Boualem Sansal

Boualem Sansal s'interroge: "Est-ce que le monde à venir de 2084 ressentira le besoin de détruire le nôtre pour exister?"

C. Hélie/Gallimard

[Extrait. Retrouvez l'intégralité de cet entretien dans le mensuel Lire du mois de décembre 2015, en kiosque]

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Votre roman 2084 pose l'idée d'une date charnière. Cette année 2015 restera-t-elle comme une date clé dans l'histoire moderne?

Je pense que oui. 2015 restera comme une année vraiment particulière, comme 1914 ou 1939. Elle marque le début de quelque chose. De la troisième guerre mondiale peut-être - même si celle-ci n'aura pas la même forme que les précédentes. On parle de "guerre" parce qu'on n'a pas d'autre mot pour décrire des réalités très différentes. Pour ma part, je crois que la troisième guerre mondiale sera une guerre psychologique.

On n'est pas tué physiquement, mais de l'intérieur. On perd la capacité de rêver, d'aimer, toutes ces choses qui sont les attributs de la paix, et on se charge des tares de la guerre - la peur, l'instinct de trahison, l'incapacité à croire en quoi que ce soit... On ne sait pas quand commencent vraiment les guerres ni quand elles finissent, mais, à un moment donné, on en prend conscience. Je crois qu'en 2015 il y a quelque chose qui commence.

Ce chemin qui va de 2015 à 2084 est-il inéluctable?

Oui, cela me paraît inéluctable car l'humain n'a pas la capacité d'agir sur le long terme. Le court-termisme est devenu notre seule façon de vivre et d'agir. Et les tendances lourdes sont là. Dans l'économie par exemple. Les riches, il y en a de moins en moins, ils sont de plus en plus riches. Et les pauvres, il y en a de plus de plus, et ils sont de plus en plus pauvres. Comment inverser cela? C'est impossible. Et cette donnée lourde entraîne d'autres données lourdes, à commencer par la fragmentation de la société, et donc des mécanismes de violence.

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C'est également valable dans le domaine de la connaissance, qui a vu quelques sociétés se doter des moyens de produire du savoir, face à d'autres qui sont restées dans l'ignorance. On ne voit pas ce qui pourrait changer de ce côté en un siècle... Et enfin il y a le domaine religieux, qui obéit à des tendances hyperlourdes, au-delà des siècles. C'est comme des plaques tectoniques: elles paraissent immobiles et pourtant, quand elles se déplacent d'un nanomillimètre, elles produisent des forces colossales.

Face à cela, nous sommes démunis, malgré ou peut-être à cause de notre nombre. L'union ne fait pas la force: plus on est nombreux et plus on s'affaiblit à titre individuel, et l'ensemble des faiblesses ne fait pas une force. Nous sommes dans une sorte de bateau ivre, qui va comme ça, porté par des courants très puissants, et qui nous empêche de naviguer.

Vous voulez dire que ce monde que vous décrivez dans 2084, l'Abistan, est déjà en germe?

Oui, c'est un bateau qui est en construction, depuis fort longtemps. Et notamment dans l'univers islamique. L'islam est la dernière religion à être apparue sur Terre, elle est donc encore jeune, puissante, et se renforce de plus en plus. Depuis aussi loin que le XIIe siècle et ce que les musulmans appellent la nahda, la renaissance. Entre les deux, le monde musulman impérialiste s'est effondré et est entré en régression, ce qui a permis sa colonisation rapide et une sorte d'effacement de l'histoire pendant plusieurs siècles. Cela a laissé des traces absolument insupportables dans l'imaginaire musulman. Il y a cette idée que l'Islam a trahi Allah, a trahi le prophète, en abandonnant la conquête.

Depuis, tous les rois musulmans se rêvent en Saladin, pour effacer la honte et reprendre le flambeau du prophète. Mais entre-temps, une autre puissance avait émergé: l'Occident. Lui aussi armé de sa religion, mais également d'une force nouvelle, issue de la science, qui lui a permis de tout conquérir et de renvoyer les autres peuples à la marge, dans la fantasmagorie. On assiste aujourd'hui à une inversion des choses, avec un univers musulman qui regagne de l'importance et de l'énergie. Et cela grâce au pétrole, à son poids dans l'économie mondiale, qui a permis au monde musulman de reprendre sa place dans l'histoire.

Des élites se sont recréées, notamment au sein des Frères musulmans, qui ont su récupérer les vestiges de la pensée islamique. Les débats se sont multipliés, entre les partisans du sabre, du djihad, et ceux pour qui détruire une partie du monde, c'est détruire une partie de soi-même. Aujourd'hui encore, tout ceci se mêle et se démêle de façon très puissante.

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Quid de l'Occident dans cet état des lieux?

Il faut encore le vérifier, mais l'Occident me paraît en déclin. On peut imaginer une nahda occidentale, un discours de renaissance qui rallume les Lumières. Mais l'Occident souffre aujourd'hui de ses divisions et de la fadeur des idées qui ont polarisé sa pensée. Le mot "démocratie" ne fait plus rêver personne. Notamment dans certains milieux, ça fait sourire. On songe plus volontiers à la démocratie de Wall Street. Et il arrive à l'Occident ce qui est arrivé au monde musulman: la disparition de ses intellectuels. Il n'y a plus de masse critique autour des idées pour leur donner de la puissance.

Et puis, surtout, il n'y a plus de public. Parler à qui? La seule façon de parler aux gens, c'est par les livres, mais le livre n'est pas suffisant s'il ne peut pas s'appuyer sur la télévision, la radio, tous les relais qui font avancer les idées... C'est pour cela que ça a un côté inéluctable. La question qui reste c'est: est-ce que le monde à venir de 2084 ressentira le besoin de détruire le nôtre pour exister?

L'écrivain algérien Boualem Sansal, dans sa maison, le 17 août 2015, à Boumerdès, à l'est d'Alger

L'écrivain algérien Boualem Sansal, dans sa maison, le 17 août 2015, à Boumerdès, à l'est d'Alger.

© / afp.com/Farouk Batiche

Qu'en pensez-vous?

Je ne sais pas. Quand on voit ce qui se passe avec Daech, on se dit qu'en effet ces gens ne peuvent exister que s'ils détruisent l'autre. Ils occupent comme l'oxygène tout l'espace qui s'offre à eux. Je suis peut-être pessimiste, mais c'est ce que j'ai vu faire dans tous les pays où ils se sont avancés. Quand les islamistes sont arrivés en Algérie, nous étions prêts à les accepter. Nous pensions qu'il était de notre devoir de les laisser libres de pratiquer leur foi, de voir en eux des citoyens comme les autres. Mais eux ne l'entendaient pas comme ça. Ils disaient: nous parlons au nom de Dieu, et Dieu n'est pas partageur.

Au cours de l'histoire, lorsque l'islam s'est développé, il procédait de la même manière dans les territoires conquis. Il offrait plusieurs alternatives aux peuples: la conversion, la mort, ou la soumission. Le califat ottoman prévoyait ainsi plus de cinq mille articles consacrés aux dhimmis; ces citoyens généralement chrétiens ou juifs se voyaient octroyer une liberté de culte restreinte, en échange du paiement de plusieurs taxes, et étaient interdits de fonctions officielles. Cette conception de l'autre aujourd'hui ne semble plus possible.

Ce qui s'est passé en Algérie, ce qui se passe désormais chez Daech, montre que l'idée qui a pris le dessus, c'est que l'autre doit disparaître. Soit en se convertissant, soit en étant tué. Houellebecq a imaginé une autre démarche: la prise de pouvoir en usant des moyens de l'autre, en utilisant sa philosophie, sa science politique, son marketing. C'est exactement ce que fait l'AKP en Turquie, en se saisissant d'un système démocratique avant de le retourner de l'intérieur.

Les partis islamistes ne peuvent-ils pas être compatibles avec la démocratie?

Dans l'univers musulman, non. Personne n'en veut. Ou alors une démocratie des musulmans, qui tiendrait à l'écart les émigrés et les dhimmis. En revanche, en Occident, les mouvements islamistes n'ont pas d'autre choix que de jouer le jeu de la démocratie, car il leur est impossible d'affronter la forteresse Occident et de prendre le pouvoir par les armes. Les communistes, avec tous leurs moyens, n'ont même pas réussi à l'égratigner. Donc il leur faut passer par les élections. Je pense que Houellebecq s'est amusé à écrire ce scénario, mais qu'il n'y croit pas un instant. Jamais les islamistes ne gagneront les élections en France.

Alors l'alternative en France, ce sont des "poches d'Abistan"?

C'est exactement cela. Et les islamistes l'ont bien compris. Ils ont vu le piège que représentait pour eux la sphère de la démocratie: un acide, qui viendra les dissoudre et dans lequel ils vont perdre leur âme et leur combat. Donc on s'isole et on constitue des Abistans. En France, il s'en crée depuis vingt ans, plus ou moins grands, avec différentes obédiences religieuses.

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Certains sont dans la conquête physique, d'autres dans la conquête spirituelle, comme Tariq Ramadan. Soyons clair: Tariq Ramadan ne ferait pas de mal à une mouche, mais il veut convertir toute la planète. Donc il fait ça très intelligemment, en utilisant la démocratie, mais sans y croire un instant. Il fait l'analyse qu'on ne peut pas affronter l'Occident sur son terrain si ce n'est pour le ridiculiser, et qu'il faut plutôt travailler dans le renforcement des positions de petits Abistans.

Redoutez-vous aujourd'hui l'expansion de Daech, jusqu'à cet empire que vous décrivez dans le roman?

Non, Daech ne m'inquiète pas, car ce mouvement ne relève que de la délinquance. Et on a toute la légitimité pour les combattre, par tous les moyens. Cet islamisme djihadiste est une branche morte de l'évolution de l'islam, qui a toujours existé, mais qui n'a jamais vraiment réussi à s'installer faute d'idées. On ne gouverne pas les hommes comme dans une caserne. Pourquoi ne parvient-on pas alors à les combattre? A cause des dégâts collatéraux. Pendant la guerre d'Algérie, après l'éradication des maquis, le FLN a lancé le terrorisme urbain de quelques individus. Comment le combattre?

Les pouvoirs politiques ne le savent pas et font donc toujours la même bêtise: ils donnent à l'armée des pouvoirs de police. Et que fait l'armée? Elle arrête tout le monde, elle torture, et finit par fournir à ceux qu'elle combat une victoire au moins morale. Les militaires ne savent faire que la guerre classique, ils n'ont jamais appris à gagner des guerres asymétriques.

C'est pour cela que je m'oppose aux bombardements et aux invasions militaires. Oui, on peut bombarder un camp de djihadistes, mais cela met toute la région dans un tel état d'inquiétude, de désarroi et de peur que survient la crise des migrants. Il y a une autre façon de combattre, c'est l'intelligence, et les armées ne sont pas intelligentes. La première intelligence aurait été de mettre l'Arabie saoudite, le Qatar, et tous ceux qui financent le djihadisme devant leurs responsabilités.

Car, si on ne peut pas vaincre Daech par les armes, on pourrait le faire de ces Etats. Mais on peut aussi faire pression sur ces monarques, utiliser l'arme du pétrole et la diplomatie. Les pousser à dénoncer la rhétorique djihadiste, pour rénover l'islam et les idées islamiques. Enfin, c'est aussi aux Occidentaux de penser l'islam, sans folklore. S'ils l'avaient mieux étudié, ils auraient compris le côté irréductible de toute religion.

Vous ouvrez d'ailleurs le roman avec ces mots: "La religion fait peut-être aimer Dieu mais rien n'est plus fort qu'elle pour faire détester l'homme et haïr l'humanité."

Le message religieux n'est qu'une idée. On peut postuler l'existence d'un Dieu, raconter ce qu'on voit dans ses délires, ses rêves ou ses prémonitions. Mais, à un moment donné, il faut construire un système pour socialiser cette idée, pour la traduire en prières, en rituels. Et ces prières, il faut les écrire. "Notre Père qui êtes aux cieux", ce n'est pas dans la Bible. Donc il faut bien que quelqu'un un jour ait dit: on va prier de cette manière-là. Et on va faire les prières à vêpres, à matines. La religion c'est cela: un système qui prend des idées et en fait des mécaniques.

Né en 1949 à Theniet El Had, Boualem Sansal est élevé par la riche soeur de sa grand-mère, avant de rejoindre sa mère à Alger. Diplômé en ingénierie et en économie, il entre au ministère de l'Industrie avant de publier, en 1999, son premier roman, Le Serment des barbares. Rescapé du séisme qui frappe sa ville, Boumerdès, en 2003, il est démis de ses fonctions en raison de ses critiques contre le régime. Lauréat du grand prix RTL-Lire en 2008 pour Le Village de l'Allemand, puis du prix du roman arabe en 2012 pour Rue Darwin, il triomphe avec 2084, qui reçoit le grand prix du roman de l'Académie française.

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