Youcef Seddik, journaliste syrien: “Il y a un accord secret entre le clan Assad et Daech”

Pour Youcef Seddik, directeur du Centre de presse d'Alep, les médias occidentaux parlent trop de Daech. Et pas assez des révolutionnaires qui se battent pour sortir de l'enfer. Rencontre à la Maison des journalistes, à Paris, lors de son passage en France.

Par Propos recueillis par Nicolas Delesalle

Publié le 01 décembre 2015 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h02

Constitué de citoyens et de collectivités territoriales, le collectif des Amis d'Alep soutient la société civile syrienne qui ne se reconnaît ni dans le régime de Bachar El-Assad, ni dans les groupes djihadistes. Ce collectif implanté dans la région Rhône-Alpes a permis à deux reporters citoyens Syriens de venir en France pour une quinzaine de jours, le temps de rencontrer médias, chercheurs ou citoyens. Coïncidence, ils sont arrivés au lendemain des attaques sur Paris. Nous avons rencontré l'un d'entre eux, Youcef Seddik, à la Maison des journalistes, à Paris. Il a participé en 2013 à la création du Centre de presse d'Alep (Aleppo Media Center, AMC) dont il est aujourd'hui le directeur. L'AMC travaille régulièrement avec l'AFP, Reuters ou de grands journaux occidentaux. Sa rédaction est composée de trente-cinq journalistes et techniciens. Son but : essayer de donner une image exacte de ce qu'il se passe sur le terrain, déserté par les journalistes occidentaux, devenus des cibles.

Vous êtes arrivés à Paris le 14 novembre. Quel est votre sentiment ?

Ça va vous surprendre, mais mon premier sentiment en arrivant, ça a été de me dire qu'ici, il y a des gens qui mènent une vie normale et que je souhaite que la Syrie retrouve cette vie-là. Bien sûr, les attentats, c'est une horreur, une attaque sauvage. C'est douloureux. Nous, Syriens, sommes bien placés pour comprendre ce que ressentent les Parisiens. Les Syriens doivent faire face depuis très longtemps à ce genre d'horreurs. Nous ressentons une grande compassion.

“La vraie guerre, ce sont beaucoup plus d'horreurs et c'est tous les jours, comme en Syrie depuis cinq ans.”

Beaucoup de gens ont peur du prochain attentat à Paris et se sentent en état de guerre…

Non, ce n'est pas une guerre. Mais les terroristes, et ceux qui les soutiennent, veulent que cela se transforme en guerre. Depuis 1945, les Français ont peut-être oublié ce que c'est la guerre. La vraie guerre, ce sont beaucoup plus d'horreurs, beaucoup plus de dégâts, et c'est tous les jours, comme en Syrie depuis cinq ans.

Quelle est la situation à Alep, votre ville ?

Alep est séparée en deux parties comme l'était Berlin. La partie ouest est sous le contrôle des forces de Bachar El-Assad. La partie est, sous le contrôle des forces révolutionnaires. Daech est entré récemment dans la région, par l'est. Les bombardements d'artillerie et de l'aviation sont quotidiens. Beaucoup de gens sont partis. Mais une partie importante de la population résiste. Dans la partie orientale de la ville, il reste cinq cent mille habitants sur les trois millions qu'on comptait avant. Ceux qui restent essaient de construire une société civile, avec des comités de quartier, pour faire face au vide, gérer la vie quotidienne et la prise en charge des besoins essentiels. Mais, depuis un mois et demi, l'aviation russe nous bombarde et chaque jour les bombardements sont plus importants. Nous avons vu des appareils qu'on n'avait jamais vus avant, plus rapides, plus puissants, avec une force de frappe extraordinaire. On a vu parfois quatre à six avions à la fois. Ils ne quittent jamais le ciel d'Alep. On estime que les forces russes frappent pour 5 % Daech et pour 95 % les autres forces révolutionnaires. Ces attaques provoquent un nouvel exode. Cent mille personnes ont fui.

“Daech ne représente pas l'Islam, il trompe les jeunes, il les utilise comme on jette du bois dans du feu, c'est un holocauste.”

L'Etat islamique a éclipsé « médiatiquement » tous ses concurrents islamistes sur le terrain et même l'Armée syrienne libre. Qu'en pensez-vous ?

C'est étrange et inquiétant. Daech prend toute la place. Les médias occidentaux reprennent tout ce qui vient de lui alors que d'autres groupes d'islamistes modérés ont une assise populaire beaucoup solide en Syrie. Les révolutionnaires et les autres franges islamistes sont composés de gens normaux qui se battent pour des causes nobles, celle de leur peuple, pour sortir de cet enfer. Daech ne représente pas l'Islam, il trompe les jeunes, il les utilise comme on jette du bois dans du feu, c'est un holocauste. Ce sont des monstres, des criminels, des traîtres, l'Islam n'a rien avoir avec ça. Et on parle trop de Daech. Vraiment, cela fait deux ans maintenant qu'on en parle sans arrêt. On en parlait dès le début de manière excessive alors que Daech n'avait pas la force qu'il a aujourd'hui. Il s'est renforcé avec la bataille de Mossoul en Irak et après qu'il a pris des casernes de l'armée et des dépôts de munitions dans le nord-est de la Syrie. Selon nous, des batailles fictives. Il y a un accord secret entre le clan Assad et Daech. Assad mène des batailles imaginaires contre Daech, il leur laisse des armes dans des dépôts sans se battre, on l'a vu dans des zones rurales près de Homs ou de Palmyre. En contrepartie, Daech ne s'attaque pas aux forces d'Assad et a même détruit à l'explosif la prison de Palmyre, symbole de la tyrannie d'Assad : il n'avait aucun intérêt à le faire et a ainsi effacé toutes les traces et les archives des tortures pratiquées ici pendant des années par le régime.

“Pour nous, Assad est un terroriste en costume moderne et en civil.”

Après les attentats, la France multiplie les bombardements sur Daech, que pensez-vous de cette stratégie ?

La France et les occidentaux ne peuvent pas battre Daech. Il faut d'abord assécher son financement, en premier lieu, le pétrole, qui lui rapporte un à deux millions de dollars par jour. Mais il n'y aura pas de résultats tant que Daech n'affrontera pas d'éléments terrestres soutenus par le ciel… Et pour les révolutionnaires, il n'y aura pas de guerre totale contre Daech si Bachar El-Assad n'est pas éliminé d'abord. C'est la cible numéro 1. C'est lui qui a permis la création de Daech en libérant des centaines d'islamistes en mai 2011. Ça paraîtra peut-être étrange aux occidentaux, mais pour nous, le pire terroriste, ce n'est pas Daech, c'est Assad. Un terroriste en costume moderne et en civil.

Grâce à votre travail, la guerre en Syrie est l'une des plus documentées de l'histoire. Pourtant, les décisions politiques ne suivent pas. Comment rester motivé et continuer à témoigner ?

Les révolutionnaires en Syrie n'ont jamais cherché la guerre mais, au contraire, ont toujours cherché à manifester de façon pacifique pour changer le régime dictatorial. C'est ce régime qui nous a imposé la guerre. Nous y avons perdu de nombreux amis et sacrifié beaucoup afin de libérer notre peuple. Notre défaite signifierait la victoire des dictateurs, et la perte pour l'humanité du sens de la lutte pour la liberté. Nous ne donnerons pas cet exemple.

“Tout est difficile en Syrie, même obtenir un verre d'eau.”

Dans votre travail de journaliste, au quotidien, qu'est-ce qui vous semble le plus difficile ?

Tout est difficile en Syrie, même obtenir un verre d'eau. Le plus difficile dans notre travail est de pouvoir voir et documenter tout ce que subissent les gens, et notre incapacité à changer la situation.

Alors que des dizaines de journalistes occidentaux se rendaient en Syrie au début de la guerre, le flux s'est tari, les occidentaux étant des cibles à part entière. La situation est-elle toujours aussi dangereuse pour eux ?

Nous avons reçu nombre de ces journalistes au cours des années passées et nous somme prêts à recevoir qui veut entrer en Syrie. Rien ne menace les journalistes dans les zones contrôlées par les révolutionnaires. Ni Daech ni le régime d'Assad n'ont le moindre pouvoir dans les zones libérées. S'il y a un danger, c'est celui qui découle des bombardements aériens ou les risques inhérents au travail de journaliste dans les zones de combats.

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