Le plaidoyer d’Alexandre Gauthier pour une cuisine d’art et d’essai

Défenseur d'une cuisine locale et soucieuse de l'environnement, le chef de La Grenouillère casse les codes. Et réinvente la gastronomie d'auteur en s'inspirant de l'art contemporain.

Alexandre Gauthier.

Alexandre Gauthier.

Par François Chevalier

Publié le 20 décembre 2015 à 17h00

Mis à jour le 12 avril 2024 à 17h29

Le 30 novembre 2015, Alexandre Gauthier élaborait le déjeuner officiel de la COP21, servi à cent cinquante chefs d'Etat. Sa présence était tout sauf un hasard — et pas seulement parce qu'il a été sacré cuisinier de l'année par le Gault et Millau, à 36 ans. Le chef du restaurant La Grenouillère, situé dans la minuscule commune de la Madelaine-sous-Montreuil (Pas-de-Calais), incarne en effet, par son engagement culinaire et son ouverture d'esprit, une forme de renouveau gastronomique. Sa cuisine ancrée dans un territoire — la Côte d'Opale —, privilégiant les produits issus de producteurs locaux et soucieuse de son environnement, prend tout son sens en plein ramdam climatique.

« Ce qui est beau est rarement mauvais », théorise Alexandre Gauthier. Citant tour à tour Pierre Soulages, Georges Mathieu ou Jacques Brel « dans le désordre de l'autodidacte », le cuisinier envisage son métier comme une discipline largement inspirée par les arts. « Sans le proclamer, Alexandre fait en sorte que tout ce qu'il nous présente dans les assiettes s'élève vers le domaine de l'art. » Le compliment est de Milan Kundera. A La Grenouillère, le contraste entre la campagne alentour et la modernité du restaurant, repensé par l'architecte Patrick Bouchain, est saisissant. Le temps se fige. Pour que l'expérience soit totale, le visiteur dort dans une chambre modeste inspirée d'une hutte de pêcheur. Et il est recommandé de déconnecter son smartphone pour « se concentrer sur le goût de l'autre ». Et si Alexandre Gauthier avait tout simplement inventé le restaurant de demain ?

Vous avez préparé le plat principal du déjeuner officiel de la COP21. On suppose le cahier des charges contraignant pour satisfaire à la fois Barack Obama, Vladimir Poutine, Ban Ki-moon... et la cause écologique ?
L'enjeu était de taille : réussir à transmettre ce que je suis en plaisant « au monde entier ». C'était gratifiant de mettre à l'honneur la volaille de Licques — un produit du Pas-de-Calais —, la volaille, rappelons-le, étant le seul produit qui fasse l'unanimité parmi les convives quelle que soit leur religion. Sur le plan écologique, la première responsabilité d'un chef, du petit bistrot au grand restaurant, est selon moi de s'intéresser aux circuits courts, en soutenant les petits producteurs. Privilégier la cueillette et ramasser ce que le territoire nous donne doit se faire à bon escient, au service d'un lieu et d'une assiette. Quand j'ai débuté dans le métier, les produits arrivaient du monde entier, c'était l'époque de la cuisine fusion. Mais ce n'est pas parce que les produits ont parcouru 10 000 kilomètres et que les gens ne les connaissent pas qu'une cuisine est moderne !

Vous insistez sur la notion de territoire, qui privilégie ces circuits courts
Le territoire est beaucoup plus ouvert que le « terroir », mot réducteur, presque caricatural, qui renvoie surtout au folklore des régions, à une tradition culinaire figée. Si on parle de terroir dans le Pas-de-Calais, par exemple, on va évoquer les endives, le maroilles, la bière, le hareng fumé, la genièvre, et on aura fait le tour. Alors que le territoire, lui, inclut la terre, le ciel et la mer. Et donc la chasse, la pêche, l'agriculture, le maraîchage, la cueillette... J'aime la dimension humaine du mot « territoire », et j'intègre dans cette notion les savoir-faire de tous les producteurs. Ma cuisine est la photographie physique, morale et mentale d'une saison, d'une terre et d'une météo propres à la Côte d'Opale. Comme chef, je me considère comme un acteur du lieu où j'habite, entouré d'autres acteurs qui valorisent eux aussi un territoire. Privilégier les circuits courts est donc une évidence : sur l'année, 80 à 85 % des produits que nous servons ont été élevés ou ramassés dans un rayon de 40 kilomètres autour du restaurant.

Vous accordez beaucoup d'importance aussi à l'« esprit des lieux » où vous pratiquez votre métier
Il y a en effet un esprit Grenouillère. Nous parlons ici d'un lieu habité, fragile, d'une maison très ancienne mais qui se renouvelle, avec un voisinage et une campagne humbles. Ce qui domine, c'est l'envie de partager, de fabriquer des instants, de créer une parenthèse dans la vie de nos clients, pour qu'ils oublient leur quotidien sans avoir besoin de partir à des milliers de kilomètres. La cuisine est toujours une expérience éphémère et la maison dans laquelle nous la pratiquons illustre bien cette idée : c'était la maison du passeur qui aidait à traverser le cours d'eau de la Canche en barque. Mon père me l'a transmise. Et je la confierai à quelqu'un d'autre. Reste que le seul et unique juge de la qualité est le temps qui défile : il faut tenir dans le temps. C'est une vérité impitoyable, et croire que tout est marketing serait une grave erreur.

Peut-on être un grand restaurant sans service à la française ?

Votre philosophie culinaire emprunte donc à la fois à la tradition et à la modernité.
Comment fait-on pour vivre en exerçant sa passion dans un lieu retiré comme La Madelaine-sous-Montreuil ? C'est une question qu'il m'a fallu résoudre. A la manière de Michel Bras, qui, dans les années 1990, avait créé un véritable ovni au milieu de rien, à Laguiole (Aveyron), et qui, aujourd'hui, est objectivement l'un des pionniers de la cuisine moderne. J'ai un peu de l'ADN de Michel Bras, son goût de l'épure, du non-artifice, même si je n'ai pas la prétention de faire bouger les lignes de la cuisine française ! Ce métier de chef oblige d'ailleurs à une humilité totale, car, lorsqu'un produit disparaît, il faut trouver une nouvelle idée, aussi forte. Pour ma part, je dirais que je pratique une cuisine d'auteur d'inspiration française, libérée de ses certitudes. Sans provocation, j'assume mes goûts et mes envies.

Comment libérer son esprit ?
En se posant les bonnes questions. Peut-on être un grand restaurant, par exemple, sans service à la française ? Tout le faste qui entoure généralement les grandes tables a-t-il du sens dans une ferme du XVIIIe siècle ? Non, évidemment, donc nous faisons les choses autrement. Le peintre Soulages dit : « Plus les moyens sont limités, plus l'expression est forte. » Toute sa vie, il a peint en noir. Et il fait partie des rares artistes sur lesquels le temps n'a pas d'impact. Comme l'artiste, je dépends de mon imaginaire, de ma capacité à inventer et à me renouveler. Je connais les joies de l'inspiration et aussi les affres du doute permanent qui nous fait avancer.

Vous vous êtes approprié la devise du peintre Georges Mathieu : « Moult de parte », qui signifie : de partout et dans tous les sens.
Tant que les gens ne trichent pas, toutes les cuisines sont légitimes si elles sont bonnes et respectables. Tout est possible dans la mesure où c'est juste et bien amené. Mais je retiens des artistes que j'aime leur volonté d'aller au bout de leurs idées sans se renier. Un néon de Claude Lévêque affirme : « Nous irons jusqu'au bout. » Il faut tenir la ligne, ne jamais faire de compromis. L'imagination d'un Gerhard Richter, la radicalité d'un Bartabas, la liberté d'Annette Messager... Ces artistes me nourrissent au quotidien.

Ce qui est intéressant chez eux, c'est aussi que ce sont des précurseurs, c'est-à-dire les premiers à lancer un geste. Le véritable artiste crée quelque chose et avance de façon singulière, à la différence de l'artisan, qui reprend toutes les techniques existantes. Georges Mathieu estime que les artistes ouvrent parfois des pistes aux scientifiques, ils sont toujours portés par cette envie d'aller plus loin. Enfant, ma grand-mère m'a emmené au vernissage d'une exposition de ce peintre, originaire de Boulogne-sur-Mer. « C'est de l'art », me disait-elle. Cela m'a marqué.

Cuisinier est un métier d'égoïste qui implique de s'intéresser à l'autre. Avec modestie.

En 2011, vous avez demandé à l'architecte Patrick Bouchain de faire basculer « La Grenouillère dans le XXIe siècle ». En quoi cette collaboration a-t-elle été déterminante ?
Je lui ai demandé d'imaginer un lieu qui résonne avec ma personnalité : sans superflu et sans ostentation. Un restaurant que je puisse m'approprier par l'esprit. On peut imaginer les normes d'hygiène autrement et penser au bien-être de ses collaborateurs pour éveiller leur sensibilité, leur créativité, une certaine effervescence. Pour oser prendre le contre-pied, il faut être bien dans sa peau, et libre. Cuisinier est un métier d'égoïste mais qui implique de s'intéresser à l'autre. Avec modestie. Patrick est un grand humaniste, il a compris d'où je viens et il m'a emmené plus loin. C'est un atypique, il est l'un des premiers à avoir réhabilité des friches industrielles sous forme de fabriques culturelles, comme Le Lieu unique, à Nantes. Il a aussi réinventé les chapiteaux contemporains, comme celui de Zingaro pour Bartabas. J'aime la comparaison qu'il fait entre la cuisine et l'architecture. De bons produits et une bonne idée ne suffisent pas, si vous ratez la cuisson ou l'assaisonnement, votre plat est raté. En architecture, c'est identique : c'est au moment du chantier, de construire ou de reconstruire, que tout se joue et que le projet prend vie.

René Redzepi, chef du Noma, va intégrer une ferme dans son restaurant pour réduire au strict minimum le circuit de ses produits. Cela vous inspire ?
C'est un grand monsieur et j'ai un immense respect pour son travail. René a tracé un rayon de 150 kms autour de son restaurant dans lequel il connaît tous les producteurs exceptionnels. Quand on a été élu plusieurs fois « meilleur restaurant du monde », on est obligé de se réinventer. Il pourrait « faire de l'argent » mais il refuse. Après, je pense que c'est compliqué d'être en autarcie totale. On passe trop de produits. Économiquement, je ne vois pas comment c'est possible.

A quoi ressemblera La Grenouillère dans le futur ?
Un restaurant, c'est un lieu de vie et de partage intégré dans une époque. Même si tout évolue, le symbole de la table comme lieu qui rassemble et où l'on partage reste essentiel. C'est pour cela aussi que l'on propose aux gens de ne pas se connecter à Internet pendant les repas. On peut prendre des photos évidemment. Mais que reste-t-il du moment ? Une empreinte digitale ? La mémoire sensorielle est essentielle. Il faut se concentrer sur le goût de l'autre. On vient partager un moment, pour s'évader. L'idée, c'est d'être une maison de liberté traversée par des hommes et des femmes qui viennent partager un moment de leur vie. Et les recevoir est un sacerdoce.

Bio
1979
Naissance à Boulogne-sur-Mer.
2003 Reprend le restaurant de son père, Roland Gauthier.
2008 Décroche une étoile au guide Michelin.
2012 Décoré chevalier de l'ordre des Arts et des Lettres.
2017 Décroche une deuxième étoile au guide Michelin

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus