Menu
Libération
Exploitation

En Sicile, des migrants roumains dans l’enfer des serres

Esclavage, viols… A Vittoria, un curé dénonce les abus d’agriculteurs sur des travailleurs d’Europe de l’Est.
par Eric Jozsef, Envoyé spécial à Vittoria
publié le 14 décembre 2015 à 19h16

«La situation n'est pas mauvaise… Elle est terriblement mauvaise.» Vassili est assis sur le parking de la supérette discount de Vittoria. Le samedi après-midi, c'est là, à la sortie de ce bourg méridional de la Sicile aux confins de l'antique Raguse et au milieu de ses compatriotes roumains, qu'il passe ses quelques heures de repos hebdomadaire. C'est de là qu'il assiste, sous le soleil, aux incessants arrivées et départs en car pour la terre natale, et qu'il s'enquiert des dernières opportunités de travail dans les champs. «Pourquoi nous n'allons pas au bar ? Parce qu'on ne peut pas y boire comme on veut, dit-il goguenard. Ici, on parle et on descend une, deux… quarante bières.»

A 35 ans, Vassili a laissé sa femme et ses deux adolescents au pays, à Botosani, une commune roumaine à proximité de la Moldavie. Arrivé il y a trois ans à Vittoria, après avoir été expulsé d’Autriche où, pour 1 800 euros mensuels, il cueillait fraises et salades, il envisage de repartir en Roumanie. Ce n’est pas tant sa situation d’émigré qui lui pèse, mais les terribles conditions de travail dans cette région agricole qui alimente l’un des plus grands marchés de fruits et légumes frais d’Europe.

«Droit de cuissage»

«Quand je suis venu ici, je savais que ce serait difficile, mais pas à ce point. C’est un enfer. Tu travailles minimum neuf heures par jour sous les serres, à plus de 40 degrés. Le tout pour 150 euros par semaine. Si tu retires la nourriture et l’argent que tu donnes au patron pour le logement, il te reste 350 euros mensuels. Nous sommes presque des esclaves. Des esclaves rémunérés. Les patrons nous disent que si on n’accepte pas ce tarif, ils feront appel aux Africains, qui sont prêts à être payés quatre fois moins.»

A côté de lui, Gabriel et «Gigi», une dizaine d'années plus âgés, cherchent à le faire taire. Surtout lorsqu'il aborde la question de la présence des femmes roumaines dans les champs et de leur exploitation sexuelle. «Moi, je dis la vérité, insiste Vassili. S'ils voient une femme jeune et belle, la plupart des patrons cherchent à en profiter.»

Dans les campagnes de Raguse, de Gela et de Vittoria, le viol des travailleuses roumaines serait ainsi devenu une pratique courante dans une omertà quasi généralisée. Au point de ressembler à une forme moderne du «droit de cuissage». «Jadis, le ius primae noctis était un droit accepté par tous. Aujourd'hui, c'est un droit que s'octroient quelques-uns», note Don Beniamino Sacco, le curé de Vittoria. En première ligne dans la dénonciation de la criminalité, le prêtre a aussi été le premier à mettre en lumière le phénomène de l'abus sexuel répété des immigrées roumaines dans les campagnes : «Cela fait dix ans qu'on alerte les pouvoirs publics sur ce problème qui est une question de dignité de la personne.» Son église moderne et sans fioritures constitue une bouée de sauvetage pour les migrants qui débarquent dans cette partie de la Sicile et cherchent un toit ou une régularisation. Mais aussi pour tous les fidèles désorientés. «J'ai découvert l'existence des violences sexuelles quand des agriculteurs qui avaient abusé de ces filles sont venus me voir, raconte Don Sacco. Ils me les ont amenées en prétendant qu'ils les avaient rencontrées par hasard dans la rue. Puis ils sont repartis. Huit enfants sont ainsi nés au cours des dernières années.»

«Assujettissement total»

Sur le parking de la supérette, le sujet est brûlant pour les braccianti («saisonniers») roumains : «On en discute entre nous. Certaines filles cherchent ce type de situation, c'est ce qu'on appelle des putains. Mais beaucoup d'entre elles ne veulent pas. Elles sont forcées par les patrons.» Vassili est le plus explicite : «Cela arrive très souvent. Je sais qu'encore récemment une fille de 21 ans a été agressée par un patron qui avait plus de 70 ans. Comme elle ne voulait pas, il l'a menacée d'un pistolet. Elle a réussi à s'enfuir. Mais la plupart se résignent pour ne pas perdre leur emploi. Et puis ici, il y a la mafia. On raconte qu'une fille est morte jetée dans un lac.»

«Certains parlent de milliers de travailleuses roumaines victimes d'abus sexuels. C'est sans doute exagéré», estime Peppe Scifo, l'un des responsables du syndicat CGIL de la région de Raguse. Mais il reconnaît que le problème est particulièrement alarmant et se développe dans un silence pesant : «Personne ne connaît exactement la dimension du phénomène car il y a peu de dénonciations. Depuis 2012, un peu plus d'une dizaine. Quand nous faisons des contrôles sur le terrain, nous avons souvent des soupçons, poursuit-il, mais il est difficile de faire la lumière. Les viols ne sont qu'un aspect de la situation d'assujettissement total des travailleurs roumains.»

C'est au début des années 2000 que le phénomène de l'immigration d'Europe de l'Est s'est intensifié en Sicile. Et avec lui, son cortège d'abus et de viols. Jusque-là, la culture et la récolte des tomates et des courgettes étaient l'apanage des Italiens et de quelques travailleurs tunisiens. Des hommes exclusivement. Avec l'entrée de la Roumanie dans l'Union européenne, le marché de la main-d'œuvre agricole en Sicile va être bouleversé. En quelques mois, ce sont plusieurs milliers de personnes qui, munies d'une simple carte d'identité, débarquent dans la province de Raguse et offrent leurs bras, généralement au noir. Parmi elles, une moitié de femmes. «Ces travailleurs n'ont pas de lieu de résidence. Ils vont être logés directement dans les campagnes, ce qui va rendre leur exploitation plus facile, souligne Peppe Scifo. Ils n'ont pas de rapports avec la société civile. Même pour s'approvisionner en biens de première nécessité au village, ils ont besoin d'être accompagnés en voiture par leur patron.» La plupart du temps contre rémunération, de 5 à 10 euros, y compris pour rejoindre le samedi après-midi la supérette de Vittoria.

«Orgies agricoles»

Mais très vite, c'est pour les femmes que la situation devient la plus insoutenable. Isolées, délibérément séparées de leur mari par les petits exploitants agricoles, elles deviennent une proie facile pour leurs employeurs après des heures de labeur dans les champs. «Elles ont besoin de travailler. C'est pourquoi, très souvent, elles ne disent rien», explique Don Sacco, qui assure sur la base de confidences de paroissiens que certains cultivateurs auraient pris l'habitude d'organiser des «orgies agricoles» : «On mange, on s'amuse, puis on baise.»

Le tout dans un silence presque systématique. «Il y a beaucoup d'indifférence, insiste, désolé, le curé. Dans les serres surchauffées, les femmes travaillent en relevant leurs vêtements, alors les gens disent qu'elles font de la provocation.» Quant aux maris des victimes, «ils préfèrent fermer leur gueule pour conserver leur emploi», s'indigne Vassili. «L'arrivée de ces Roumaines a fait tourner la tête à de nombreux cultivateurs dans un climat culturel où la femme est considérée comme une propriété», résume Peppe Scifo, pour qui «la crise économique a aggravé la situation». «Les Roumains sont accusés d'être prêts à accepter n'importe quoi pour voler le boulot des Italiens, et par conséquent, tout ce qui leur arrive serait de leur faute.»

En avril, un exploitant agricole de 67 ans a pour la première fois été arrêté. Mais pour le patronat local, il s'agirait d'un cas isolé. «Les entrepreneurs minimisent le phénomène», s'insurge-t-on au syndicat CGIL, où l'on refuse toutefois de généraliser : «Il existe beaucoup de cultivateurs qui respectent la loi et leurs employés.» «Le nombre d'avortements constatés dans la région est un indicateur préoccupant», explique pour sa part le journaliste de l'hebdomadaire l'Espresso Antonello Mangano, auteur d'une enquête sur la question. Entre 2012 et 2014, 309 femmes étrangères ont ainsi eu recours à une IVG à l'hôpital de Vittoria. Difficile de certifier que ces grossesses sont le résultat d'abus sexuels. Les autorités sanitaires locales ont en tout cas décidé d'ouvrir une enquête. D'autant qu'à Vittoria, la plupart des médecins refusent, par objection de conscience, de pratiquer des avortements, obligeant une équipe sanitaire de Modica, la ville voisine, à se rendre une fois par semaine sur place pour effectuer cinq avortements à la fois.

«Après m'avoir forcée à me déshabiller, il a retiré son jean, s'est jeté sur moi, et il a réussi à me pénétrer.» Don Beniamino Sacco lit la déposition d'une femme qui a eu le courage de dénoncer l'agression de son patron. «A cause de ces violences, cette Roumaine de 45 ans, qui a six enfants au pays, a subi quatre avortements. Nous avons réussi à la sauver», se félicite le curé avant d'ajouter, amer : «Nous n'avons malheureusement pas assez d'argent pour terminer la construction d'un centre destiné à accueillir les femmes battues et violées.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique