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En mémoire du 13 novembre

« Le Monde » a publié chaque jour des portraits de victimes des attentats de novembre. Au fil des textes s’est dessinée une photographie de groupe, celle de la génération easyJet et Erasmus.

Par  et

Publié le 17 décembre 2015 à 19h20, modifié le 02 janvier 2016 à 13h41

Temps de Lecture 4 min.

En mémoire du 13 novembre.

Nous avons beaucoup appris de ce Mémorial. Bien plus que nous ne l’avions anticipé, lorsque nous avons lancé ce projet, la nuit des attentats, sous le choc d’un bilan qui n’était encore « que » de 40 morts, mais qui s’alourdissait d’heure en heure. L’idée, très simple, était, précisément, de ne pas limiter ces victimes à un bilan, de rendre à chacune son nom, son visage, son histoire. Pour les garder en mémoire, collectivement.

Nous avons d’abord beaucoup appris sur eux, les 130 morts du 13 novembre. En nous imposant d’interroger leurs conjoints, parents, fratries ou, à défaut, amis proches pour rédiger ces portraits, nous avons appris non seulement qui ils étaient au moment où ils ont été tués, mais d’où ils venaient, quels enfants ils avaient été. Nous avons fait la connaissance de leur entourage. Nous avons découvert leurs goûts, leurs espoirs, leurs galères et leurs bonheurs. Et, progressivement, s’est révélé à nous un portrait de groupe, extraordinairement cohérent.

Une sacrée bande de Parisiens

On les a appelés la « génération Bataclan » : naturellement, le rock est son marqueur. C’est aussi la génération easyJet et Erasmus. Son espace, c’est l’Europe, puis le monde. Une génération qui se balade et se cherche, prend son temps, au gré des petits boulots, des rencontres et des diplômes, avant, un beau jour, de « trouver sa voie » et d’y réussir. Des trentenaires souvent nés en province, issus de classes moyennes, venus à Paris pour y étudier ou travailler et, finalement, retenus dans cette ville par sa culture, son art de vivre, d’aimer et de se mélanger. Une ville-base. De la mondialisation, ils ont fait un atout, tout en restant ancrés dans un solide lien familial et un mode de vie français, attirés par ces cafés et ces quartiers qui intègrent la modernité sans perdre la tradition.

Une génération libre, joyeuse, grégaire, généreuse à sa manière, moins engagée politiquement que la précédente et en même temps connectée et soucieuse de l’autre. Marquée, déjà, par le terrorisme de janvier, tout près. Une génération Charlie, en quelque sorte, si bien représentée par le groupe de La Belle Equipe, fauché en pleine fête d’anniversaire : chacun ou presque, dans cette bande, venait d’un endroit différent, d’une culture différente. Tous différents et pourtant une sacrée bande de Parisiens, massacrée, un verre de champagne à la main. Ce n’est ni la France des banlieues rebelles, ni la France du CAC 40, ni la France du bling-bling. C’est la France qui vit ensemble avec l’envie de réussir, dans laquelle se fondaient avec gourmandise les 23 étrangers tombés, eux aussi, sous les balles. Celle où l’on va voir un groupe de rock californien dans une salle de concerts du XIXsiècle avec sa sœur, sa mère, un couple ami.

Ce portrait de groupe, finalement, c’est l’anti-Etat islamique. C’est tout ce que les terroristes ne sont pas, tout ce qu’ils haïssent : la beauté, l’esthétique, la musique, l’art, le plaisir, la science, l’éducation, la diversité, la mixité, la tolérance, la liberté, l’égalité… et la fraternité. Comme Al-Qaida, à travers le World Trade Center et le Pentagone, avait visé les symboles de la puissance américaine, l’EI a visé ces symboles français que sont la culture et l’art de vivre.

Nous avons aussi appris sur nous-mêmes – et ça, nous nous y attendions encore moins.

Au fil de ces cinq semaines, au fur et à mesure que nous avancions dans la rédaction et la publication des portraits des victimes, leurs familles sont devenues « nos » familles. Parce que c’était Paris, parce que c’était les 10e et 11e arrondissements, familiers à beaucoup d’entre nous. Parce que c’était le terrorisme, un objet, malheureusement, d’étude permanent au Monde. Parce qu’il y avait eu, déjà, ces terribles journées de janvier. Et parce que la plupart de ces morts ressemblaient tant à nos amis, ou aux amis de nos enfants.

Journalisme d’empathie

Au fil des jours, malgré nous, ce Mémorial, projet journalistique, s’est doublé d’une dimension sociale qui nous a échappé. Notre distance habituelle, ce cynisme si mal compris à l’extérieur mais qui nous sert de rempart parfois, tout s’est écroulé devant cette nouvelle proximité. Nous nous sommes surpris à pratiquer un journalisme d’empathie, nous, les spécialistes du négatif, les experts de la noirceur. Nos boîtes e-mail internes se sont remplies d’échanges d’étranges impressions (« Ça me fait vraiment mal de pénétrer ces foyers brisés, et un peu de bien d’écrire, pour une fois, des choses gentilles ;-) », « Cette douleur, tu prends ça en pleine face, ça fait pleurer… »), en même temps que nous nous sentions portés par l’adhésion des lecteurs, chaleureusement exprimée, à notre démarche, que beaucoup ont jugée nécessaire. « Un hymne à la vie », nous a écrit un lecteur. Ça non plus, nous n’avions pas l’habitude.

Peu à peu, les journalistes se sont retrouvés dépositaires d’une mémoire, la mémoire du 13 novembre. Un lien de confiance s’est établi avec les familles endeuillées. « Je prends ça comme un autre métier : écrivain public », a résumé une journaliste aguerrie, l’une des nombreux auteurs de portraits. Ce récit collectif ne doit pas s’arrêter là. Nous le poursuivrons donc, avec ceux qui vont continuer à vivre sans les êtres aimés et ceux qui ont survécu à leurs blessures. Les survivants du 13 novembre.

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