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Libération
Biens confisqués

L’or du crime, profits d’Etat

La vente de biens confisqués, issus d’activités délinquantes ou criminelles, alimente les comptes publics. Avec plusieurs médias européens, «Libération» a compilé ces chiffres. Décryptage.
par Emmanuel Fansten, Alexandre Léchenet et BIG, Infographie
publié le 15 décembre 2015 à 19h46

Le crime n'a jamais autant rapporté à l'Etat. En 2015, selon Bercy, la vente de biens confisqués car issus d'activités criminelles, a permis de faire rentrer plus de 20 millions d'euros dans les caisses publiques, deux fois plus que l'année précédente. «Il est moral que les biens achetés grâce à l'argent de la délinquance soient confisqués puis revendus au profit du budget de l'Etat», se félicite Michel Sapin, le ministre des Finances. L'argent réaffecté aux comptes publics pourrait cependant être bien supérieur. L'an dernier, les services de police et de gendarmerie ont en effet saisi 458 millions d'euros de biens, plus de vingt-six fois le montant récupéré par Bercy. Immeubles, bateaux, voitures de sport, assurances vie… (voir infographie ci-dessus), le volume des avoirs criminels gelés par la justice ne cesse d'augmenter. Sauf qu'en bout de chaîne, seule une partie de ces biens est effectivement confisquée et vendue au profit de l'Etat.

En collaboration avec plusieurs médias européens (1), Libération a mené un audit sur la situation propre à chaque pays et mutualisé les chiffres obtenus. On estime aujourd'hui à 4 milliards d'euros la valeur globale des avoirs saisis en Europe. Une tendance lourde, qui modifie en profondeur la lutte contre la délinquance.

Des saisies en hausse

Après l'Italie, la France est un des pays pionniers dans la lutte contre le produit du crime. Un des plus actifs aussi. «Ce gouvernement travaille d'arrache-pied à priver les délinquants de leurs biens mal acquis, se targuait Manuel Valls à la mi-octobre. En trois ans, les saisies d'avoirs criminels ont été multipliées par trois». Des chiffres qui reflètent une inflexion politique relativement récente. Pendant longtemps, les saisies n'existaient quasiment pas au stade de l'enquête judiciaire. Seul le produit du crime était intercepté, les stupéfiants typiquement, ou la voiture ayant servi à un «go-fast». Désormais, tout bien en lien avec l'infraction, même indirectement, peut être confisqué.

Au sein de la Direction centrale de la police judiciaire, un service est spécialement dédié à cette tâche : la Plateforme d’identification des avoirs criminels. Dotée d’une vingtaine d’agents et d’une dizaine d’antennes régionales, cette structure mixte police-gendarmerie est un service opérationnel capable d’intervenir directement ou en appui. Dans le cadre de leurs enquêtes, policiers et gendarmes peuvent aussi s’appuyer sur les groupes d’interventions régionaux, dont la mission est d’éplucher le patrimoine des délinquants grâce aux fichiers fiscaux et bancaires. Une estimation indispensable pour évaluer en amont ce que peut rapporter une enquête.

Limitées au départ à la criminalité organisée, notamment le trafic de drogue, les saisies se sont progressivement étendues à la délinquance en col blanc. «Aujourd'hui, en valeur, les stups représentent à peine 15 % des saisies, indique un haut responsable policier. En termes de gains, les dossiers financiers type blanchiment ou escroquerie ont pris une place prépondérante.»

Les policiers notent également une montée en puissance des saisies dans les affaires de grande fraude fiscale. Même si la villa des Balkany, le bateau de Takieddine ou certains biens mal acquis africains restent des cas exceptionnels. Cette grande délinquance transnationale, très organisée, reste d’ailleurs la plus difficile à combattre. Rompus aux techniques de dissimulation et bardés d’avocats fiscalistes, les plus gros fraudeurs s’abritent derrière une cascade de trusts et de sociétés écrans pour dissimuler leur patrimoine. Ces dernières années, le volume des avoirs saisis par les policiers et les gendarmes n’en a pas moins augmenté de façon vertigineuse : 154 millions d’euros en 2010, 247 en 2011, 291 en 2012, 357 en 2013 puis 458 l’an dernier. Avec un bémol toutefois, comme dans tous les autres pays : à peine 20 % des biens saisis sont effectivement confisqués aux délinquants par la justice.

Des confiscations plus rares

Longtemps dépourvues de tout cadre juridique et laissées à l’appréciation des magistrats, les saisies judiciaires sont désormais encadrées. La loi du 9 juillet 2010, qui vise à faciliter les procédures, a eu pour principal effet la création de l’Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc). Placé sous la double tutelle de la Justice et du Budget, cet établissement public indépendant est chargé de gérer et de vendre les biens saisis. Pour la justice, il s’agit à la fois de mieux appréhender les profits générés par la délinquance et de renforcer l’effet dissuasif de la sanction pénale.

