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Retour de bâton pour le Britannique qui a sorti une réfugiée de 4 ans de Calais

Parce qu’il a tenté de faire passer en Angleterre une jeune Afghane, Rob Lawrie risque la prison. Son procès s’ouvre aujourd’hui à Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais). Fin 2015, il a tenté de se suicider.

Par  (Londres, correspondance)

Publié le 16 décembre 2015 à 14h47, modifié le 14 janvier 2016 à 09h39

Temps de Lecture 7 min.

Le père de Bru, 4 ans,  le suppliait d’emmener sa fille rejoindre une partie de sa famille installée en en Angleterre. Rob Lawrie a fini par céder.

Toutes les trente secondes environ, ce bruit aigu, rĂ©pĂ©titif, sort de la mâchoire de Rob Lawrie : il crisse des dents. Un tic acquis sous la pression de ces deux derniers mois. Ses yeux, profondĂ©ment cernĂ©s, semblent scruter un mystĂ©rieux point distant. Sur la table traĂ®nent des lettres apportant de mauvaises nouvelles financières. Les photos de sa femme, qui vient de le quitter, dĂ©corent encore la maison.

Le ­Britannique de 49 ans, qui nous reçoit dans son petit pavillon sans caractère d’une lointaine banlieue de Leeds, dans le nord de l’Angleterre, est au bout du rouleau. La porte du jardin Ă  moitiĂ© dĂ©foncĂ©e en tĂ©moigne : il a fait une tentative de suicide fin 2015, et les secouristes ont dĂ» pĂ©nĂ©trer d’urgence dans la maison. « Cette affaire a foutu ma vie en l’air. Â»

L’affaire en question est un « coup de folie Â», selon ses propres mots. C’était le 24 octobre. Pour la neuvième fois en deux mois, Rob est ce jour-lĂ  dans la « jungle Â» de Calais. Il a passĂ© plusieurs jours sur place Ă  fabriquer des abris en bois pour les rĂ©fugiĂ©s et leur a distribuĂ© les dons qu’il avait pu rĂ©unir en Angleterre : des bottes fourrĂ©es, des manteaux d’hiver, des couvertures… L’heure du retour approche.

Trop Ă©mu pour respecter la loi

Avant de prendre son ferry, Rob s’assoit autour du feu de camp, ­discutant avec quelques-uns des réfugiés. Bahar, une fillette afghane de 4 ans – que tout le monde surnomme Bru –, s’est endormie sur les genoux de Rob. Sa figure angélique et son sourire malicieux ont beaucoup touché ce grand Britannique baraqué. Depuis quelques semaines, l’enfant, qui est seule avec son père, le rencontre souvent. Une vidéo prise le matin même la montre riant aux éclats en jouant à colin-maillard avec lui. Alors, l’ancien soldat britannique a cessé de réfléchir.

“Je ne suis pas un passeur. Aucun argent n’a été échangé. Ce n’était pas une action préméditée.”

Reza Ahmadi, le père, lui demande depuis des semaines de la faire passer en Angleterre, oĂą des cousins installĂ©s près de Leeds depuis huit ans sont prĂŞts Ă  la recevoir. Après avoir systĂ©matiquement refusĂ©, Rob cède. « J’ai installĂ© Bru dans la couchette situĂ©e en haut de la camionnette. Son père m’a assurĂ© qu’elle dormirait toute la nuit. Â» L’opĂ©ration Ă©tait illĂ©gale, bien sĂ»r. Rob en Ă©tait parfaitement conscient. Mais comment laisser ainsi une fillette dans le froid et la boue, alors qu’une famille d’accueil et un lit chaud l’attendaient en Angleterre ?

