Ibrahim Maalouf : comment le trompettiste de jazz est devenu une “pop star”

Retour sur l'ascension fulgurante d'un brillant musicien de 35 ans, doué aussi pour le business.

Par Anne Berthod

Publié le 12 décembre 2015 à 09h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h04

Pour une fois, il n'aura pas fait durer le suspense. Le 16 octobre dernier, Ibrahim Maalouf, roi du teasing accro aux réseaux sociaux, a néanmoins mis les formes pour appâter les cent cinquante mille fans de sa page Facebook, en leur fixant rendez-vous à minuit pile pour leur annoncer une « excellente nouvelle »... Ainsi a-t-on appris que le trompettiste franco-libanais se produirait, en décembre 2016, sur la scène de l'AccorHotels Arena (ex-POPB). Investir le temple du show-business, la plus grande salle de spectacle de France (vingt mille places), quand on est un musicien de jazz instrumental a de quoi bluffer même ceux qui l'ont vu jouer à l'Olympia à guichets fermés.

Le dernier (et seul) à l'avoir fait, c'était Miles Davis, en 1984, et il partageait l'affiche avec Gil Evans et Bobby McFerrin. Ibrahim Maalouf, 35 ans, revendique la même ouverture que Davis aux musiques actuelles. En dix ans de live, cette bête à concours ­issue du sérail académique a ainsi imposé le son unique de sa fameuse trompette à quarts de ton sur tous les fronts : jazz oriental, opéra hip-hop, musiques de film, improvi­sations géantes. Côtoyant rappeurs et chansonniers chics, il est le show man qui fait danser Christiane Taubira dans les jardins du Palais-Royal, mais aussi l'artiste humaniste que l'on invite au Grand journal (après Le petit journal à la rentrée) de Canal+ pour rendre hommage aux victimes des attentats du 13 novembre...

On connaissait déjà l'histoire de l'enfant de Beyrouth né sous les bombes et ayant grandi en banlieue parisienne, du fils prodige élevé à la dure par ­Nassim Maalouf, l'inventeur de la trompette à quatre pistons, formé à la musique baroque occidentale et aux modes classiques orientaux, du musicien déraciné au souffle nostalgique, infiniment poignant... Voici celle d'un trompettiste parti à la conquête du monde, nouvelle « pop star » du jazz à la carrière fulgurante, dont il écrit lui-même la partition. « Bercy représente la suite logique d'un développement parfai­tement maîtrisé : Ibe [il se fait appeler ainsi, NDLR] sait ce qu'il veut et a toujours été cohérent avec ça », estime, admi­ratif, Sébastien Vidal, évoquant une croissance « exponentielle » peu courante en dehors du rock ou de la pop.

“Ibrahim est le roi du business !” Vincent Segal

Le programmateur du Duc des Lombards, patron de TSF Jazz et directeur artistique du Nice Jazz Festival, a lui-même longtemps boudé les volutes microtonales du trompettiste. « Ibrahim est le roi du business ! » « Ce mélange live de rock et d'influences orientales me semblait sans intérêt, je n'y croyais pas. Le jour où je me suis réveillé, il était trop tard pour le faire jouer au Duc : lui faisait déjà des Cigale... » Cette stratégie, le musicien l'a élaborée en ­tandem avec son manager, Jean-Louis Perrier. « Dès le ­début, on a décidé de sauter l'étape des petits clubs », confirme celui-ci. En 2006, Perrier est le premier à miser sur Ibrahim Maalouf : une brève rencontre, par l'intermédiaire du fonds d'action de la Sacem, a suffi pour que le producteur-manager décide de le prendre sous son aile. Le jeune trompettiste débute en leader mais a déjà pas mal bourlingué depuis le Conservatoire national supérieur de Paris. Vincent Segal, qui a fait appel à lui pour de nombreuses ­collaborations (Dupain, Amadou et ­Mariam, Jeanne Cherhal...), y est pour beaucoup. Il lui a notamment présenté Lhasa, Vincent Delerm et M, le lointain cousin libanais (leurs grands-mères respectives étaient très amies en Egypte). S'appuyant sur ce réseau, Jean-Louis Perrier produit son premier concert en vedette, parrainé par Mathieu Chedid, au New Morning. « Ibrahim avait une petite notoriété grâce aux artistes qu'il avait déjà accompagnés, alors on a mis la barre un peu haut, pour aller plus vite. » Dans la foulée, des labels sont sondés pour sortir un premier album, mais aucun ne manifeste d'enthousiasme pour cette musique instrumentale atypique. Le manager convainc le musicien de créer son propre label, Mi'ster Productions.

Révélation instrumentale 2010 et Meilleur artiste de l'année 2013

« Ibrahim est le roi du business ! » plaisante Vincent Segal, avouant volontiers son incrédulité de l'époque. « Je lui disais qu'il était fou de produire son disque ! Tu es musicien, pas homme d'affaires ! Il m'a rétorqué que, justement, il avait envie de tout gérer. » A la sortie de l'album Diasporas, Segal le met à nouveau en garde : « Arrête de le donner à tout le monde, tu ne vas jamais gagner d'argent. Il m'a répondu : t'inquiète, je sais ce que je fais... Et il en a vendu dix mille ! » Au total, Maalouf écoulera quatre-vingt mille disques de sa trilogie Dia (Diasporas, Diachronism et Diagnostic), décrochant au passage sa première Victoire du jazz (Révélation instrumentale 2010). Au grand dam de quelques puristes, peu sensibles à la note bleue métissée du trompettiste oriental. « On se demandait comment étiqueter sa musique, les enseignes de disques ont tranché en la classant au rayon jazz », se défend Jean-Louis Perrier. Trois ans plus tard, le disque Wind, hommage 100 % jazz à Miles Davis, lui vaut la Victoire du jazz du meilleur artiste de l'année. Le nouveau chouchou des festivals agace plus encore les jazzmen, qui lui reprochent, parfois avec virulence, certaines faci­lités musicales, un registre trop variété et son omniprésence médiatique.

“Personne d'autre n'est capable de ­fédérer autant de publics différents.” Jonathan Duclos-Arkilovitch

« Le jazz a un rapport ambigu au succès, rappelle Jonathan Duclos-Arkilovitch, directeur artistique des Victoires du jazz. Un artiste qui réussit est aussitôt accusé d'avoir vendu son âme au diable. Mais on a besoin de locomotives médiatiques comme ­Ibrahim Maalouf : en France, personne d'autre n'est capable de ­fédérer autant de publics différents. » Si le disque Wind, judicieusement réalisé avec des pointures américaines (Frank Woeste, Mark Turner...), lui a permis de mettre un pied aux Etats-Unis, le suivant, Illusions, très pop-rock, affiche une ambition de s'extraire de la niche du jazz. Conscient que « sans buzz, rien ne bouge », le trompettiste investit, façon Stromae, dans une websérie pastiche de faux JT. Surtout, il a l'idée de candidater aux Victoires de la musique, en catégorie musiques du monde. Touché : Illusions est élu meilleur album de l'année 2014. Trois millions de téléspectateurs assistent en direct à la cérémonie. « L'effet a été immédiat, se réjouit le manager, avec deux mille téléchargements de l'album dans la nuit. » Depuis, Ibrahim Maalouf s'est illustré aux César (avec la ­musique du film Yves Saint Laurent, de Jalil Lespert).

Mais aussi avec des orchestres symphoniques ou le rappeur ­Oxmo Puccino. Bourreau de travail, il a sorti à la rentrée deux albums, l'un jazz (Kalthoum, hommage à la diva égyptienne), l'autre complètement pop (Red & Black Light), ­formaté pour le grand public. Pour la première fois, il s'est offert les services de Muzicast, l'outil des majors, pour analyser sa diffusion et toucher des radios plus généralistes. Il a également profité du remix d'un de ses titres par le DJ ­nantais 20syl (Seven Eleven), « pour faire rebondir les réseaux sociaux » et choisi une multinationale, Impulse, pour la distribution internationale. « Il a toujours visé l'efficacité, avance son ancien régisseur Arnaud Weil. Tourner avec des artistes de variété lui a tout appris : des shows calibrés, dans la forme et la durée, et des moments de liberté encadrés, ce qui n'est pas dans la culture du jazz. » Le régisseur confirme que le musicien est un perfectionniste et un hyperactif, « capable de composer, avec un miniclavier et un casque sur les oreilles, dans le hall d'un aéroport ».

“On peut lui reprocher sa dispersion, mais il n'oublie pas certaines valeurs, comme la transmission.” Olivier Delsalle

Il faut dire qu'entre ses concerts (cent trente déjà calés d'ici à la fin 2016), ses créations et autres collaborations, ­Ibrahim Maalouf a toujours plusieurs projets sur le feu. En ferait-il trop ? « Je travaille vite », avance le pragmatique musicien, avec son affabilité coutumière. Son ami Vincent ­Delerm évoque l'homme « mystérieux », qui a souvent ­­­« ­besoin de se mettre en retrait », et l'artiste « caméléon, capable de s'adapter à un autre registre que le sien sans imposer son quart de ton ». Maalouf, il est vrai, n'a pas peur de jouer les faire-valoir (Natacha Atlas, Grand Corps Malade...). « On peut lui reprocher sa dispersion, mais il n'oublie pas certaines valeurs, comme la transmission, et reste sensible au lien social que crée la musique », estime, quant à lui, le directeur du ­Festival d'Ile-de-France Olivier Delsalle. Atavisme familial ? Comme son père avant lui, comme sa mère et sa tante, qui ont ouvert une école de piano à Etampes, Ibrahim Maalouf enseigne, au CRR (Conservatoire à rayonnement régional) de Paris, dans une école jésuite de Beyrouth et au conservatoire de Narbonne. Pas la trompette, mais l'improvisation, sa véritable passion, une « manière de créer qui devrait être obligatoire dans un cursus classique » et qu'il promeut dès que l'occasion se présente, emmenant ses élèves jusque sur les plateaux télévisés. Pas sûr que son père, qui n'a jamais assisté à un seul de ses concerts depuis qu'il a abandonné le classique, goûte cette pédagogie-là. Mais son fils assume la « légèreté » de sa carrière hors norme. Mieux, il la revendique.

LA PETITE ENTREPRISE DE MISTER IBE
Avec deux administratrices et lui-même, « Mister Ibe », du nom de sa petite structure basée à Ivry-sur-Seine, revendique un fonctionnement très « artisanal ». Pendant longtemps, d'ailleurs, c'est le compositeur Armand Amar qui lui a prêté son studio d'enregistrement - ce dernier a souvent utilisé sa trompette dans ses musiques de film et lui a ouvert en contrepartie les portes du cinéma. Depuis 2013, le musicien, qui vit à côté d'Etampes (où il a grandi), a son propre studio à Ivry et dispose aussi d'un pied-à-terre professionnel à Paris. Du marketing aux pochettes d'album, il supervise tout avec son manager. Au catalogue de son label, Mi'ster Productions, on trouve ses huit albums (Illusions s'est vendu à quatre-vingt mille exemplaires dans le monde et les deux derniers à vingt-cinq mille exemplaires cumulés), un coffret, Dia , mais aussi les disques de Natacha Atlas et d'Isabel Sörling. S'y ajouteront bientôt plusieurs musiques de film et un coffret live qui sortira avant le concert de Bercy. Lors de cette énorme fête, le musicien a prévu de nombreux invités pour célébrer ses dix ans de live et annonce d'ores et déjà une « machine de guerre médiatique ».

 

À voir

Ibrahim Maalouf en tournée

Le 11 décembre à Reims (51), les 12, 13 et 14, à Paris (Philarmonie, hommage à la chanteuse égyptienne Oum Khaltoum), le 16 à Blagnac (31)... et une quarantaine de dates dans toute la France d'ici à l'été . Fin de la tournée le 14 décembre 2016 à AccorHotels Arena (ex-POPB).

À Écouter

 Kalthoum, 1 CD Mi'ster/Decca.

 Red & Black Light, 1 CD Mi'ster/Decca.

Sur le même thème

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus