Apparatchik, apparatchik… est-ce que j'ai une gueule d'apparatchik ?

De l'homme d'influence au fonctionnaire privilégié, du bolchévique militant à l'élite protégée, en un siècle le terme “apparatchik” a connu moult revirements. Petite histoire politique et sémantique.

Par Gilles Heuré

Publié le 15 décembre 2015 à 17h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h11

On aurait pu penser que le terme « apparatchik » appartenait à un passé révolu, quand les intellectuels communistes déployaient leur énergie militante et leur influence politique, dans les années 1930. Mais, qu’il s’agisse de Thomas Thévenoud (député socialiste de Saône-et-Loire, ancien secrétaire d’Etat au Commerce extérieur et débarqué du gouvernement après quelques étourderies d’ordre fiscal) ou de Nicholas Bay, candidat FN en Normandie, ancien proche de Bruno Mégret, voici des hommes politiques contemporains curieusement définis comme des « apparatchiks » par certains articles de presse.

On sait qu’en politique, les revirements, voire les reniements, sont d’usage courant, et l’emploi d’un terme ne fait pas exception. Mais de là à qualifier d’« apparatchik » un proche de Marine Le Pen, voilà qui laisse songeur. A ce train-là (train de l’histoire qui déraillerait…), pourquoi ne pas appeler « squadristi » des militants du PS ou « brigadistes » des bénévoles du Modem ?

Authentique apparatchik bolchévique

L’authentique apparatchik nous vient de Russie soviétique. Certes, l’homme investi d’un certain pouvoir, haut fonctionnaire, gouverneur ou autre, était déjà brocardé à l’époque du tsar, mais c’est dans les premiers temps de la révolution russe de 1917, celle d’octobre, que le terme prit toute son ampleur. Dès 1922, une revue satirique comme Krokodil moquait les bureaucrates, favorisés en raison des postes qu’ils occupaient, et ce qui les caractérisaient : grossièreté, cupidité, vénalité.

Le terme d’apparatchik revêtit une notion plus politique quand les envoyés du Komintern, la IIIe Internationale communiste, vinrent « conseiller » le Parti communiste français et observer de près la politique française en tant que mandataires adoubés par Moscou.

L’un d’eux, Eugen Fried (lire, d'Annie Kriegel et Stéphane Courtois, Eugen Fried, le grand secret du PCF,  Le Seuil, 1997), fut particulièrement efficace, infiltrant réseaux et structures, et portant sur la politique française et sa sociologie des appréciations d’ailleurs pas toutes dénuées de fondement : « Il y a beaucoup de légendes sur l’ouvrier français, écrivait ainsi Fried, l’une d’elles, c’est que l’ouvrier français est facile à gagner par un discours, par l’enthousiasme. C’est une légende […]. La France, c’est le pays de la petite épargne où les questions matérielles jouent un rôle considérable. On peut voir dans toute l’histoire des luttes de classes en France, dans toutes les insurrections, que les questions matérielles jouaient un rôle considérable et même étaient, dans plusieurs insurrections, la base immédiate du déclenchement de l’insurrection. »

On voit bien qu’aujourd’hui le terme d’apparatchik n’a plus le même sens et désigne tout autre chose. Le Dictionnaire de synonymes et mots de sens voisin (Henri Bertaud du Chazaud, Gallimard, coll. Quarto, 2007) renvoie d’ailleurs à l’entrée « privilégié ». Les apparatchiks sont de tous les partis, de toutes les opinions et de tous les gouvernements, incarnant une sorte d’élite politique, au sens institutionnel du terme, souvent à l’abri, et ce, quel que soit le résultat d’une élection si tant est, d’ailleurs, que certains d’entre eux passent l’épreuve des urnes, ce qui n’est pas toujours le cas. Ainsi, les apparatchiks d’aujourd’hui seraient ceux qui, dans un parti politique ou une équipe gouvernementale, jouiraient d’une certaine notoriété et d’une certaine influence, voire d’une nomination surprise comme ce fut le cas récemment de la ministre du Travail, Myriam El Khomri, qualifiée par Le Point d’« apparatchik », terme utilisé ici dans un sens péjoratif pour stigmatiser le parcours de personnalités politiques dont l’expérience professionnelle n’est, précisément, que politique.

Contrôle et élite

Ne faudrait-il pas, dans ce cas, parler plutôt d’élite politique ou plus exactement de sérail ? Ainsi, l’apparatchik d’aujourd’hui aurait bien perdu son sens originel d’homme – ou de femme – d’influence, pour être réduit seulement à un parcours puis à un poste de privilégié.

En 1927, dans La République des professeurs, l’essayiste et critique littéraire Albert Thibaudet (1874-1936) (lire, d'Albert Thibaudet, Réflexions sur la politique, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2007) rappelait la difficulté de poser, en démocratie, le problème des élites : « A l’égard des aristocrates de naissance et de fortune, le devoir démocratique est simple : défiance, surveillance, contrôle. » Et celui qui, selon Thibaudet, peut alors le mieux exercer ce contrôle est le « professeur » qui n’est ni aristocrate ni fortuné, mais doté de certaines qualités intellectuelles et morales. Le problème est pourtant que lui-même fait partie d’une élite qui devrait donc, à ce titre, être contrôlée. Car, nous dit Thibaudet : « L’élite reste perpétuellement en danger d’être séduite par le démon, c’est-à-dire par la confrérie des puissants. »

Entre les lignes, le blog livre de Gilles Heuré

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