Quelle est la véritable guerre ?

Quelle est la véritable guerre ?
"La tuerie oblige tout le monde à se déclarer: pour ou contre qui ?" (ARNAUD TRACOL)

Après les attentats du 13 novembre, chacun cherche à définir ce qui s'est passé, et à localiser la vraie ligne de fracture. Par Tristan Garcia.

Par Le Nouvel Obs
· Publié le · Mis à jour le
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Des hommes et des femmes ont été assassinés, c’est un fait, mais dès qu’il faut le dire, tout prend un sens politique. Bientôt l’événement s’éloigne dans le langage. Son nom même devient sujet à querelle: attaques ? attentats ? actes de guerre ? Chacun construit sa propre chaîne de causalité, plus ou moins délirante, qui permet de reconstituer le fait, de le situer dans une série d’instances reconnaissables.

Un événement concret et singulier est rattaché à des notions abstraites et de plus en plus générales. Pour untel, la cause des attaques est le djihadisme sunnite, confondu de proche en proche avec le salafisme. Pour un autre c’est l’islamisme ou, cause plus vaste, l’islam, religion guerrière.

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Ce ne sont que des causes apparentes, s’indigne-t-on en réponse. Les véritables causes sont sociologiques: la misère, l’abandon de certains quartiers, le racisme. Ou bien, puisque les meurtriers ont dénoncé la politique de la France en Syrie, l’impérialisme occidental.

Scandalisés par ce qui leur semble non pas seulement une explication mais une excuse, d’autres voient la cause première dans les flux migratoires, ou dans l’incurie des services de renseignement, imputée au gouvernement socialiste ou aux accords de Schengen. Embrassant plus large, quelques-uns ont affirmé peu avant le sommet mondial sur le climat que la raison fondamentale de ces attentats était la crise écologique dont devaient répondre les pays industrialisés.

Après un événement de cet ordre, l’événement lui-même n’occupe que le sentiment – les gens qui se taisent, qui pleurent, qui ne dorment plus –, et la querelle porte sur la causalité qui a conduit à cet événement. A une extrémité du spectre, ceux qui crient: la cause fondamentale, c’est eux. A l’autre extrémité, ceux qui répondent: la cause, c’est nous. Les premiers peuvent alors désigner les seconds: la cause relative, c’est ceux qui refusent de voir que c’est eux. Et les seconds répondent: c’est ceux qui refusent de voir que c’est nous. Entre les deux, une infinie variété de teintes d’opinions, mêlées, modérées, variables.

Toutes sont des réactions: la nôtre aussi bien que toutes les autres. Un seul crime de masse, un seul agissement, et tout le monde devient réactionnaire; tout le monde réagit. Bien sûr, personne ne peut plus agir: ceux qui ont tué ont agi les premiers. Progressistes, conservateurs, activistes, intellectuels, journalistes, tous sont condamnés à répondre, à suivre un ordre du jour imposé, avec un temps de retard sur l’événement.

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La tuerie oblige tout le monde à se déclarer: pour ou contre qui ? Personne ne veut vraiment la guerre, ni le gouvernement qui s’estime contraint à la déclarer pour la prévenir (les frappes «préventives»), ni les plus va-t-en-guerre qui jugent qu’ils ne font que répondre à l’ennemi, ni les pacifistes qui pensent que constater la guerre c’est déjà la faire.

Mais on dirait que tout le monde attend de cette guerre qu’elle clarifie les camps et les lignes de front. Il est difficile de résister à l’idée que la guerre est l’expression d’une vérité. Pourtant, il reste l’infime possibilité que ce massacre ne soit pas la vérité de l’état des choses – d’un affrontement civilisationnel, d’une décomposition avancée du capitalisme, d’une guerre de religion ou d’une crise finale de notre façon de vivre. Peut-être découvrira-t-on, dans plusieurs années, que ces meurtres ne révélaient pas les contradictions réelles de notre époque. Peut-être aurons-nous la chance de ne pas être résumés à cent trente assassinats et à la guerre confuse de tous contre tous qui se serait ensuivie. Peut-être que cette tuerie pourra demeurer un accident, plutôt que l’essence de notre moment historique.

(Arnaud Tracol)

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Pour l’heure, en nous entraccusant d’être responsables, ou complices, ou aveugles, nous nous entraînons dans la constitution de ce massacre comme symptôme de notre temps. C’est comme si nous devions regarder les scènes de carnage et nous dire: voilà la réalité. Réalité de la barbarie des autres, sur laquelle nous avons trop longtemps fermé les yeux ; réalité de notre propre barbarie, reflétée dans la leur. Les avis oscillent généralement entre ces deux opinions.

Mais nous paraissons tous accepter que la vérité sur notre monde s’exprime désormais dans un acte de violence et de destruction. Au fond de nous-mêmes, nous pensons de moins en moins que notre vérité s’exprime dans la paix. Qui croit sincèrement qu’elle est plus forte que la violence ? Qui ne pense pas que la paix est devenue mensongère ? Qu’elle l’a toujours été ? Qu’on s’était accommodés de ce mensonge, mais qu’il ne parvient plus à recouvrir les différences immenses entre nous tous, les failles béantes entre les classes, les races, les croyances, les générations ? Dans tous les camps monte l’envie d’accentuer encore ces différences, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’en nier l’existence.

Car les faits ne sont pas encore tout à fait évidents: les dominations se carambolent, les rapports de force s’entremêlent, l’opprimé ici est peut-être l’oppresseur là-bas, le camp de l’émancipation et du progrès ici est peut-être là-bas celui de la réaction et de la domination. Un allié se transforme vite en adversaire, et inversement: les pays occidentaux en font l’expérience en Syrie, entre Bachar al-Assad, les partis kurdes, la Turquie, l’EI, Al-Qaida ou Al-Nosra. Mais n’importe qui le ressent dans son expérience politique quotidienne: celui dont on se sentait éloigné idéologiquement devient soudain proche, et on se brouille avec son meilleur ami.

Les faits actuels produisent de l’incertitude, et une sensation de réversibilité permanente des camps. De toute façon, les faits ne suffisent jamais, dès que les hommes commencent à se tuer.

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Quand les idées l’emportent sur les faits, chacun s’emploie à ordonner les informations qui lui parviennent suivant ses convictions. Chacun se rassure en s’inquiétant: plus il voit renforcé par l’actualité son sentiment que l’adversaire progresse, plus il affermit le sens de son combat. Comme depuis quelque temps ce sens est confus dans tous les esprits, chaque camp espère secrètement de son adversaire qu’il lui donnera de bonnes raisons de le combattre. Mais comme les assassins du 13 novembre sont morts, il faut trouver les hommes derrière eux: les responsables de la situation.

Alors chacun commence à ne plus reconnaître que ce qui lui donne raison. Les républicains ne perçoivent plus que des drapeaux tricolores foulés aux pieds et les «Marseillaise» sifflées. Les anti-islamophobes ne lisent plus que les slogans racistes sur les murs des mosquées. Ceux que l’antisémitisme inquiète ne retiennent que la violente agression d’un enseignant juif. Ceux qui s’opposent à l’Etat ont gagné avec l’état d’urgence une raison supplémentaire de dénoncer sa politique répressive. Les antifas ne font attention qu’aux manifestations troublées par des skinheads, et les anti-antifas qu’aux images de quelques militants lançant sur des policiers les bougies déposées à la mémoire des morts.

Tout devient le symptôme de ce dont on craint et désire secrètement la confirmation par la réalité : une montée en puissance de l’ennemi. Nous guettons chez les autres la réaction inadmissible de trop qui nous permettra de nous indigner, de répliquer légitimement, qui nous soulagera de notre doute sur les forces en présence, et qui nous autorisera à dire : ah, vous voyez, je le savais bien ! Ce sont bien eux qui nous menacent. Les salafistes, les jeunes de banlieue, les migrants, le gouvernement incapable, le gouvernement autoritaire, les sionistes, le relativisme contemporain, les bobos inconscients, la France raciste, le Front national, les laïques intolérants.

Depuis plusieurs années, nous vivons un étrange moment de lutte indirecte et symbolique sur la définition même de la lutte qui nous déchire. Quelle est la véritable guerre ? Chrétiens contre musulmans ? Progressistes contre réactionnaires ? Forces postcoloniales contre victimes de la colonisation ? Civilisation contre barbarie ? Modernité libérale contre autoritarisme traditionnel ? Lumières contre nihilisme ? Etat policier contre militants ? Républicains contre antirépublicains ? Sionistes contre antisionistes ? Vieux Etats-nations contre nouveaux empires ?

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Rien ne se recoupe. Quelle est la ligne de fracture réelle ? Au fond, même les meurtriers du 13 novembre cherchaient d’abord à imposer leur diagnostic de la situation, leur conception de l’affrontement en cours. Il y a une sorte de guerre, mais la véritable guerre consiste encore pour l’instant à faire valoir son état des lieux contre celui de tous les autres, de sorte que le conflit demeure larvé.

C’est le paradoxe dans lequel nous nous installons: occupés à nous disputer quant à ce qui nous oppose, nous ne nous sommes pas encore irrémédiablement séparés. Tant que nous ne sommes pas d’accord sur les termes de cette guerre, elle n’a pas vraiment lieu. Mais le jour où tout le monde tombera d’accord sur les camps et sur le sens général du combat, plus rien n’empêchera la véritable guerre de commencer. Chacun de nous, sans doute, prie secrètement pour que ne cesse pas cet instant suspendu, pourtant si pénible à vivre, durant lequel les dissensions violentes qui nous traversent quant au sens même de la guerre que nous attendons retardent et empêchent encore cette guerre d’éclater.

Tristan Garcia

Tristan Garcia, bio express

Ecrivain et philosophe, né en 1981, Tristan Garcia enseigne à l’université Lyon-III Jean-Moulin. Il est l’auteur de «la Meilleure Part des hommes» et de «Faber. Le Destructeur». Il vient de publier «7» chez Gallimard dans lequel il met en scène des personnages aux prises avec des croyances apparemment folles - l’immortalité, Dieu, les extraterrestres, la révolution.

Paru dans "L'Obs" du 23 décembre 2015. 

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