Quelques heures plus tard, Rob Lawrie Ă©tait arrĂŞtĂ© par la police française puis placĂ© dans le centre de dĂ©tention de Coquelles. A la douane, les chiens avaient reniflĂ© quelque chose Ă  l’arrière de la camionnette. Deux ErythrĂ©ens s’y Ă©taient cachĂ©s, Ă  l’insu du Britannique. La prĂ©sence de Bru a ensuite Ă©tĂ© dĂ©couverte. « Les policiers français me hurlaient dessus, je ne comprenais rien Ă  ce qu’ils disaient. On aurait dit que j’avais violĂ© la petite fille. Â»

Le Britannique Rob Lawrie, ici devant chez lui, le 8 décembre 2015.

Sans doute pour vĂ©rifier ses dires, les policiers, après avoir interrogĂ© Rob pendant plus d’une heure, finissent par ouvrir la porte et laisser entrer Bru. « Elle pleurait, ­complètement dĂ©sorientĂ©e. Et quand elle m’a vu, elle m’a sautĂ© dans les bras. Â» Preuve Ă©tait faite que la gamine connaissait bien le Britannique. Les policiers l’ont immĂ©diatement reconduite auprès de son père. Quant Ă  Rob Lawrie, après trois jours de garde Ă  vue, il a Ă©tĂ© relâchĂ©, en attendant le dĂ©but de son procès Ă  Boulogne-sur-Mer le 14 janvier pour avoir « facilitĂ© (…) la circulation irrĂ©gulière d’un Ă©tranger Â». Il risque jusqu’à cinq ans de prison.

« Je ne suis pas un passeur. Aucun argent n’a Ă©tĂ© Ă©changĂ©. Ce n’était pas une action prĂ©mĂ©ditĂ©e. J’ai fait ça sous le coup de l’émotion Â», se dĂ©fend-il. L’émotion est partagĂ©e avec le grand public : deux pĂ©titions, en France et au Royaume-Uni, demandant de lui Ă©pargner la prison ont recueilli plus de 130 000 signatures. « C’est formidable ce soutien sur les rĂ©seaux sociaux. Mais Ă  3 heures du matin, vous ĂŞtes seul avec vous-mĂŞme Â», rappelle Rob, qui vit très mal l’attente du procès.

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Il y a une part d’ange chez ce grand gaillard qui se promène en tee-shirt en plein hiver. Et une bonne dose de naĂŻvetĂ© aussi. Le rĂ©sultat d’une vie difficile, instable, un quasi-orphelin qui a vĂ©cu des moments très durs. Rob Lawrie naĂ®t près de Leeds en 1966, petit dernier de sept enfants, entre deux parents qui s’insultent, se battent et se frappent constamment. « Quand j’avais 5 ans, je passais mon temps Ă  sortir la nuit par ma fenĂŞtre et Ă  m’échapper de la maison en escaladant le long des tuyaux. La police me ramenait chez moi. Â»

“ArrivĂ© dans la « jungle Â», ce que j’ai vu m’a Ă©normĂ©ment choquĂ©. On se croirait dans une scène de la seconde guerre mondiale.”

A l’âge de 6 ans, il est placĂ© en foyer, oĂą il est Ă©levĂ©. Dix ans plus tard, les Ă©ducateurs lui demandent laquelle des trois usines locales il prĂ©fère. « J’ai dit : “pas question”. Je suis allĂ© m’enrĂ´ler Ă  l’armĂ©e. Â» Il sert notamment plusieurs annĂ©es en Irlande du Nord, en pleine pĂ©riode de tension extrĂŞme avec les paramilitaires de l’IRA. Une dĂ©cennie plus tard, il rejoint la vie civile.

Sans un sou, il s’installe dans les vestiaires d’une piscine abandonnée, où il vit plusieurs mois. Et progressivement, il remonte la pente. Une bourse à l’université de Bradford lui permet de décrocher un diplôme d’anthropologie et de psychologie. Il crée une entreprise de vente d’alimentation surgelée, qui prospère. Il se marie, a deux enfants. Jusqu’au jour où une méningite le cloue au lit. Pendant deux ans, il sera incapable de travailler. Il perd son entreprise, divorce et connaît une nouvelle période sans domicile fixe.

Partir de zĂ©ro, Rob l’a dĂ©jĂ  fait. Il recommence, trouve d’abord un petit boulot, puis ouvre une sociĂ©tĂ© de nettoyage, qui a deux employĂ©s. Il se marie une nouvelle fois, et a deux enfants. Jusqu’à ce soir de fin aoĂ»t de cette annĂ©e, quand une Ă©mission de tĂ©lĂ©-­crochet dĂ©bute Ă  la tĂ©lĂ©vision. « J’en ai horreur, mais mes enfants voulaient regarder. Alors, je suis montĂ© dans ma chambre et j’ai allumĂ© ­l’ordinateur. Il faisait sombre et j’ai pris de plein fouet la photo du petit Aylan. Â» Ce petit Syrien mort le nez dans le sable sur une plage turque a fait le tour du monde, choquant l’opinion publique.

A Calais, Rob Lawrie a été particulièrement choqué lorsqu'il a vu les enfants : « Il y en avait beaucoup, je ne m’y attendais pas. »

En quelques jours, il rassemble des dons, achète des tentes et dĂ©cide de les apporter aux rĂ©fugiĂ©s Ă  Calais. Il y dĂ©barque sans aucun contact. « ArrivĂ© dans la “jungle”, ce que j’ai vu m’a Ă©normĂ©ment choquĂ©. On se croirait dans une scène de la seconde guerre mondiale. Â» Le pire, pour Rob, Ă©tait les enfants : « Il y en avait beaucoup, je ne m’y attendais pas. Â»

Communicant instinctif, Rob filme les donations et met le rĂ©sultat sur sa page Facebook. « En vingt-quatre heures, les gens pouvaient voir les chaussures qu’ils donnaient aux pieds de rĂ©fugiĂ©s. Â» L’argent afflue : il rĂ©colte près de 10 000 euros, qu’il utilise notamment pour acheter le matĂ©riel nĂ©cessaire Ă  la fabrication d’abris en bois. SubmergĂ© par l’émotion, il laisse tomber sa petite entreprise et rentre peu chez lui. Les tensions avec sa femme augmentent. Jusqu’au fameux coup de folie avec la petite Bru.

“Entre la non-assistance à personne en danger et le délit d’aider à la circulation d’une personne irrégulière, la frontière est ténue.” Lucile Abassade, l’avocate de Rob Lawrie

Trop exemplaire pour y croire, l’histoire de Rob Lawrie ? Un conte de NoĂ«l Ă  dormir debout ? Nous avons vĂ©rifiĂ© auprès des cousins afghans de Reza Ahmadi, qui confirment sa version des faits. Un journaliste de The Independent s’est rendu dans la « jungle Â» de Calais voir le père, qui lui aussi confirme. Ce dernier n’a pas souhaitĂ© nous rencontrer, lassĂ© de l’attention mĂ©diatique. Et quid des deux ErythrĂ©ens trouvĂ©s Ă  l’arrière de la camionnette ? Rob n’a-t-il pas agi comme un passeur ? Le Britannique assure qu’il ignorait leur prĂ©sence. Cette version est apparemment confirmĂ©e par la police française, qui n’a pas retenu ce chef d’inculpation contre lui. « Je n’aurais jamais pris le moindre risque lors du passage de Bru Â», prĂ©cise Rob.

Risque-t-il vraiment la prison pour avoir voulu Ă©viter Ă  une enfant de 4 ans de passer l’hiver dans une tente boueuse ? L’hypothèse est crĂ©dible. Son avocate, Lucile Abassade, rappelle qu’une femme a rĂ©cemment Ă©tĂ© condamnĂ©e Ă  un an de prison ferme pour avoir tentĂ© de faire passer un rĂ©fugiĂ©. « Pourtant, entre la non-assistance Ă  personne en danger et le dĂ©lit d’aider Ă  la circulation d’une personne irrĂ©gulière, la frontière est tĂ©nue Â», souligne-t-elle. Entre les deux, Rob Lawrie n’a pas hĂ©sitĂ© un instant.

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