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Reportage

A Strasbourg, «c’est la culpabilité qui me fait voter. Super, la démocratie!»

Régionales 2015dossier
Devant l’école du Schulthfeld au Neudorf, quartier populaire strasbourgeois en voie de boboïsation, le vote de raison pour le candidat LR alimente les conversations.
par Noémie Rousseau, Correspondante à Strasbourg
publié le 13 décembre 2015 à 15h30

Les soutiens de Jean-Pierre Masseret ont bien bossé durant la nuit de samedi. A regarder les panneaux électoraux devant l'école du Schulthfeld au Neudorf, quartier populaire strasbourgeois en voie de boboïsation, on a l'impression que tout est normal, que tout est comme avant : le bipartisme pépère. Une affiche du candidat de la droite et du centre, Philippe Richert, et trois du socialiste Masseret. Le portrait du citoyen libre, qui a désobéi à la rue de Solférino en se maintenant, même sans étiquette et contre l'avis de nombre de ses colistiers, recouvre en fait celui de Florian Philippot (FN), arrivé en tête au 1er tour avec 36% des voix.

Un homme âgé finit par découvrir le pot aux roses. Il s'en offusque, décolle Masseret et le jette à terre afin d'offrir aux yeux des électeurs la tête du frontiste Philippot redécorée d'une petite moustache et deux canines de vampires. Le vieil homme est agacé. Il va voter. Dans le quartier, Masseret fait de meilleurs scores qu'ailleurs, approchant les 30% (contre 16,1% sur l'Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine). Le FN est maintenu entre 15 et 20%. «Je vais voter pour Richert, soupire Laura (1), 37 ans. Je ne veux pas du FN, j'ai des enfants ! Leur grand-père est un immigré chilien, la dictature, on connaît…»

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Une mamie, toute guillerette, cadenasse son vélo : «Ce n'est pas pour moi que je vote, j'ai 80 ans ! Je vote pour les jeunes, pour l'avenir.» Et ce qu'elle souhaite aux jeunes, c'est Philippot. Cette ancienne caissière a commencé à voter FN sous Sarkozy. Elle raconte les salaires trop bas pour boucler le mois, les sirops contre la toux qui ne sont plus remboursés. «Le FN apportera du travail pour les jeunes», elle en est certaine. «Vous allez voir, ce soir, il va sortir !», se réjouit-elle. Un informaticien, 40 ans, revigoré par le bon score de Philippot a retrouvé le chemin des urnes avec enthousiasme. Même motivation pour Malik, ouvrier municipal de 51 ans, habituellement abstentionniste. «Pour la première fois de ma vie je crois que je vais voter FN, parce que tout est devenu trop cher et que nous, la classe moyenne, on est pressé comme des citrons.» Il a envie de discuter, il voudrait savoir si le FN est vraiment dangereux. «On ne sait pas tout… Des fois, on veut faire une sanction et à la fin on se sanctionne nous-mêmes», rit-il. Petit clin d'œil en sortant du bureau de vote. Finalement, il a choisi Richert.

«Vote de raison»

Sur le trottoir, une jeune femme se dit «fâchée». Psychologue pour enfants, elle ne s'était pas déplacée au premier tour : «Aucun programme ne m'intéressait, tout ce que le PS offre c'est de voter contre : contre la droite, contre l'extrême droite. Voilà, c'est devenu ça la politique, se positionner face au FN. Moi j'ai envie qu'on me parle de solidarité, de projet social et économique différent, de pauvreté, de vivre-ensemble, d'une vraie politique de gauche. J'en ai marre de voter pour des mecs qui me la font à l'envers le lendemain. La politique c'est devenu de la com', une combinaison d'éléments de langage galvaudés.» Elle glissera un bulletin Richert dans l'urne. De toute façon, c'est comme ça qu'elle a commencé sa vie d'électrice de gauche : en glissant un bulletin Chirac face à Le Pen en 2002. Elle est de cette génération qui a battu le pavé, celle du sursaut républicain qui n'a connu depuis qu'une «longue succession de votes utiles». «Aujourd'hui, c'est la culpabilité qui me fait voter. Super, la démocratie ! On n'exprime plus nos opinions, on essaie de sauver la République.»

Claude, 65 ans, responsable d'une association d'insertion embauchant une quarantaine de personnes en difficulté, se sentirait «en danger» avec le FN au pouvoir. Il vient faire un «vote de raison», comprendre : Richert. «C'est dur, mais chacun doit prendre ses responsabilités». Dur aussi pour Martine de glisser un bulletin LR dans l'urne. D'autant que cette ancienne salariée du PS va devoir le faire plusieurs fois, pour des amis qui lui ont donné procuration. Elle admire Masseret, son «courage», sa «volonté», elle dit avoir «beaucoup hésité» et s'être «résignée». Claire, 53 ans, enseignante, n'en mène pas large. «J'ai très peur pour ce soir. Je n'ai pas peur des hommes et femmes politiques frontistes, je ne pense pas qu'ils pourraient vraiment changer les choses. Mais j'ai peur des gens. Ils vont commencer à s'épier, à se demander si leur voisin est bien net, s'il ne faudrait pas le dénoncer…» Encore une voix pour Richert. A la mi-journée, la participation en Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine était en hausse de 5 points par rapport au premier tour (20,85% contre 15,88%) et un peu au-dessus de la moyenne nationale.

(1) Le prénom a été modifié.

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