«Au départ, l'idée était moins de remplir les caisses de l'Etat que de lutter efficacement contre le crime, explique Charles Duchaine, le patron de l'Agrasc. Personne n'imaginait faire des bénéfices.» Cet ancien juge d'instruction à Marseille, connu pour avoir mis en examen Jean-Noël Guérini, a pris la tête de l'agence en juillet 2014 avec pour objectif d'infuser cette nouvelle culture de la saisie dans les enquêtes, notamment à travers les formations dispensées par l'Agrasc aux magistrats.

Autre possibilité inscrite dans la loi de 2010, celle de vendre des biens saisis avant jugement, en particulier quand ils risquent de se déprécier. Concernant l’argent directement saisi, il est placé sur un compte à la Caisse des dépôts et consignations, et les intérêts servent à autofinancer l’Agrasc. Ces sommes n’entrent définitivement dans les caisses publiques qu’une fois le jugement de confiscation prononcé, et sont alors dispatchées entre le budget général de l’Etat et la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives.

Principal problème : les confiscations prononcées lors des verdicts sont très inférieures aux saisies effectuées dans le cadre d'enquête. Faute de jugements d'exécution, nombre de biens sont restitués à leur propriétaire. «Après jugement, le nombre de restitutions est toujours supérieur à celui des confiscations», maugrée un policier. Cette déperdition suscite une double incompréhension : d'un côté les juges reprochent aux policiers de saisir trop largement pour faire du chiffre, y compris vieux scooters ou écrans plasma, compliqués à revendre ensuite. De l'autre, les policiers déplorent que les biens saisis soient aussi rarement confisqués par les magistrats, qui ont tendance à considérer la saisie comme excessive. «Il faudrait que les tribunaux confisquent davantage, dit Duchaine. Cette culture n'a pas encore été intégrée par les juridictions de jugement

Disparités européennes

En Europe, les saisies ont été encouragées par une directive d'avril 2014 sur le gel et la confiscation des instruments et des produits du crime. Ce texte introduit la possibilité de saisir non seulement les biens liés au crime, mais aussi ceux achetés avec les produits de ce crime. Chaque pays doit également se donner «les moyens de dépister, geler, gérer et confisquer les produits du crime». Près de deux ans plus tard, où en est l'application de cette directive ?

Selon l’audit réalisé en collaboration avec nos partenaires européens, les 28 pays de l’UE ont voté une loi sur la confiscation des biens, mais de fortes disparités subsistent entre les Etats. Certains, comme le Luxembourg et le Danemark, n’ont par exemple aucun dispositif de gestion des biens saisis et confisqués. Plus généralement, la philosophie sur le sujet varie d’un pays à l’autre. En Italie, la loi adoptée dès 1996 pour faire face à la mafia permet ainsi de réutiliser les biens confisqués dans un but social. Et quand ils ne sont pas dévolus à des associations, les bénéfices des ventes sont versés au budget du ministère de la Justice et alimentent un fonds d’aide aux victimes des crimes. Alors qu’en Espagne, comme en France, les biens sont rapidement vendus pour alimenter les caisses de l’Etat.

Autre objectif affiché par Bruxelles : faciliter la coopération internationale «en matière de recouvrement d'avoirs». Désormais, les biens peuvent être confisqués dans d'autres Etats au titre de l'entraide pénale internationale. Les magistrats doivent remplir des «certificats de gel», équivalents du mandat d'arrêt européen pour les saisies. «C'est un outil très performant qui impose à tous les Etats membres la décision de saisie d'un immeuble, explique un magistrat spécialisé. Ça permet de sortir du champ trop strict des commissions rogatoires internationales.» En cas de saisie dans un pays étranger, des conventions de partage permettent aux deux Etats partenaires de se répartir les profits. Pour certains gros dossiers, les délais peuvent être très longs. Une villa appartenant à la mafia a ainsi été saisie en 2006 par la France, pour le compte de la justice italienne. En 2014, elle était toujours louée par son propriétaire, un parrain de la 'Ndrangheta (mafia de la région de Calabre, sud de l'Italie). Le bien a finalement été vendu récemment pour 780 000 euros. Une vente en dessous du prix du marché, selon les spécialistes.

(1) Enquête initiée par Dataninja.it, cofinancé par JournalismFund.eu, en collaboration avec l'Espresso , El Confidencial , Stern , France 3 et Libération.

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