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A Tunis, l’art contemporain entretient l’espoir au musée du Bardo

Neuf mois après l’attentat qui a fait 24 morts dans ses murs, le musée du Bardo reçoit une exposition de cinq jeunes artistes tunisiens

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Publié le 22 décembre 2015 à 13h06, modifié le 22 décembre 2015 à 11h06

Temps de Lecture 5 min.

A l'intérieur du Musée du Bardo, à Tunis, en 2015.

C’est une première : neuf mois après l’attentat qui a fait 24 morts dans ses murs, le musée du Bardo, à Tunis, accueille jusqu’au 7 janvier une exposition de cinq jeunes artistes tunisiens, organisée par l’association franco-tunisienne Kasbah Nova en partenariat avec l’espace d’art Glassbox à Paris. Choisi bien avant la tragédie, le titre de l’événement, « L’indice d’une suite », est lourd de sens.

« Ce qu’on veut, c’est donner une autre image de la Tunisie, qui n’est ni celle d’hier, les plages, ni celle d’aujourd’hui, le terrorisme, indique Kaled Belage, fondateur de Kasbah Nova. La Tunisie est un pays qui se cherche. Elle a une jeunesse talentueuse et ouverte qui voudrait sortir de sa coque. » Au Bardo, le pari est clair : tourner la page après l’attentat du 18 mars, malgré les impacts de balle laissés visibles dans les murs et les vitrines. « Le musée est vivant », assure son directeur, Moncef Ben Moussa. Vivant mais désespérément vide.

L’établissement, qui recèle une collection époustouflante de mosaïques romaines, a vu sa fréquentation chuter drastiquement : 500 000 visiteurs par an en 2005 ; 200 000 en 2011. Passé un léger sursaut citoyen après l’attaque, il plafonne à environ 50 000 visiteurs en 2015. L’art contemporain, qui en Tunisie ne touche qu’une petite élite, ne va sans doute pas bouleverser la donne. Pour les artistes ici présents, l’enjeu est tout autre. « C’est une question de responsabilité : on ne peut pas construire de futur sans regarder en arrière », insiste Hela Lamine, 31 ans, qui s’est penchée sur l’histoire culinaire de son pays.

Dans ses photos, la jeune femme décompose les ingrédients des recettes tunisiennes à connotation anthropophage comme les Doigts de Fatma, rouleaux de brick servis en entrée, ou le Gendarme ligoté, plat de résistance à base de viande. Sous son objectif, les mets paraissent plus inquiétants qu’alléchants. « On dit toujours qu’on est ce qu’on mange, glisse l’artiste. En ce moment, on se mange les uns les autres. »

L’objet de la querelle est souvent d’ordre religieux. Rania Werda, 30 ans, a pris comme point de départ les arabesques ornant les Corans enluminés. Sur des rectangles de cuir tatoués et gravés, elle a substitué au texte coranique des personnages anonymes et voilés. Si la question religieuse la taraude autant, c’est qu’elle enseigne les arts plastiques dans un lycée de Douar Hicher, banlieue chaude à l’ouest de Tunis. « Mes élèves ont un objectif : aller combattre en Syrie. Ils sont à un âge où tout peut basculer. Ils sont rappeurs un jour, djihadistes le lendemain, raconte-t-elle. La seule matière où ils arrivent à dégager leurs frustrations, c’est l’art. » Tout en appelant à une interprétation de l’Islam, elle évite de heurter de plein fouet les susceptibilités. Même précaution chez son confrère Selim Ben Cheikh. Une des ses œuvres reproduit un verset du Coran en écriture coufique blanche, comme effacée, et par la force des choses illisible.

Le jeune homme exhorte à une réforme de l’Islam, à une lecture non littérale des textes saints. Mais il prend suffisamment de gants pour amortir toute controverse. Le souvenir des attaques salafistes en 2012 au Palais Abdellia, à La Marsa, est encore vif. Un groupe de zélotes avait alors saccagé des œuvres d’art actuel jugées choquantes. Les antiquités ne sont pas plus à l’abri des foudres islamistes comme en attestent les saccages du musée de Mossoul, en Irak, ou de la cité multiculturelle de Palmyre, en Syrie. « Une statue romaine, ce n’est pas de l’idolâtrie, un baptistère, ce n’est pas un péché », plaide Moncef Ben Moussa, en évoquant les collections du Bardo. Et d’ajouter : « Quand on a voulu montrer de l’art contemporain, on nous a dit : vous mettez une bombe dans le musée. »

Vue de l’exposition « L’indice d’une suite », au Musée du Bardo de Tunis, en décembre 2015.

Plus qu’une bombe, « L’indice d’une suite » est un ballon d’oxygène, précieux dans un contexte de plus en plus liberticide. Le 8 décembre, trois artistes tunisiens, Fakhri El Ghezal, Atef Maâtallah et Ala Eddine Slim, ont été condamnés à un an de prison pour usage de stupéfiant. Deux jours plus tard, six étudiants ont été inculpés pour homosexualité à Kairouan. La société civile mise sur le branle-bas médiatique entourant ces arrestations pour faire bouger les lignes. « Pour la première fois on parle en Tunisie de cannabis, d’homosexualité, de laïcité, remarque la galeriste Aicha Gorgi. On est en pleine psychothérapie à ciel ouvert. »

Pour Sana Tamzini, en charge depuis un mois des arts plastiques au ministère de la culture tunisien, la clé du changement repose sur la culture. « Si on n’infuse pas de la culture partout dans l’enseignement, on ne se retrouve qu’avec des matheux ou des scientifiques qui peuvent demain partir en Syrie, martèle cette inlassable militante. La stratégie de Ben Ali avait été de vider les maisons de la culture. On se retrouve avec une génération privée d’émotions, de sensibilité, d’ouverture sur l’autre. »

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En 2013, la jeune femme avait été évincée de la direction du Centre des arts vivants de Tunis pour avoir donné la parole à des réfugiés dans le cadre d’une exposition photographique sur le camp de Choucha.

Aujourd’hui, elle sent une fenêtre de tir possible, bien que la culture ne pèse que 0,078 % dans le budget de l’Etat. Misant sur les fonds européens, l’énergique quadra a des projets plein sa musette : créer des musées en région à partir de dépôts du fonds national pictural qui compte 11 500 œuvres ; lancer un appel pour l’écriture de l’histoire de l’art tunisien. Quid de la grandiloquente Cité de la culture, dont la construction a commencé voilà une dizaine d’années sur l’avenue Mohamed V ? Lancé sans l’ombre d’une programmation à l’époque de Ben Ali, le projet est pour l’heure en stand-by. « On n’a pas besoin d’un musée momifié, balaye Sana Tamzini. Il faut une dynamique interactive. »

Une dynamique qu’obère toutefois la pesante bureaucratie tunisienne. Le projet du changement de statut du musée du Bardo traîne depuis des lustres au ministère de la culture. Tout comme celui de la transformation du Palais Abdellia en centre international des arts et de la culture. « On rêve de pouvoir fermer le patio pour avoir une programmation toute l’année. On aimerait aussi restaurer les annexes pour créer un musée de l’histoire de La Marsa, confie sa directrice, Rabaa Jedidi. On y arrivera petit à petit. » A quelle échéance ? Difficile à dire.

La bureaucratie plombe aussi les ambitions de la Fondation Kamel Lazaar. Celle-ci voudrait ouvrir un centre d’art pour exposer sa collection d’art contemporain du monde arabe. Le lieu est déjà trouvé : un bâtiment historique de Carthage, dont elle financerait la restauration. « On attend depuis un an la réponse du ministère, soupire Soumaya Gharsallah-Hizem, directrice de la Fondation Kamel Lazaar. Tout le monde se dit d’accord, mais on ne sait pas pourquoi ça tarde alors même que d’après nos calculs le centre d’art pourrait créer 150 emplois directs et une centaine indirects. »

L’indice d’une suite, jusqu’au 7 janvier, au Musée national du Bardo.

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