéraire (1) . Ses textes sont faits pour être écoutés. Il les enregistre, les tritouille, et monte en 1965 sa propre maison de production (Giorno Poetry System), où viennent les amis d'alors : John Cage, Laurie Anderson, Allen Ginsberg, Patti Smith ou Frank Zappa.

Là se situe la fascination de Rondinone : Giorno, c'est le New York des années 1960-1970, lorsque les arts se mêlent et que naît la culture pop américaine, alors underground, aujourd'hui officielle et historique. De l'effervescence passée ne demeure qu'une légende sur laquelle prospère le marché de l'art : New York n'est plus New York, mais fait semblant de l'être, comme avant lui le Paris de l'après-guerre singeait sa grandeur révolue. Et Rondinone, comme un regret, met en scène à la fois son adoration pour l'homme et sa nostalgie pour une époque qu'il n'a pas connue. Il fait de Giorno une star : au débouché d'un couloir sombre, dans une salle obscure, sur des vidéos de formats différents, une multitude de Giorno en smoking noir ou blanc, pieds nus, éclairés par une poursuite, récitent un poème (Thanx 4 nothing). Dans ce texte aigre-doux écrit pour ses 70 ans, le poète revient sur son passé, sur ses amants, et « remercie » les amis qui l'ont trahi et l'Amérique pour sa « négligence ».

Une star sur le tard

Giorno est en effet devenu tardivement une star. Le statut de son oeuvre plastique, pourtant banale (des slogans poétiques, politiques ou sociaux écrits sur des toiles ou à même le mur), mais exposée en galerie, résume à lui seul la fortune de la contre-culture américaine : récupérée, institutionnalisée, mercantilisée. Ainsi, le temps de l'exposition, un opérateur français sponsorise un ersatz du service téléphonique diffusant des poèmes inventés par Giorno en 1968 (Dial-a-poem). Car Giorno appartient à cette génération qui croyait aux bienfaits de la culture de masse — culture de la consommation étrillée par l'historien et sociologue américain Christopher Lasch (1932-1994), qui l'accusait de plonger le peuple dans « un état d'insatisfaction et d'anxiété chronique » (2) . A la suite d'Allan Kaprow, artiste américain inventeur du « happening », et des théories du Black Mountain College des années 1950 (une université libre de Caroline du Nord perpétuant l'esprit du Bauhaus), Giorno voulait que se confondent l'art et la vie. Il ne se produisait pas, alors, dans les musées et les galeries, mais distribuait ses poèmes dans la rue. On sait ce qu'il advint des idéaux généreux de ces artistes : ce que dénonçait Lasch, une industrie culturelle. John Giorno, lui, a trouvé la paix dans le bouddhisme — et l'amour.

(1) Trois livres de Giorno sont édités en français (traduction de Gérard-Georges Lemaire) aux éd. Al Dante.

(2) La Révolte des élites et Culture de masse ou culture populaire ?, éd. Climats.

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