Publicité

Régionales : à Lille, le «dilemme absolu» des électeurs de gauche

REPORTAGE + VIDEOS - Ils vivent à Lille, sont étudiants, profs, architecte ou musiciens, militants associatifs et tous sympathisants de gauche. Que vont-ils faire pour le second tour des régionales  en Nord-Pas-de-Calais-Picardie ? Voter à droite ou rien ? Ils témoignent de leur «désarroi».

021541808146_web.jpg
Sur la porte de la Compagnie du tire-laine

Par Elsa Freyssenet

Publié le 8 déc. 2015 à 11:31

Marion et Maxime, étudiants.

Harmonie, trésorière du Spartak lillois.

Ils vivent à Lille, sont étudiants, profs, architecte ou musiciens, militants associatifs et tous sympathisants de gauche. Pour le second tour des régionales, ils disent être confrontés à « un dilemme absolu » : voter à droite ou rien. Ils témoignent de leur « désarroi » : ils ont déjà voté Jacques Chirac en 2002, et ils redoutent 2017. Et, c'est nouveau à gauche, beaucoup ne croient plus au front républicain.

Publicité

Premières larmes au Beffroi

Il est un peu plus de 21 heures dimanche soir et ils sont quelques-uns à errer dans la grande salle de la mairie de Lille. Simples électeurs, ils sont venus écouter l'annonce des résultats sur leur ville et chercher des élus avec qui discuter : de la situation créée par la très forte avance de Marine Le Pen dans la grande région Nord-Pas-de-Calais-Picardie, de la stratégie à adopter pour le second tour quand on a le coeur à gauche. Mais aucun élu n'est là, tous occupés ailleurs ou enfermés avec la maire Martine Aubry et le candidat PS défait Pierre de Saintignon. Seuls les assesseurs des bureaux de vote font sagement la queue pour faire enregistrer leurs résultats et remettre leurs gros sacs rouges remplis de bulletins.

« J'attendais un discours d'Aubry », lâche Maxime, déçu. « C'est le moment de se rassembler et il n'y a personne », soupire Marion. Tous deux étudiants, ils ont toujours voté socialiste. Davantage que la déroute de leur candidat, ils sont catastrophés par le score du FN. « Je ne sais pas comment ça va évoluer, ça me fait peur. On est en train de dresser les gens les uns contre les autres », explique Marion, les larmes aux yeux. Elle ajoute : « Je n'ai jamais voté à droite mais cette fois, je vais être obligée d'aller contre les valeurs que j'aime ». « Bertrand c'est possible mais jamais je n'irai voter Sarkozy ! », prévient Maxime qui se projette déjà en 2017 et « s'attend » à une élimination de François Hollande dès le premier tour de la présidentielle.

Cette élection-là est dans bien des têtes. C'est d'ailleurs pour « éviter que la région serve de tremplin » présidentiel à Marine Le Pen que Clotaire, un gaillard d'une trentaine d'années, n'exclut pas de voter pour la droite dimanche prochain. Mais il « hésite » encore : « Je ne veux pas donner un blanc seing à Bertrand ». Cet « ex-militant socialiste » déçu par « les apparatchiks » locaux a choisi la liste « Nous citoyens » au premier tour. Il n'empêche, il ne décolère pas : « A part le candidat, les barons socialistes sont restés tranquillement dans leur fauteuil au lieu de faire campagne ! »

A la Compagnie du tire-laine, « le retrait, c'est lâche ! »

Sur la porte de la Compagnie du tire-laine, une affiche dit tout de l'engagement de ses membres dans l'élection : « Le 13 au soir, trop tard pour pleurer ! Votez». Ici pas de larmes en ce lundi matin mais de « l’écœurement ». Jean-Paul, un bénévole, arrive le front buté et le verbe haut : « Le retrait des socialistes, c'est abuser ! On s'est bougé pour eux et ils nous obligent à choisir entre la droite et l'extrême droite ! Pierrot Mauroy doit se retourner dans sa tombe. Il nous ont bien eu, on est pris en otage. » Le temps de se servir un café et il interpelle Arnaud Van Lancker , dit Nono : « Ils t'avaient bien dit qu'ils iraient jusqu'au bout ? ». Nono acquiesce.

