Quand Hollande était mon prof

Deux ans avant son élection, le futur président de la République enseignait l’économie à Sciences Po. Me ANTOINE VEY, qui a ouvert l'antenne parisienne du cabinet d'Éric Dupond-Moretti, se souvient de ces cours très particuliers. Article publié dans le numéro de décembre 2015 de « Vanity Fair ».
Quand Hollande tait mon prof

Au printemps 2010, j’avais 25 ans. Je me régalais encore des menus «Voyage et tradition» des restaurants universitaires du quartier latin, les manches de mes vestes étaient trop longues et, faute de pouvoir entrer Chez Castel, je finissais les soirées Chez Georges ou au Chai Antoine, rue des Canettes, dans une ambiance digne des meilleurs karaokés du Puy-en-Velay, la ville de mon enfance. En somme, j’avais les problèmes existentiels de la post-adolescence et, puisqu’au fond je ne savais pas trop ce que je voulais faire de ma vie, j’étais étudiant en cinquième année à Sciences Po. Parmi la myriade d’enseignants prestigieux de la rue Saint-Guillaume, l’un d’entre eux m’apparaît, avec le temps, un peu plus étonnant que les autres : il dispensait un enseignement intitulé « justice sociale, inégalités et redistribution » devant une vingtaine d’étudiants et s’apprêtait à se lancer dans la course à la primaire socialiste. C’était François Hollande, deux ans avant de devenir le vingt-quatrième président de la République française. Le cours se déroulait chaque mardi soir, entre 19 h 15 et 21 h 15, sans doute après les débats parlementaires, car il portait toujours la même cravate qu’à la télévision. Il se rendait à Sciences Po avec son scooter MP3 noir, le même modèle avec lequel il livrerait des croissants rue du Cirque quelques années plus tard. Jovial mais pas familier, il était toujours prompt à saluer d’un petit coucou les étudiants au feu rouge, même si, à l’époque, il y avait moins de paparazzis dans les alentours lorsqu’il relevait sa visière.

Je me rappelle que le premier jour de cours, le professeur ­Hollande est arrivé avec un peu de retard. La foule de ses jeunes disciples commençait à chahuter lorsqu’il fit son entrée. La salle était petite et poussiéreuse, il jeta son gros cartable sur le sol, puis, empoignant une vieille éponge, se mit à frotter frénétiquement le grand tableau noir, comme un instituteur lors de la rentrée des classes. Après cet exercice de nettoyage, il nous a précisé sans plaisanter qu’il envisageait ce séminaire comme « une répétition académique de son programme pour la France ». Je me souviens qu’avec quelques camarades, en fins politologues, nous nous étions ensuite retrouvés au café le plus proche, Le Basile, sous un portrait de Bob Dylan, pour nous moquer gentiment de celui qui effaçait le tableau en se tachant avec de la craie, qui n’avait jamais encore été ministre et qui croyait (ou voulait nous faire croire) qu’il serait le prochain président de la République. Le choix de ce cours ne s’était pas imposé à moi de manière simple. Sous la direction de Richard Descoings, dit «Richie» pour les journalistes et les intimes, le catalogue d’enseignements de Sciences Po ressemblait au buffet d’un Club Med 5 tridents : les étudiants pouvaient choisir leur cours parmi des dizaines de séminaires. Celui de François Hollande se trouvait en compétition avec d’autres enseignements d’envergure : un cours, par exemple, sur « Harry Potter : approche littéraire, psychanalytique et politique » ou, un tantinet plus ambitieux, « Existence, Death, and the Meaning of Being Human » ; une conférence d’anglais sur « Bob Marley ou le renouveau du reggae » ; sans parler de ces séminaires à l’intitulé mystérieux, « Entre la force et le droit, étrange économie du corps dansant » (intitulés certifiés).

Aujourd’hui encore, cette liste sans fin de cours, tous plus curieux les uns que les autres, est entretenue par une faune d’adultes nostalgiques qui viennent partager leur savoir de la communication, de la sociologie, des médias, de l’urbanisme, de l’art – bref, de la vie en général. Le point commun de tous ces enseignements reste l’usage impératif d’un jargon sociologisant. Quel que soit le sujet, il est naturellement traité dans « une approche renouvelée », « pluridisciplinaire », « transversale », et évidemment, « dans un monde globalisé en constante mutation ». Cette année-là, mon intuition m’avait amené à choisir François Hollande plutôt que Harry Potter car, en général, les cours ­animés par des hommes politiques sont un havre de tranquillité pour ceux qui ne veulent pas trop en faire. Souvent peu préparés, les grands séducteurs que sont nos gouvernants aiment raconter leur vie, ponctuée d’anecdotes savoureuses, dans une démagogie appréciable. Ils ne font jamais l’appel ni d’interros surprises, ne demandent pas d’exposés et récompensent les gentils étudiants comme on tape sur l’épaule d’un futur électeur.

« vu à la télé »
Sciences Po a toujours offert un refuge aux politiques lors de leurs traversées du désert, qui pouvaient ainsi tester leur popularité sur un jeune public et préparer leur éventuel ­retour en grâce. Depuis que notre ancien professeur est devenu président, Xavier Bertrand et Bruno Le Maire ont ­rejoint le corps enseignant de l’Institut d’études politiques ; Manuel Aeschlimann, réélu maire UMP d’Asnières (après une petite purge d’inéligibilité) y dispense un cours de « droit de la vie politique et des élus » (sans rire) et Jean-François Copé enseigne in English sur le thème « Lawyering & Governing in a Global World ». Au premier semestre 2010, déjà animé du désir de ne rien faire, j’avais choisi le cours de Pierre Moscovici inti­tulé « Le métier d’homme politique et la décision politique ». Toujours tiré à quatre épingles, Moscovici s’y livrait notamment à de remarquables ­imitations de Jacques Chirac dignes de Jean Roucas, lesquelles mettaient en scène l’ancien président autour d’une sombre histoire de moussaka lors d’un déplacement en Macédoine. Le jeune ministre avait alors apparemment beaucoup appris de Chirac sur les dangers gastronomiques des relations étrangères et la nécessité de toujours bien petit-déjeuner avant un voyage officiel. Fort de cette expérience, j’avais donc décidé de récidiver en m’inscrivant au séminaire de François Hollande au second semestre, comme un prolongement naturel de celui de Moscovici.

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Déjà, dans les années 1990, les deux énarques avaient laissé leur empreinte pédagogique sur quelques jeunes filles en fleurs de la rue Saint-Guillaume pour qui ils dispensaient, en tandem, un cours d’économie politique consigné dans leur ouvrage : L’Heure des choix (Odile Jacob, 1991). Sur la couverture, le nom de Moscovici apparaît en premier, contrairement à l’usage alpha­bétique, ce qui n’était d’ailleurs que justice puisque, comme il nous l’expliquera, c’est lui qui s’était « tapé tout le boulot ». Contrairement à cette époque où les deux enseignants intervenaient devant un amphithéâtre bondé, en 2010, ils avaient fait le choix de prendre, seuls, un séminaire en petit groupe. Et sur les vingt étudiants présents à son cours, François Hollande avait en face de lui un corps social divisé en trois classes bien distinctes. D’abord, une couche d’élèves-consommateurs qui, depuis leur entrée à Sciences Po, rêvaient de pouvoir approcher quelqu’un « vu à la télé ». Si Francis Lalanne ou Philippe Candeloro avaient animé un séminaire sur « le port de cuissarde au XXIe siècle, ­r­éflexions sociologiques sur un média de contestation séculaire (dans un monde global en constante mutation) », ceux-là s’y seraient rués. Ensuite, au premier rang généralement, une équipe de cumulards précoces qui suivaient leurs études en parallèle d’une activité militante. Ils espéraient secrètement que le professeur les prendrait sous son aile, en leur offrant, au minimum, une petite circonscription ou même directement un poste dans le gouvernement.

Certains d’entre eux, appelés à l’époque les Jeunes pop’, venaient de tourner un lip dub, un clip dans lequel ils se dandinaient aux côtés des ténors du parti, dont Nadine Morano moulée dans un T-shirt UMP, pour chanter en chœur « Tous ceux qui veulent changer le monde... » en balançant benoîtement les bras devant un 4x4 conduit par Gilbert Montagné. Heureusement, l’histoire ne retient pas toutes les atrocités dont est capable la race humaine. Enfin, comme à l’arrière d’un bus de colonie de vacances, le fond de la classe était un carré réservé aux dilettantes. Je pensais que mes qualités naturelles faisaient de moi le chef de file de ces derniers jusqu’à ce qu’en fin de semestre, un camarade réalise le prodige d’envoyer à tous les autres un e-mail de ­désespoir, à quelques heures de l’examen de fin d’année : « Je n’ai absolument rien écouté au cours de Hollande, quelqu’un aurait-il le poly’ à faire circuler en urgence ? » Le tout en ayant l’ingéniosité de mettre François Hollande dans la chaîne d’e-mails. Mais le futur président était doux avec les paresseux, et savait déjà se montrer drôle. Lors de la troisième séance, il nous avait interrogés sur les modes de scrutin à Sciences Po : « On m’a dit qu’il était nécessaire de procéder à l’élection d’un délégué, mais à vrai dire, je ne sais pas comment ça marche. » Charles, au premier rang, était intervenu de bon cœur : « En fait, personne ne veut jamais être délégué. Donc, au final, il y a toujours un type qui se dévoue et tout le monde vote pour lui. » Et le professeur de lui répondre du tac au tac : « Ah ! Et le type en question, c’est vous  ? »

Spécimen socialiste
Son physique rond, voire ronronnant, cachait un esprit espiègle, vif et susceptible de surgir à chaque instant, notamment par de petites piques verbales bien placées. Interpellé par un étudiant sur la présentation déformée qu’il faisait du mode de calcul des points dans le système de retraites scandinaves, François Hollande avait poliment accepté les critiques mouchetées, avant de lancer au groupe : « Si vous avez des commentaires, n’hésitez pas ! Enfin, sauf si cela porte sur le système de calcul de points scandinave. » Inutile de préciser que le fond de la classe avait apprécié cette furtive brimade infligée au spécialiste des ­finances publiques suédoises, que nous détestions tous. Contrairement à sa réputation, le professeur évitait les « petites blagues ». Pas d’imitations, pas d’attaques personnelles. Chaleureux mais distant, il s’attachait à apparaître comme sérieux, ouvert, docu­menté. Chaque séance portait sur un thème développé sous l’angle de la « justice sociale » : les inégalités, la répartition de la ­valeur ajoutée dans l’entreprise, la fiscalité et la redistribution, les transferts sociaux, le système éducatif, le déclassement, l’équité intergénérationnelle, le logement et, enfin, la pauvreté. En introduction, François Hollande avait brossé un tableau synthétique des théories de la justice sociale, où l’on oubliait un peu Jésus-Christ, pour démarrer par Rousseau, jusqu’à Amartya Sen, cet économiste indien, prix Nobel en 1998, dont les études semblaient avoir fait forte impression sur le futur président.

L’idée qui devait animer les politiques publiques selon le professeur Hollande était de définir le « justice cut », « la ligne de partage entre la responsabilité individuelle et le déterminisme social », pour savoir comment et à quel niveau devait intervenir l’État. Pour l’ancien premier secrétaire du Parti socialiste, l’intervention étatique n’était pas une option. « L’égalité réelle » qui, dans un sens commun dont seuls les énarques et les universitaires ont le secret, ne veut en fait pas du tout dire « égalité réelle » mais « réelle égalité dans les conditions d’accès à la richesse », était érigée en objectif. L’introduction à la deuxième séance posait d’ailleurs l’orientation du cours. Hollande exposait : « La société capitaliste est fondée sur un vice : l’avidité. La société socialiste est idéalement fondée sur la vertu. » Amen. Derrière son sens de la mesure, sa recherche de nuance, François Hollande n’était pas un transfuge à l’équilibre entre la gauche et la droite et qui aurait choisi son camp, à l’ÉNA, en fonction des opportunités professionnelles. Non, il s’agissait bel et bien d’un véritable spécimen socialiste, qui le revendiquait comme tel, et qui s’accrochait à cette identité comme le gage de son authenticité politique.

Il avait aussi l’art de se réfugier derrière une présentation en apparence neutre et objective, grâce à une impressionnante boîte à outils statistiques dont seule la haute administration connaît le maniement. Il était assez clair que nous assistions dès 2010 à une forme de répétition où l’enseignant-candidat apprenait déjà par cœur les mouvements de son futur pugilat de chiffres au soir du second tour, avec l’autre, « lui, président ». La statistique était la boussole du capitaine Hollande, l’alpha et l’oméga de ses présentations. « Qu’est-ce qu’un riche ? » se lançait-il à lui-même au soir du quatrième cours. Mieux inspiré que sur les plateaux de télévision, il se répondait : « L’écart entre le 1 % le plus riche et les 9 % suivants est plus important que l’écart entre les 10 % les plus riches et les 10 % suivants, 1 % des salariés ont en 2007 un revenu supérieur à 125 000 euros par an, soit 7 % de la masse salariale. » On comprend tout de suite mieux, tout à coup... Peut-être notre enseignant aurait-il dû suivre un autre cours électif de la plaquette pédagogique : « Comment passer du chiffre à la décision politique ? » Certains de mes camarades semblaient un peu déçus. Ils venaient pour voir l’animal politique, ils découvraient un technocrate de la Cour des comptes. Pour ma part, je dirais que l’enseignant a largement facilité la réalisation de mon objectif pédagogique : apprendre sans trop se fatiguer. Certes, cette ­maxime estudiantine peut difficilement être érigée en politique nationale, mais cette expérience d’enseignement avait cela de sympathique qu’elle n’était pas une tentative de séduction politique. François Hollande était dans son couloir, en marche vers son objectif, et qu’il soit ou non un bon président n’empêche pas de dire qu’il n’était pas un mauvais professeur.

Expert en sympathie
À Sciences Po, la fin du semestre s’achève toujours par un « dîner de conférence ». Le choix du restaurant est souvent imposé par l’étudiant le plus radin du groupe, ce qui, selon les statistiques du ministère, ramène la quasi-totalité de l’effectif de l’école vers La Crêpe rit du clown, un établissement situé lui aussi rue des Canettes. Je me souviens que Pierre Moscovici s’était laissé conduire dans un petit boui-boui de la rue Mouffetard où il avait généreusement réglé l’addition générale. En sortant du restaurant, un jeune homme à doudoune s’était présenté devant l’ancien ministre, l’air admiratif, et l’avait regardé avec les yeux de Bernadette Soubirous : « Eh, mais je te reconnais ! » L’ancien ministre s’était redressé, flatté de cette marque d’estime populaire en présence de ses étudiants. « T’es le mec qui présente Motus ! » Moscovici nous avait ensuite confessé : « Vous savez, ce n’est pas pire que les mamies qui viennent me demander des photos dédicacées de Jack Lang. »

Sans doute pour éviter ce genre de désagrément, celui qui allait devenir deux ans plus tard le chef de l’État n’avait pas sacrifié à la tradition du « dîner de conf’ ». Mais il nous avait aussi réservé une petite fête de fin d’année, en nous recevant à l’Assemblée nationale, dans une forme de goûter républicain au cours duquel il a fait ce qu’il sait faire le mieux : être sympathique. Quelques mois plus tard, Dominique Strauss-Kahn ne prenait pas l’avion qui devait le ramener de New York. Notre professeur préféré recueillait 56,57 % des suffrages à la primaire socialiste. Je n’ai jamais retrouvé la note que j’ai obtenue à l’examen de fin d’année et François Hollande ne m’a proposé aucune petite circonscription ni aucun poste dans le gouvernement, mais le plus intéressant est de penser, avec le recul, à la vertigineuse mutation de notre enseignant en président. Aussi loin que je me souvienne, peu des grands développements de ce cours ont pu donner lieu à une quelconque mise en pratique, tant le fossé entre la théorie politique et l’action semble infranchissable. Peut-être, dans quelque temps, quittera-t-il l’Élysée pour revenir, en scooter, dispenser un enseignement inédit : « Être pré­sident de la République d’un pays immobile, dans un monde globalisé en constante mutation. »

Illustration : Dale Edwyn MURRAY

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