Menu
Libération
Témoignage

«C'est l'enfer» : journal d'un habitant de Bujumbura

Au lendemain d'une nouvelle vague de répression qui aurait fait au moins 40 morts dans la capitale du Burundi, «Libération» publie les extraits du journal de Franck, un jeune homme habitant l'un des quartiers populaires ciblés par un régime aux abois qui écrase toute contestation.
par Recueilli par Maria Malagardis
publié le 12 décembre 2015 à 16h33

«Appelle-moi Franck. Je préfère utiliser un faux nom. Parce que je crains. Je crains qu’ils me trouvent. Ils cherchent. Tout le monde est soupçonné ici. Qui sont "ils" ? Et où est "ici" ? Qui est "tout le monde" ?

«Appelle-moi Franck, j’ai 26 ans. Je vis dans un quartier dit "populaire" de Bujumbura, la capitale du Burundi. Ne me demande pas à quelle ethnie, hutue ou tutsie, j’appartiens. Ça n’a pas d’importance. Je suis juste burundais.

«J’ai clôturé mon enseignement secondaire il y a quatre ans avec un diplôme de "gestion" à la main. Ma mère était si heureuse. Un diplôme vaut une fortune ici. Nous vivons à trois dans notre maison : ma mère, mon petit frère et moi. Papa nous a quittés quand j’avais l’âge de trois ans. Maintenant que je suis "grand" je prends les responsabilités d’un père de famille. Il ne m’a pas fallu longtemps avant de trouver un travail comme comptable. Je suis chanceux. Ce n’est pas tout le monde au Burundi qui a cette chance. Chaque matin je quitte la maison. Je m’assois à l’arrière d’un taxi-moto pour aller travailler dans un autre quartier de Bujumbura. Mon petit frère va à l’école primaire. Il peut s’y rendre à pied.

«La devise de ma mère : "Never give up!" Haha, c’est vraiment la seule phrase qu’elle sait prononcer en anglais. "Never give up!!" Et je ne renonce jamais. La phrase est gravée dans ma tête, dans mon cœur. Je suis un fonceur. Je suis persévérant. La semaine, je travaille au bureau. Les week-ends, je les passe à l’université. Le soir, je chausse les crampons pour jouer au football ou je sors mon ballon de basket et joue avec les amis sur un terrain du quartier.

Tout a changé

«Malheureusement, j’aurais dû écrire le texte ci-dessus au passé. Malheureusement, tout a changé depuis que le président Nkurunziza a voulu braver ce troisième mandat [lequel est interdit par la Constitution mais Pierre Nkurunziza est passé en force fin juillet malgré plusieurs mois de manifestations réprimées dans le sang, ndlr].

A lire aussi Au Burundi, c'est un génocide qui a commencé

«En si peu de temps, le paradis a tourné à l’enfer. Faire de la politique n’est pas vraiment mon truc, mais j’y suis quotidiennement confronté avec les conséquences de ses actes à lui. Vous ne pouvez pas rester neutre. Pour maintenir le pouvoir, il ne craint rien ni personne. D’autres grands dirigeants (Hollande, Barack Obama, le pape…) l’ont supplié de ne pas briguer ce troisième mandat. Mais l’homme n’écoute personne, sauf lui-même et ses disciples et ses complices. Il manie tout ce monde. Il est lui-même aussi manipulé par son entourage. Il a démoli les médias libres [en les détruisant matériellement et en contraignant les journalistes indépendants à l’exil, ndlr], pour que seule sa parole et celle du gouvernement circulent.

«Ça s’appelle alors "la version officielle". Les journalistes sont menacés et parfois éliminés. Nkurunziza forme et approvisionne les jeunes en armes, ces "Imbonerakure" qui sont extrêmement dangereux. Armés, ils sillonnent les quartiers à la recherche des opposants au troisième mandat. Ils les dénoncent, ils les tuent. Quotidiennement, il y a des victimes. On les retrouve, souvent à l’aube, dans les fossés. Ils sont morts. Parfois, des jeunes innocents sont enlevés et remis aux tortionnaires opérant dans des uniformes de la police.

Quartier régulièrement encerclé

«Qui sont "ils" ? Ceux-ci sont les Imbonerakure, les jeunes milices en uniformes. Souvent la police est complice. Ils sont les chasseurs de la partie de chasse aux opposants.

«Je vis dans un des "mauvais quartiers". Beaucoup de jeunes de mon quartier ont participé aux manifestations contre le troisième mandat. C’est pour cette raison que notre quartier est visé. Nous sommes punis pour cette révolte. Notre quartier est régulièrement encerclé.

