Dr Denis Mukwege: "Le viol est une arme qui ne coûte rien mais qui est très destructive"
Le Dr Denis Mukwege, qui soigne des centaines de femmes victimes de viols au Sud-Kivu, raconte, à Bruxelles, son combat pour ces femmes.
- Publié le 15-12-2015 à 17h36
- Mis à jour le 16-12-2015 à 09h22
Son visage soucieux est connu du public européen depuis plusieurs années, tout comme sa voix grave et douce. Mais le Dr Denis Mukwege se bat depuis bien plus longtemps que cela pour soigner et rendre leur dignité aux centaines de femmes victimes de viols particulièrement atroces au Sud-Kivu (est du Congo). Il était lundi soir l'invité des Grandes Conférences catholiques, à Bruxelles.
Votre travail vous a acquis la célébrité. Qu'en avez-vous retiré ?
Ma vie a complètement changé. J'ai été la cible d'attaques, d'attentats. J'ai quitté ma maison pour vivre à l'hôpital, avec des gardes de l'Onu. Mais le problème du viol des femmes est mieux connu qu'il y a dix ans. Cela dit, il y a une différence entre connaître un problème et le résoudre.
Constatez-vous un progrès dans le nombre de femmes violées ?
Il y a deux ans, l'hôpital traitait 3 600 malades par an, aujourd'hui 2 000. C'est une amélioration, mais ça reste énorme.
Qui sont les principaux agresseurs ?
Il y a quinze ans, c'étaient les armées étrangères qui avaient envahi le Congo. Aujourd'hui, ce sont beaucoup plus les FDLR(1), les forces gouvernementales et les milices congolaises. Le viol est une arme utilisée par tous.
En quoi est-ce une arme ?
Il est utilisé comme stratégie de guerre contre la population pour la déshumaniser, détruire son identité, détruire le tissu social. Parce que les viols ont généralement lieu en public, devant le mari et les enfants de la victime. Après, les mères ne se sentent plus mères, les maris ne se sentent plus hommes. Cela crée un traumatisme profond. Cela entraîne un déplacement massif de la population, comme dans les guerres classiques, mais aussi une réduction de la démographie : la destruction de l'appareil génital des femmes réduit sa capacité reproductive; la transmission de maladies, dont le VIH, fait d'elles des réservoirs à virus, qui se répandent dans la société.
Ce sont des conséquences des viols massifs, mais est-ce un but militaire ?
Quand un commandant en donne l'ordre et que, en une soirée, on viole 200, 300 femmes - on l'a vu à Fizi, Walikale, Minova, Shabunda… - on ne peut pas dire que ce n'est pas planifié. Cela sert à déstructurer la société. Le viol est une arme qui ne coûte rien mais qui est très destructive.
Les auteurs de ces viols sont-ils poursuivis ?
Oui, il y a quelques poursuites.
Plus qu'avant ?
Je n'ai pas cette impression. Quand les criminels sont gradés et protégés par le système… Il y a eu quelques procès, mais ce n'est pas suffisant.
Vous parlez des policiers et militaires congolais ?
Mais oui. Au Congo, on a pensé pouvoir faire la paix par le "brassage" de militaires avec des membres de groupes armés. On a simplement oublié qu'un enfant devenu soldat à 10 ou 12 ans - il a appris à tuer, détruire, violer, voler - est détruit. Quand il entre dans l'armée, il continue. Cela a été une erreur monumentale de croire qu'on changeait quelqu'un en lui donnant un uniforme. C'est une bombe à retardement. On ne peut pas leur demander, aujourd'hui, de protéger la population. C'est pourquoi l'Accord-cadre d'Addis-Abeba demande la réforme du secteur de sécurité. C'est indispensable parce que notre armée ne protège pas la population; elle n'a pas appris à le faire.
Votre célébrité a-t-elle modifié l'attitude des autorités congolaises à votre égard ?
A partir du moment où les autorités sont dans le déni, elles n'ont pas toujours montré une attitude positive à notre égard. Ainsi, l'an dernier, j'ai reçu le Prix Sakharov du Parlement européen : on n'en a rien dit dans la presse officielle. Par contre, le compte en banque de l'hôpital a été bloqué; ils ont fini par le débloquer - heureusement parce que c'est un hôpital public, ce sont les autorités qui devraient prendre les malades en charge alors que nous vivons de dons de personnes privées. C'est une attitude négative. Le film (sur son action, NdlR) (2) a été banni, puis ils l'ont autorisé. Tout ça est lié à mon travail. Et celui-ci est dû au fait que les femmes subissent l'inacceptable et ont droit à une protection, à une prise en charge et à une restauration de leur dignité. Elles sont des citoyennes à part entière.
On vous prête des ambitions politiques. Est-ce vrai ?
Je suis citoyen. En tant que tel, j'ai de droit de défendre la cité. C'est ce que je fais. Si c'est faire de la politique, tout le monde devrait en faire (rire).
Avez-vous l'intention de vous présenter à des élections ?
Non.
Vous êtes fils de pasteur et pasteur vous-même; ce sont vos convictions religieuses qui vous ont amené à défendre les femmes ou le contraire ?
Mon père était pasteur pentecôtiste; aujourd'hui, je prie avec un groupe de la même obédience. Ce qui m'a amené à mon travail d'aujourd'hui est le fruit d'observations et de mes convictions. A 8 ans, j'ai accompagné mon père voir un enfant malade; j'ai été choqué de voir qu'il se contentait de prier pour lui. "Moi, quand je suis malade, je reçois des médicaments", ai-je dit à mon père. Il m'a répondu : "Je ne suis pas médecin". J'ai décidé que moi je le serai. J'ai étudié la pédiatrie. Mais, à l'hôpital de Lemera, je constate que beaucoup de femmes meurent en donnant le jour. C'était un deuxième choc. A 27 ans, je pars donc en France étudier la gynécologie et l'obstétrique; je voulais protéger les mères, pour qu'elles protègent leurs enfants. L a guerre a commencé 14 ans plus tard. La première femme que j'ai traitée en 1999, à Panzi, ce n'était pas pour l'accoucher mais parce que son appareil génital avait été détruit par un viol. Nouveau choc : je me rends compte que nous sommes une société machiste, sans considération pour les femmes - qui portent l'Afrique sur leurs épaules. Et ce problème s'étend. Cette année, j'ai vu des photos de femmes yézidies avec un prix, 100 dollars ! Quelle déshumanisation !
Qu'est-ce qui manque au Kivu pour mettre fin à ces horreurs ?
La paix. Et la volonté politique. Nationale et internationale - et ici je salue le Parlement européen qui veut que tous les minerais soient traçables et ne viennent pas de la guerre et du sang.
(1) Forces démocratiques de libération du Rwanda, rebelles hutus issus du génocide rwandais; sévissent au Congo depuis leur défaite devant le FPR en 1994.
(2) "L'homme qui répare les femmes", documentaire sur le Dr Mukwege, de Thierry Michel et Colette Braeckman.