Les fantômes d'Anselm Kiefer se dévoilent à Pompidou

Hantée par les fantômes du nazisme, par la violence et la destruction, la rétrospective du Centre Pompidou consacrée au peintre allemand parvient à éviter la noirceur grâce à l'énergie qu'elle dégage et à une séduisante mise en spectacle.

Par Olivier Cena

Publié le 23 décembre 2015 à 15h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h07

Un ciel gris, pâle, uniforme, à peine vidé de la pluie de la nuit, ombre la ville beige. Vu du sixième étage du Centre Pompidou, Paris ressemble à un tableau de Kiefer. Une même tristesse, une même mélancolie l'habitent. Toutes deux, l'oeuvre et la ville, n'en finissent pas de faire le deuil d'une grandeur révolue, anéantie dans la désolation et les atrocités de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité s'affirme au sortir de la rétrospective de l'oeuvre de l'artiste allemand. Elle souligne le romantisme d'une peinture tournée vers le passé, hantée par les fantômes du nazisme, par la violence et la destruction, mais qui parvient à éviter la noirceur grâce à l'énergie qu'elle dégage et à une séduisante mise en spectacle.

La narration comme moteur

L'exposition se présente comme une succession de thèmes qui obsèdent l'artiste : la guerre, les mythologies nordique et juive, les grandes figures de la culture allemande (Wagner, Heidegger...) et la poésie (Paul Ceylan et l'Autrichienne Ingeborg Bachmann). Toutes ces obsessions se rapportent au nazisme. Kiefer cherche à comprendre comment la culture et la mythologie allemandes ont pu conduire au fascisme et, parallèlement, marque son empathie pour ce que ce fascisme chercha à détruire. Une dimension en est absente : l'intérêt du peintre pour les cultures antiques et la naissance de l'humanité — un détour par la très belle exposition de la Bibliothèque nationale de France s'impose.

Trois ou quatre tableaux illustrent chaque thème. Ce ne sont pas forcément (et curieusement) les meilleurs de l'artiste — des chefs-d'oeuvre, comme Terre des deux fleuves (1995), conservé au Guggenheim, manquent. On y voit la maladresse de Kiefer à représenter, à ses débuts, le corps humain, et son peu d'attrait pour la couleur. Le Kiefer spectaculaire, celui des grands paysages chargés de matière, le plus souvent dans des tonalités de beige, de terre, et de vert parfois, se révèle au début des années 1980 — il changera peu : Etroits sont les vaisseaux apparaît comme une sorte de pendant du Grand Fret. La paille, puis la terre, les végétaux, le plâtre, des sels obtenus par électrolyse ou le plomb entrent dans la composition de l'oeuvre. Kiefer ne se veut pas peintre. Il se dit « metteur en scène de matière ». C'est là l'aspect le plus contemporain de son oeuvre.

“Metteur en scène de matière”

C'en est aussi la clef. Il serait vain de chercher la lumière dans les tableaux ; quant à la profondeur, elle est suggérée par des effets de perspective radicaux rappelant ceux créés par la disposition des dalles dans les tableaux vénitiens de la Renaissance. Kiefer ne cherche pas à exprimer « la force de la sensation » si chère à Cézanne, Bacon ou Eugène Leroy. Il illustre sa pensée. La narration est le moteur de ses oeuvres — et cette sorte de féerie romantique née de la conjonction du gigantisme des formats et de la forte présence des matériaux. De cet assemblage singulier, lorsque l'aspect symbolique se montre discret, naît une poésie tristement rêveuse — ainsi Pour Paul Celan, Fleur de cendre (2006), où sur un paysage d'hiver désolé, sont accrochées des piles de livres brûlés. Kiefer met en scène, donc, ce qu'illustre la belle série des vitrines, sorte de cabinet très personnel de curiosités où aux objets rouillés, cassés, porteurs d'une grande nostalgie se mêlent des éléments minéraux et végétaux. Ici, comme dans les livres qu'il fabrique, l'artiste lâche un instant le spectacle pour une partition plus intime. Il installe et murmure. Et cette réserve, plus que les grandes déclamations, sied à sa poésie.

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