Cet ancien ouvrier métallurgiste, ex-communiste, a créé il y a vingt-cinq ans ce collectif de 40 musiciens qui anime les bals de la région, marie les rythmes musette, tziganes et klezmer, emploie sept salariés et offrent des cours de musique et de théâtre à une centaine de personnes pour 5 euros par an. Nono est une figure locale dont la voix porte. Il a beau se situer politiquement « entre l'extrême gauche et la gauche », il a fait campagne pour le PS dès le premier tour - « On est en danger » - convainquant les gens un à un autour de lui. Il n'est étonné ni par la déroute d'une gauche divisée au premier tour - « les écologistes et les communistes ont été irresponsables ! » - ni par la débâcle des socialistes : « Ce qu'ils paient ici c'est le copinage et les arnaques à Hénin-Beaumont et Liévin qu'ils ont tardé à dénoncer ».

Mais lui qui conçoit la musique comme un outil social et une arme politique a quand même voulu y croire un peu : « Saintignon est un type honnête ». Alors, il ne voit aucun courage ou grandeur dans le retrait de sa liste : « C'est lâche, c'est faire fi des gens qui se sont battus pour eux depuis des semaines. On a besoin de combattants contre le FN ». Pour Nono, le front républicain est un renoncement voire une escroquerie. Quant à un vote de barrage contre Marine Le Pen… « Avec 41 %, elle a déjà gagné la région dans les âmes », dit-il. Il n'ira « pas voter au second tour » : « Je ne peux pas cautionner un type du même parti que Sarkozy : il a ouvert trop de portes au FN. »

A ses côtés, Martin, un salarié de l'association, acquiesce : « Si le front républicain, c'est changer de nom pour avoir les mêmes idées, ça serre à quoi ? ». Et d'ajouter : «Comme on a grandi ici tous ensemble, on se demande à quel moment on a basculé de l'autre côté. » Nono a une réponse : « Ca fait plus de quinze ans que je sens monter le truc dans mes tournées ».

Publicité

Comme la Compagnie a déjà appris à vivre avec peu de subventions (3 % de son budget), ses membres s'apprêtent à tenir. Mais l'évolution des esprits dans les quartiers les inquiète. « Jusqu'à présent, les gens avaient la rage : ils étaient combatifs avec une toute petite lueur d'espoir. Maintenant ils vont avoir la haine et se mettre au même niveau que le FN, à plus vouloir discuter », craint Jean-Paul. Quand, pour faire de l'humour, Martin se demande s'il ne va pas déménager en Bretagne ( l'une des rares régions où la gauche est en tête), Nono tranche : « Moi, je ne bouge pas. Je reste ici. »

A Wazemmes : plutôt front républicain que vote utile

Ils sont enseignants ou architecte, ils habitent le même immeuble relooké bobo en face de la Halle de Wazemmes, ils ont tous trois voté pour la liste écologiste et ils ont pris un gros coup sur la tête. « Je n'ai pas encore digéré le fait qu'il n'y aura aucun élu de gauche au conseil régional même si j'y ai participé », souffle Julie, une prof d'anglais de 30 ans qui ajoute : « On savait bien que c'était dangereux, mais il y en a marre de ces élections où on doit toujours se demander si on vote pour nos convictions ou pour le moins pire ! »

Antoine Allard, architecte, est du même avis : « Je me suis senti pris en otage par l'injonction au vote utile. Il faut bien que les élections servent à ce que nos élus comprennent qu'ils doivent changer ». Lui n'a pas de doute pour le second tour : il votera « Xavier Bertrand à contre coeur », parce qu'il juge le FN « fasciste sur la forme et sur le fond » et craint pour l'impact sur l'économie et l'attractivité de sa région.

Julie, elle vit un « dilemme absolu ». Elle a « un haut le coeur à l'idée que Marine Le Pen puisse représenter la région », mais répugne à soutenir « la droite d'aujourd'hui, très différente du Chirac de 2002 ». Luc, son compagnon de 38 ans, prof d'histoire géo, a déjà tranché : ce sera « blanc ou nul ». Il juge la droite « insupportable d'arrogance et de mépris ». « J'ai voté Chirac en 2002 : je n'ai pas aimé sa politique, mais au moins, il ne me crachait pas dessus », dit-il. Chez ce couple d'enseignants, la suppression de la formation des maîtres, les « diatribes contre l'assistanat et les immigrés » ne passent pas. Quand il se projette en 2017, Luc est formel : « Dans des circonstances tragiques, je pourrais voter pour Juppé ou Bayrou, mais Sarkozy, Wauquiez, Copé ou Le Maire, ce n'est pas possible. »

L'inquiétant pour le PS est qu'aucun de nos trois électeurs, même « conscient du danger », ne croit plus au vote utile à gauche : « Qui doit faire un effort ? Eux ou nous ? Ils mènent une politique centriste, limite de droite et ils s'étonnent de se prendre des taules aux élections ». A travers leurs mots perce le sentiment d'impuissance : « Perdu pour perdu, je choisis mes convictions », dit Julie.

Au Spartak lillois : « J'y crois plus »

A 27 ans, Harmonie vit sa vie comme un engagement au quotidien. Employée d'une association d'aide aux jeunes, elle occupe son temps libre à tenir la trésorerie d'une autre association: le Spartak lillois, un club sportif (foot, hand et basket) autogéré, sans entraîneur ni esprit de compétition, fort d'une centaine de membres. S'agissant de la politique, l'expression qui revient le plus souvent dans sa bouche est : « J'y crois plus ».

Elle « ne croit plus au PS » : « Hollande avait axé sa campagne sur les jeunes et, tous les jours, je dois me battre pour faire valoir les droits de ceux dont je m'occupe auprès de Pole emploi ». Elle « ne croit plus au vote utile» au premier tour : « Utile à quoi ? Le vote PS n'est plus un moyen de lutter ». Quant à faire barrage au FN dimanche prochain… « Pour le barrage, c'est déjà foutu. Les Républicains aussi jouent sur les peurs et je ne veux pas cautionner ça, même si je sais que le FN sera pire ». Alors après avoir voté écologiste au premier tour, elle « votera blanc » dimanche. « Si on doit en passer par une victoire du FN à la région pour que les gens se bougent... » Elle s'interrompt - « C'est horrible » - et corrige : « Je suis fataliste pour le second tour mais pas pour les années à venir. »

A la Ligue de l'enseignement, « t'as été de gauche, t'as été un bisounours »

« Sidéré», c'est ainsi que Deniz Erdogan, 39 ans, résume son état d'esprit : « Comment, après la claque de 2002, on a pu se révéler incapable de trouver une nouvelle façon de faire de la politique et laisser traîner des pratiques rejetées par nos concitoyens ? ! » Il a longtemps milité au PS comme secrétaire adjoint de section avant de s'éloigner, déçu localement par « un fonctionnement de sérail qui snobe les militants » et nationalement par la politique du gouvernement qui donne « des paquets aux entreprises sans contrepartie ».

S'il a reporté son énergie sur l'éducation populaire, en travaillant pour la Ligue de l'enseignement, il a quand même soutenu le PS au premier tour et s'apprête à voter à droite au second. Mas au-delà du scrutin régional, Deniz Erdogan témoigne d'un « désarroi » plus global devant la marginalisation de la gauche : « J'ai voté naturellement Chirac en 2002, je voterai Bertrand la mort dans l'âme dimanche et d'ici à 2017, je me demande ce que je pourrais faire pour éviter que mon gamin me dise un jour : t'as été de gauche, t'as été con, t'as été un bisounours, t'as pas vu qu'il n'y a que l'individualisme qui compte. On a un responsabilité par rapport aux générations qui suivent », dit-il presque d'une traite. Et d'ajouter : « Aujourd'hui à gauche, on est en panne à tous les étages, politique, associatif, syndicaux... » Cela tient pour lui à l'absence d'articulation entre discours et actions de terrain.

A ses côtés Vianney Rappasse, 25 ans, en service civique à la Ligue de l'enseignement, acquiesce : « Il faut reexpliquer le projet de société qui inspire nos actions ». Dimanche, il a poussé un coup de gueule sur twitter : « J'ai honte de mon village et de ma région ». Lundi il est encore sous le choc de la majorité obtenue par le FN dans son village « sans problème de sécurité et avec beaucoup de jeunes actifs qui travaillent sur la métropole lilloise ». Il n'a pas non plus aimé « le discours déraisonné de Xavier Bertrand sur Calais » : « Je me sens citoyen du monde et ça m'horripile qu'on traite mal les migrants ». Aussi hésite-t-il à voter pour lui malgré le désistement du PS.

Tout le contraire d'Antoine Alexandre, 20 ans, lui aussi en service civique, qui a voté communiste au premier tour, « ne le regrette nullement » - « de toute façon, c'était joué d'avance » -, et votera, « résigné », pour Xavier Bertrand dimanche. S'il « n'accorde aucun crédit aux socialistes au regard de leur politique nationale », Antoine a quand même « peur » pour les années à venir : « On est impuissant face à la haine et c'était le dernier scrutin avant 2017 ».

Pour « décompresser », Vianney lance une vanne : « Si Marine Le Pen arrive au pouvoir, je demande la déchéance de nationalité ». Et tous rient. Parce que ça leur fait du bien.

De nos envoyées spéciales à Lille,

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres
Publicité