A lire aussi Au Burundi, les nuits au rythme des coups de feu

«Personne ne peut alors rentrer ni sortir. Nous y sommes parfois bloqués durant plusieurs jours. L’enfant ne peut pas aller à l’école. Le malade ne peut pas aller à l’hôpital. Il n’y a pas moyen de s’acheter de la nourriture. Les maisons sont fouillées. Souvent nous sommes rackettés et nous sommes dépouillés de notre argent. Suivent les arrestations. Surtout les jeunes gens, au désespoir de leurs parents. Personne ne sait où ils sont conduits. Personne ne sait s’ils vont revenir vivants. Pères et mères pleurent. Nous sommes impuissants face à cette terrible injustice.

«Les habitants du quartier montent des barricades. Plus moyen de trouver un taxi-moto pour me conduire au travail. Devant les barrages, il faut discuter et palabrer pour pouvoir sortir. Je suis parfois obligé de rentrer chez moi. Je suis parfois obligé de payer. Les habitants de mon quartier ne veulent pas que les voisins partent. Certains en profitent pour gagner un peu d’argent en exigeant un "droit de sortie" (de l’argent). Et quand il fait noir, il vaut mieux rentrer vite et rester à la maison, les portes fermées. Il faut espérer que la nuit reste calme.

«Ce n’est souvent pas le cas. La nuit tombe, tout comme des grenades. J’entends crépiter des mitraillettes. "Tak ! Tak ! Tak !" C’est le bruit que fait la kalachnikov. Ma maman, le petit frère et moi, nous avons très peur. Nous voulons sortir de là !

A lire aussi Burundi, la dérive totalitaire d'un président

«Je traverse régulièrement la frontière pour me rendre à Kigali [la capitale du Rwanda, ndlr]. Mon petit frère doit aller à l’école ! Malheureusement, je reviens sans bonne nouvelle. Ce voyage est très risqué. Le gouvernement burundais accuse le gouvernement rwandais d’abriter des rebelles et des insurgés burundais, des putschistes sur leur sol. Le transport et les voyageurs circulant entre le Rwanda et le Burundi sont ciblés, surveillés et fort contrôlés…

Voici quelques extraits du journal de Franck ces derniers mois

3 septembre : prisonnier à la maison

«J’ai passé deux jours calfeutré dans la maison. Nous ne pouvons pas entrer ou sortir du quartier. Tout le quartier a été emprisonné. Quelle misère ! Maintenant, je suis enfin libre. Il est six heures du soir et je suis à la recherche de pain. Il fait sombre et les commerces sont fermés. J’ai pu acheter une miche de pain pour ma mère et mon frère, pour moi aussi. J’espère que demain, ils nous laisseront tranquilles. Voilà la situation ici.

3 octobre : je pète les plombs

«C’est tout simplement invivable ici. C’est l’enfer. Vraiment, je vais péter les plombs. Je suis dans le pétrin. Je dois absolument trouver une solution pour mon frère. Il doit aller à l’école. Je veux l’envoyer à Kigali. Lundi, je vais essayer. Je vais chercher une école au Rwanda. Il doit sortir d’ici.

9 octobre : entre les mains d’Imbonerakure

«Je suis de retour du Rwanda et je suis très stressé. Je n’ai pas trouvé une école pour mon petit frère. Nous devons attendre le mois de février. Mais ce voyage… Oh my god! Yayayayaaaaaa!

«Ils m’ont fait descendre du bus au chemin du retour. Moi seul ! J’étais à deux doigts de pleurer. J’ai dû montrer mes papiers. Malheureusement j’habite le quartier des manifestants. Ils ont fouillé tous les papiers des passagers après avoir aussi vérifié nos bagages. Ensuite, un jeune est entré dans le bus et m’a dit : "Toi, viens avec moi les autres vous pouvez continuer !"

«C’était comme si je faisais un mauvais rêve. Je tremblais. Je ne sentais plus mes mains. J’ai eu tout de même le courage de lui demander pourquoi je devrais descendre. Il m’a répondu : "Je t’ai dit de venir avec moi" (il avait un regard grave). Les autres passagers m’ont dit de sortir pour écouter ce qu’ils avaient à me dire. Les autres passagers m’ont promis de ne pas me laisser seul, qu’ils ne quitteraient pas les lieux sans moi !!

