"Charlie Hebdo", la mémoire et l’histoire
Par Invité de BibliObs
Publié le
Cavanna vers 1975. Philippe Val en 2012. ©CINELLO/SIPA-REVELLI-BEAUMONT/SIPA
Par Stéphane Mazurier, historien, auteur de "Bête, méchant et hebdomadaire".
D'aucuns appelleront cela un «hasard du calendrier». Deux essais consacrés à «Charlie Hebdo» ont été publiés à huit jours d'intervalle: «Mohicans», de Denis Robert (Julliard), et «C’était Charlie», de Philippe Val (Grasset).
La question n'est pas ici, comme ont pu déjà le faire quelques médias, d'établir une comparaison entre le livre de Robert et celui de Val. Il s'agit de montrer que l'exemple de «Charlie Hebdo» est particulièrement édifiant quant aux débats relatifs à l'histoire et à la mémoire.
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Si Philippe Val se proclame dépositaire de la «mémoire de "Charlie"», Denis Robert s'est efforcé de mener une enquête journalistique en travaillant sur l'histoire du journal. Pas seulement sur son histoire depuis que le titre a été relancé en 1992 par Val et Cabu, mais depuis ses lointaines origines.
Au commencement était "Hara-Kiri"
Au commencement était «Hara-Kiri, journal bête et méchant», co-fondé en 1960 par François Cavanna et Georges Bernier, alias le Professeur Choron. «Charlie Hebdo» est l'enfant de «Hara-Kiri», mensuel interdit deux fois dans les années soixante, sous prétexte qu'il était «dangereux pour la jeunesse».
Ce journal a permis l'éclosion de quelques-uns des plus grands dessinateurs de la fin du XXe siècle (Cabu, Reiser, Gébé, Topor, Wolinski, Willem). Il a œuvré à la défiguration de la société du spectacle, inventé un humour sans concessions, certes par le dessin, mais aussi par les mots, à travers les textes de Cavanna et de Delfeil de Ton notamment, et par la photographie.
Quelques mois après Mai 68, la rédaction de «Hara-Kiri», soucieuse de traiter davantage de l'actualité, a fondé, en février 1969, «Hara-Kiri Hebdo», défini comme le «prolongement hebdomadaire» du mensuel. Un «bal tragique à Colombey», formule imaginée par Choron après la mort du général de Gaulle, a entraîné en novembre 1970 l'interdiction du journal qui, la semaine suivante, ressortait de façon à peine déguisée sous le nom de «Charlie Hebdo».
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Humaniste et libertaire
Contrairement à une légende tenace, le nom «Charlie» n'est pas un clin d'œil ironique à Charles de Gaulle, mais une référence à Charlie Brown, personnage des «Peanuts» de Charles Schulz. L’équipe de Cavanna et Choron avait en effet, quelques mois plus tôt, créé un journal de bandes dessinées simplement intitulé «Charlie». C'est ainsi que «Charlie Hebdo» fut présenté comme le «prolongement hebdomadaire» du mensuel «Charlie», ce qui était une façon habile de contourner la censure ministérielle.
Ce « Charlie Hebdo » dura un peu plus de dix ans jusqu'à ce que son directeur, Choron, se résigne à mettre fin à sa publication à la fin de l'année 1981, faute de lecteurs. Il avait hardiment traversé les années soixante-dix, à la fois témoin et acteur des profonds bouleversements sociaux, culturels et politiques de l'époque: le droit des femmes, la contre-culture, l'écologie (avec les pages prophétiques de Fournier, inventeur du journal écologiste «la Gueule ouverte»), la peine de mort, la «révolution sexuelle», les avatars de la droite au pouvoir, les difficultés de l'union de la gauche...
Sans l'affirmer ouvertement, «Charlie Hebdo» apparaissait comme un journal de gauche, héritier des valeurs libertaires de Mai 68. Volontiers sarcastiques, provocateurs, les dessinateurs et les rédacteurs de «Charlie Hebdo» n'en étaient pas moins des humanistes, hostiles à toutes les guerres, à un capitalisme et à une société de consommation aliénants.
La profanation de Philippe Val
Le « Charlie Hebdo » reparu en 1992 a largement tourné le dos à la philosophie du journal de Cavanna et Choron. Celui-ci a d'ailleurs été assez clairvoyant pour refuser d'y participer, tandis que celui-là, au soir de sa vie, a reconnu avoir été berné par Philippe Val.
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Dans « Lune de miel » (Gallimard, 2011), il enrage que son journal soit devenu «une feuille de mièvres réflexions sans originalité sur des sujets politico-sociaux déjà éculés» (p. 271). En outre, il s'en prend avec virulence à Philippe Val, pour qui «le passage au journalisme n'aura été [...] qu'un marchepied vers des conquêtes sans cesse plus brillantes» (p. 271).
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C'est donc cet homme qui prétend aujourd'hui être la «mémoire de "Charlie"». Pourtant, aux yeux de ses deux fondateurs historiques, il n'en a été que le profanateur, reniant ce qui avait fait la sève du journal. S'affichant aux côtés des puissants, patrons de presse et responsables politiques. Favorable aux «guerres justes» et à la construction européenne libérale.
Alors que l'ancien «Charlie Hebdo» défendait le doute cartésien, Val avait la conviction de détenir la Vérité, d'avoir cette faculté de juger le Bien et le Mal et, à ce titre, de proférer des anathèmes, y compris à l'endroit de plusieurs membres de la rédaction, à commencer par Siné, injustement accusé d'antisémitisme.
Si sa mémoire ne flanchait pas, il se souviendrait que «Charlie Hebdo» fut, il y a quarante ans, le journal de «L'An 01», cette civilisation alternative au productivisme sortie de l'esprit délicieux de Gébé. Rien n'est plus étranger à Philippe Val que «L'An 01», cette douce utopie où la soif d'argent et de pouvoir avait été abolie. Cela, vraiment, «c'était "Charlie"».
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Stéphane Mazurier (*)
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"un corps qui se soulève"
(*) Historien, Stéphane Mazurier a consacré sa thèse de doctorat à "Charlie Hebdo". Il en a tiré un livre: "Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de 'Charlie Hebdo', 1969-1982", Buchet-Chastel, 512 p, 28 euros.