«Je suis sorti du bus et ils ont commencé à me questionner !! Quelle horreur pour moi !! J’avais tellement, tellement peur ! Je connais les autres histoires de ceux qui ont été sortis là-bas et qui ne sont plus revenus. Je pensais que c’était fini pour moi.

«L’interrogatoire :

1. Qu’est-ce que tu es allé faire au Rwanda ?

2. Sur ton laissez-passer t’es allé au Rwanda deux fois en un mois ! Pourquoi ?

3. Avoue que tu es parmi les rebelles, sinon tu les nourris…

«J’ai invoqué le Dieu pendant 40 minutes. Heureusement, les autres passagers refusaient toujours de quitter les lieux sans moi. Après 45 minutes, un Imbonerakure me demande de lui donner mon sac à dos. Il y avait mon ordinateur dedans. Il me demande alors de l’allumer. Je réponds qu’il est déchargé et que donc il ne s’allume pas.

«Les Imbonerakure me demandent de montrer la facture de cet ordinateur !! Je pense : "Quoi ??? C’est un ordi de 2010. J’ai plus de cette putain de facture ! Et en plus, c’était un cadeau. Ce n’est pas moi qui l’ai acheté !!" Je transpire terriblement. Les autres passagers me réclament. Je suis à bout de nerfs. Pour finir, les agresseurs me crient : "Hey, petit, laisse-nous quelque chose (une bière Primus) sinon tu vas pas rentrer ! On va te faire comme tu le sais déjà…" J’avais 10 000 francs rwandais que je lui ai donnés. Il m’a ordonné d’entrer dans le bus ! Oooouuuuffff de soulagement. J’entre en tremblant, en transpirant, en pleurant. Toutes les mamans m’essuient avec leurs pagnes en me disant : "Pole kibondo, calme, mon enfant." Je suis arrivé sain et sauf à la maison mais je me demande toujours si nous pouvons encore parler d’être sauf quelque part.

9 novembre : encore un tué dans le quartier

«Il y a un autre corps dans le quartier. Je ne l’ai pas vu moi-même. Je l’ai vu sur Facebook. Le pauvre homme était là. Il est mort en silence ? Son corps montre des traces de balles. Ils ont utilisé un silencieux ? Les balles ne sifflent pas ? Autour de lui, il n’y a pas de balles. Ce jeune homme est heureusement un inconnu pour moi, pas un ami je veux dire… Il vient d’ailleurs de Ngozi, ville natale du Président au nord du Burundi. Mais il a été largué ici comme un morceau de débris.

«Nuit et jour, ma mère prie. Elle a peur de me perdre et de perdre mon petit frère. Tout le monde peut tout simplement disparaître ici.

«Bonnes nouvelles. (Bien que cela ne soit pas totalement bon) La voisine a été libérée. Ils lui ont fait beaucoup de mal, elle a été torturée. La police l’accusait d’avoir préparé la nourriture pour les manifestants.

«Nous attendons un grand retournement de la situation. Que Nkurunziza retrouve par miracle son esprit et qu’il se rende compte combien il fait souffrir son peuple. Espoir qu’il annonce tout à coup : "C’est fini ! La misère est terminée." Mais il ne pense même pas une seconde à démissionner, bien sûr. Haha, quelle illusion.

«Je vais vite effacer mon texte avant de quitter la maison.

10 décembre : on fêtera Noël comment ?

«Je suis encore parti au Rwanda pour trouver une place dans une école publique pour mon petit frère. A mon retour j’ai trouvé une bière dans le frigo. Maman m’a gâté. Elle m’a acheté une bière brune. La Bock.

«Je pense à Noël, la fête… On va la fêter comment ? Il n’y a pas de plaisir. Il n’y a pas d’avenir. Il n’y a pas d’espoir. Il n’y a pas la paix. Il n’y a pas la sécurité. Il n’y a pas l’argent. Il n’y a plus d’amis. Il n’y a plus d’amour. Il n’y a plus de fraternité. Il n’y a plus de chaleur. Il n’y a plus d’anges. Il n’y a plus de Jésus (je peux faire une très longue liste de tout ce qu’il n’y a plus).

11 décembre 2015 : texto 1

On tire et on tire

Il n’y a pas de limites ?

Jésus, Marie, vous êtes où ?

Je suis à terre !

12 décembre 2015 : texto 2

Hier c’était l’enfer

Je dis bien l’enfer

Depuis 8 heures jusqu’à aujourd’hui matin, j’étais coincé dans la maison

Des hurlements, des tirs, c’est à moi quand ?

Ceci n’est plus mon journal mais mon testament…

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique