Les coups de cœur 2015 de la rédaction cinéma

Un plan fixe d'Isabelle Hupert dans “Back Home”de Joachim Trier, le happy end dans “American Sniper” de Clint Eastwood ou encore un geste de Catherine Deneuve dans “La Tête haute” d'Emmanuelle Bercot… Les journalistes de “Télérama” expliquent leurs choix.

Par Guillemette Odicino

Publié le 30 décembre 2015 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 06h07

Jérémie Couston

Maika Monroe dans It Follows de David Robert Mitchell.

Maika Monroe dans It Follows de David Robert Mitchell. © Animal Kingdom - Northern Lights Films - Two Flints

Qu'est-ce qu'il nous reste de 2015, annus horribilis from beginning to end, comme dirait Lemmy et la Reine d'Angleterre ? A l'heure du bilan, quelles images restent incrustées dans notre cortex de cinéphile pervers (pléonasme) ? Voici une liste de mes plus beaux et plus pires souvenirs cinématographiques.

  • Meilleure scène d'ouverture

It Follows, de David Robert Mitchell. Pas loin d'être mon film préféré de l'année tout court et certainement l'un des meilleurs films d'horreur de ces dix dernières années. Une fille en nuisette et talons (what else ?) sort de chez elle en pleine nuit, terrorisée par un spectre qu'elle est seule à voir. Sa peur et son agitation vont crescendo, calées sur le rythme de la musique qui accompagne sa fuite d'un bourdonnement de plus en plus assourdissant (superbe soundtrack à la Carpenter signée Disasterpeace). La jeune femme roule jusqu'à la plage et se réfugie dos à la mer, éclairée par les phares de sa voiture, scrutant l'apparition d'un fantôme toujours invisible. Le plan suivant la montre allongée sur la plage, au petit matin, le corps brisé. Filmer la peur sans montrer l'objet qui terrorise : David Robert Mitchell a retenu la leçon de Tourneur.

  • Meilleure scène de sexe

Ton cœur au hasard, d'Aude-Léa Rapin. Une aire d'autoroute. Freddy (Jonathan Couzinié) a garé sa camionnette rouge pour y passer la nuit. Claire (Julie Chevallier) fait une pause dans sa voiture. Il est bègue et il a la tchatche. Elle est très belle et elle se méfie. Au fil des cannettes de bières et des cigarettes, des liens se tissent entre ces deux éclopés de la vie. Il la fait rire. L'ivresse et le désir s'emmêlent. Furtif, un peu pathétique, pas forcément prévu, ni complètement consenti, vite regreté, ce quickie sur banquette arrière a quelque chose d'émouvant malgré tout ou peut-être à cause de son côté bancal. Deux inconnus oublient leurs soucis l'espace d'un moment dans le noir. Une vertu qu'on prête aussi bien au sexe qu'au cinéma.

  • Meilleur gag

Hard Day, de Seong-hoon. Après avoir réussi à glisser incognito, mais non sans mal, le cadavre du quidam qu'il a renversé quelques heures plus tôt dans le cercueil de sa pauvre mère, un flic ripoux et poissard, qui pensait être au bout de ses peines, ouvre la porte de la chambre funéraire au veilleur de nuit alerté par l'étrange remue-ménage. C'est à ce moment précis que retentit la sonnerie du téléphone portable de sa victime, enfermée entre quatre planches.

  • Meilleure idée farfelue

Réalité, de Quentin Dupieux. Passé un peu inaperçu car injustement absent de tous les grands festivals, le film le plus abouti du Français relocalisé à Los Angeles regorge de trouvailles génialement absurdes. Mais contrairement à ces films précédents, un poil trop théoriques, le nonsense nourrit ici une vertigineuse mise en abyme du film en train de se faire sous nos yeux. Qui trouve son point d'acmé dans la mystérieuse cassette vidéo trouvée par une petite fille dans les entrailles d'un sanglier chassé par son père. Une VHS MacGuffin qu'elle est la seule (avec nous) à avoir vu au milieu des viscères. Et sur laquelle figurent des images impossibles, narrativement parlant, mais d'une puissante poétique hallucinante.

  • Pire film de l'année ex-aequo :

Cemetery of splendour, d'Apichatpong Weerasethakul et Knight of Cups, de Terrence Malick. Le cinéma d'auteur le plus indigeste, soporifique et prétentieux qui puisse exister. J'ai lu sur ces deux films, célébrés à tort et à travers, des éloges encore plus snobs (et donc plus horripilants) que leur sujet d'étude. De la part de ces chers confrères qui méprisent sans complexe la beauté plastique et cinétique de Mad Max Fury Road (un blockbuster d'auteur !) mais qui, comme disait Desproges, « préféreraient crever plutôt que d'être plus de douze à avoir compris le dernier Godard ».Vanité des vanités.

Joaquin Phoenix dans Inherent Vice de Paul Thomas Anderson.

Joaquin Phoenix dans Inherent Vice de Paul Thomas Anderson. Warner Bros. - Ghoulardi Film Company

Il semble revenu de tout, « Doc » Sportello. Entre deux rails de coke, il mène un enquête sordide pour retrouver son ex-petite amie. Avec sa tête d’ahuri à rouflaquettes en bataille (années 70 obligent), Joaquin Phoenix se fait tabasser à longueur de film mais repart toujours, blasé et désabusé. Pourtant, quand une camée lui tend la photo de son bébé en l’avertissant, « Je ne sais pas si vous pourrez encaisser », il perd les pédales. Le cri qu’il pousse, si fort et bref, contient toute l’horreur du monde dans lequel il se perd.

Sur un lit immense, théâtral, se déroule la scène de sexe la plus délirante de l’année. Parti au Mexique, le réalisateur russe Eisenstein y vivra les 10 jours qui ébranleront sa vie. Peter Greenaway est persuadé, et avec lui une poignée de cinéphiles, que, durant cette parenthèse mexicaine, Eisenstein vécut une expérience homosexuelle intense avec son guide Palomino, qui influencera toute son œuvre future. Thèse osée, scène de dépucelage baroque et frénétique, historique.

Mais oui ! Cette actrice qui joue une vieille star cruelle au brushing exagéré, c’est Jane Fonda, évidemment ! On ne l’a pas reconnue tout de suite. Car si elle a, dans la vraie vie, l’âge du rôle... elle n’en a plus la plastique. Tellement refaite qu’elle en est devenue intemporelle, quasi inhumaine, la Fonda a dû passer des heures au maquillage avant de jouer cette scène d’anthologie pour paraitre... plus vieille ! 

C’est parce qu’elle ont joué avec des garçons dans la mer qu’on les enferme chez elles. Cinq sœurs turques assignées à résidence. Le film est émouvant de bout en bout, mais aussi drôle. Et c’est par surprise qu’on est submergé, entre tristesse et révolte, dans cette scène poignante où les filles s’amusent à nager... sur leur matelas. Elles plongent, font la brasse, se roulent dans une eau imaginaire, dans leurs oreillers et leurs couvertures. Elles miment une vie insouciante, désormais interdite.

Samuel Douhaire

Soria Zeroual et Zita Hanrot dans Fatima de Philippe Faucon.

Soria Zeroual et Zita Hanrot dans Fatima de Philippe Faucon. © Istiqlal Films - Arte France Cinéma - Possibles Média

Fatima est une femme de ménage d’origine marocaine, prête à tous les sacrifices pour offrir à ses filles les études dont elle a été privée. Le superbe mélo social de Philippe Faucon, prix Louis-Delluc 2015, rend hommage à cette mère courage, écartée du monde en raison de son foulard, de son travail ingrat et, surtout, de son ignorance du français qui la coupe de ses propres enfants. Le visage las de Soria Zeroual, sa magnifique interprète, devient l'incarnation de tous ces hommes et femmes « invisibles » que la société française ignore, alors qu'ils lui sont indispensables.

Détective à rouflaquettes fumeur de joints dans Inherent Vice (Paul Thomas Anderson), prof de philo bedonnant et meurtrier dans L'homme irrationnel (Woody Allen), Joaquin Phoenix a livré deux des performances les plus intenses de l'année. Le comédien fétiche de James Gray est souvent moqué pour sa propension au jeu en surrégime. Certes... Mais des cabots comme lui, on en redemande !

La muse de Christian Petzold a fait une nouvelle fois merveille dans le dernier film de son pygmalion, Phoenix, un thriller ambigu et poignant au confluent du Vertigo d'Hitchcock et du cinéma de Fassbinder. Dans le rôle d'une survivante d'Auschwitz, elle exprime la résilience d’une femme meurtrie avec une intensité de tous les plans. 

  • Une chanson : Tennessee Waltz dans Les Cow-boys

Dans la scène d'ouverture des Cow-boys, François Damiens, stetson sur le crâne et santiags au pieds, chante cette scie du répertoire country, avant de lâcher le micro et de partir danser avec sa fille de cinéma, Kelly. Pour le père et la fille, c'est la dernière valse : quelques instants plus tard, l'adolescente s'est volatilisée, partie sans laisser d'adresse avec son copain, un jeune musulman en route pour le djihad. A mi-parcours du beau premier film de Thomas BidegainTennessee Waltz revient sur la bande-son, dans sa version originale. La voix mélancolique de Patti Page accompagne le dernier voyage de François Damiens, « cow-boy » épuisé par des années de recherches vaines de son enfant disparue. Torrent de larmes garanti.

  • Un décor : Le delta du Guadalquivir dans La Isla Minima

Avec ses milliers d’hectares de marécages couverts de rizières, le delta du Guadallquivir, en Andalousie, est un labyrinthe végétal et aquatique. On s’y cache, on s’y perd, on y trafique toutes sortes de biens. Dans La Isla minima, l'un des polars les plus excitants de l'année, on y tue, aussi, avec un raffinement pervers. A l’image des marais, où la fange sommeille sous l’eau trouble, les frontières entre la loi et le crime, entre le bien et le mal deviennent floues. Alberto Rodríguez utilise à plein ce surprenant décor sauvage, tantôt écrasé par un soleil aveuglant, tantôt noyé sous le déluge d’un orage dantesque. On n'est pas prêt d'oublier la splendide poursuite automobile dans la poussière, sur les chemins étroits des canaux…

  • Un effet spécial : le maquillage de Tony Leung Ka-Fai dans La bataille de la montagne du Tigre

On ne l'avait pas reconnu. Dans le pop-corn movie délirant de Tsui Hark, Tony Leung Ka-Fai incarne le super-méchant Hawk, seigneur de guerre sanguinaire et sans scrupule dans la Chine pré-maoïste. Oubliez le beau gosse tiré à quatre épingles de L'amant : l'asian lover a désormais le nez aussi crochu que le Pingouin dans Batman, le défi et le crâne à moitié dégarni. Sans oublier un sourire sadique à faire passer le Dr Fu Manchu pour un gentil bonze... La dimension « cartoon » du film doit beaucoup à son cabotinage ô combien réjouissant.

  • Deux répliques

« Les gens comme nous ne peuvent s’offrir que le sommeil.» La remarque pleine de lucidité prononcée par l'un des internés d'A la folie, admirable documentaire de Wang Bing tourné dans un asile psychiatrique du Yunnan.

« Messieurs, le bar est ouvert !» L'apostrophe du directeur sportif Johan Bruyneel (joué par Denis Ménochet) à ses coureurs cyclistes dans The Program, le biopic du champion déchu Lance Armstrong signé Stephen Frears. Une manière originale d'indiquer que les perfusions d'EPO et autres produits dopants sont prêtes à l'emploi...

Aurélien Ferenczi

Tom Hanks dans Le pont des espions de Steven Spielberg.

Tom Hanks dans Le pont des espions de Steven Spielberg. © 20th Century Fox - DreamWorks SKG - Marc Platt Productions - Participant Media

  • Un personnage

James B. Donovan, avocat new yorkais. Le héros du Pont des Espions est magnifique (et émouvant) à plus d'un titre. D'abord parce qu'il est joué par l'un des plus grands acteurs du monde, j'ai nommé Tom Hanks, alter ego de Steven Spielberg pour ses meilleurs films (Le Terminal); ensuite parce qu'en défendant becs et ongles la loi, même quand il s'agit de juger un espion russe en pleine guerre froide, en obligeant tout un pays à dire le droit, quitte à se faire haïr, il donne une sacrée une leçon de justice. Astucieux, bienveillant, modeste, James B. Donovan est un "ordinary man" à la Capra qui rappelle quelques principes fondamentaux. « C'est une guerre de civilisation », dit quelqu'un au procès de l'homme du KGB... Un film pour hier, vraiment ?

  • Une scène

C'est une petite troupe de gens désaccordés qui n'ont a priori pas grand chose à faire ensemble : un motard silencieux, une amazone manchote, des vierges rescapées d'un horrible mariage forcé, un jeune embrigadé qui a changé de camp mais ne va pas très fort, des mamies nomades en quête d'un ailleurs qui n'existe pas... Quand les héros de Mad Max : Fury road, en fuite, décident de rebrousser chemin, ils le font au terme d'un mini-sondage express, chacun ayant une bonne raison de donner son accord à cette volte-face suicidaire. C'est le moment où le film de George Miller révèle toute sa richesse et son potentiel émotionnel, au-delà de son « speed »réjouissant. Parce qu'il affirme son simplissime et audacieux principe narratif (un aller, un retour, pas d'autre choix). Et surtout parce que cette « chorale démocratique » fait chaud au cœur, un peu comme dans l'utopie communautaire de Josey Wales hors-la-loi (pour ceux à qui ça dit quelque chose). Un blockbuster qui tire les larmes ? Ça existe.

  • Une image

Un type met ses lunettes pour regarder les infos, aperçoit son ex-femme, sa fille, dans un cortège de la « manif pour tous », comprend d'un coup que ses errements d'il y a vingt ans ont eu des conséquences dramatique. Oui, la violence appelle la violence et sème des monstres. C'est à la fin d'Un Français, de Diastème. Film incompris qui raconte le lent chemin d'un skinhead pour se défaire de la rage qui l'a habitée et de l'extrême-droite qui l'a (copieusement) utilisée. Le cinéma français s'attaque rarement à l'histoire immédiate - ici vingt-cinq ans d'exactions du FN, de ses sbires et de la droite « identitaire ». Un Français arrivait à point nommé pour dire des choses fortes sur les racines des fachos d'aujourd'hui. Mais peu, hélas, l'ont vu.

  • Une tirade qui fait mouche

Un vieux général à une journaliste dans Le Grand jeu, de Nicolas Pariser, Prix Louis Delluc du premier film, encore à l'affiche.

« Aujourd'hui, la politique, c'est trois choses qui n'ont pratiquement aucun rapport. D'abord, c'est l'exercice du pouvoir. Et l'exercice du pouvoir c'est surtout la disparition du pouvoir des élus et une administration qui essaye d'organiser comme elle le peut sa propre ruine. (...) Ensuite, c'est la compétition entre les responsables politiques. Et c'est là-dessus que vous écrivez, Mademoiselle ! Qu'untel passe devant untel dans un sondage, que Dupont batte Durand au cours d'une élection, etc., etc. Ça s'apparente à la chronique la première division de football.

Et puis, les élections. Les élections, en France, c'est très simple : ce sont les gens de gauche qui votent à gauche la trouvant pas assez à gauche et les gens de droite votant à droite la trouvant pas assez à droite. A la fin, pour des raisons purement démographiques, un résultat apparaît. La paix sociale en France repose sur le fait que ces trois aspects qui n'ont rigoureusement aucun rapport se trouvent unifiés par une idéologie qui est l'idéologie démocratique. Et les gens font semblant de croire qu'ils ont une prise sur ce processus. »

Louis Guichard

Isabelle Huppert dans Back Home de Joachim Trier.

Isabelle Huppert dans Back Home de Joachim Trier. © Motlys - Animal Kingdom - Bona Fide - Memento Films - Nimbus Film - arte France Cinéma

Le vampire de Twilight est redevenu un simple mortel, mais du genre vampirique : il joue Dennis Stock, photographe des années 50, avide d'accomplissement, qui pressent que son destin dépendra d'un petit débutant singulier, James Dean. Expert, contre toute attente, à exprimer la gêne de l'artiste frustré, Pattinson semble souvent au bord de perdre l'équilibre, en milieu mondain. Sa main se raccroche alors, chaque fois, au lobe de son oreille. Un truc d'acteur, oui, mais d'une exécution admirable.

Le tireur élite Chris Kyle (Bradley Cooper), envoyé en Irak quatre fois au cours des années 2000, est supposé avoir retrouvé une forme d'équilibre dans les scènes finales d'harmonie familiale. L'omniprésence d'un fusil, comme chevillé au corps du jeune vétéran, jusque dans ses étreintes avec son épouse, distille le malaise et annonce la violence, mais pas celle que l'on croit. Une grande scène de terreur insidieuse.

Toutes les stars rêvent de films consacrés, secrètement ou non, à leur visage. Isabelle Huppert a été servie plus souvent et mieux qu'une autre. Pourtant, dans Back Home, un gros plan silencieux, magnifique, anormalement long, dévoile une Huppert inédite, sans fard, avec une expression au-delà de la mélancolie et de l'absence : le regard d'adieu d'une mère lointaine, à tous égards.

De part et d'autre de cette fresque sur sa génération post-Mao, le cinéaste chinois fait résonner le même tube des Pet Shop Boys. La même chorégraphie revient aussi. Entre temps, l'héroïne perd toutes ses illusions. L'hymne naïf au modèle occidental sonne donc faux et amer. Et pourtant, le finale sous la neige sale est encore plus grisant et grandiose que la scène d'ouverture.

 

Bruno Icher

 

L'étreinte du serpent de Ciro Guerra

L'étreinte du serpent de Ciro Guerra Photo: A. Barrientos - Ciudad Lunar Producciones - Caracol Televisión

Un chamane, guide deux explorateurs dans la jungle, à plusieurs décennies de distance, à la recherche d'une plante mythique. Noir et blanc sublime, langueur du récit, exotisme pudique, Ciro Guerra ressuscite une forêt vierge qui n'existe plus que dans les souvenirs. Un double voyage qui, comme dans le roman de Conrad, s'enfonce au cœur des ténébres sauf qu'ici, il s'agit de trouver la lumière.

Filmer au plus près du réel et du présent en s'inspirant de la plus ancienne forme de récit... Le parti pris de Miguel Gomes, dans cette fresque de plus de six heures, divisée en trois films, consiste à raconter le Portugal aujourd'hui, pays déglingué où la crise a fait naître des situations baroques. Tourné au plus près des événements sur la base d'un scénario s'écrivant au jour le jour, les Mille et une nuits témoigne d'une époque qui file entre nos doigts et s'affirme comme l'expérience de cinéma la plus excitante de l'année.

  • Tangerine

Faire de nécessité vertu. Sean Baker, le réalisateur de Tangerine raconte le périple minuscule de deux prostituées transsexuelles dans les rues de Los Angeles. Tourné avec des smartphones optimisés, Tangerine, drôle et féroce, est la démonstration qu'un film a surtout besoin d'un auteur (et en l'occurrence de comédiens enthousiasmants), constituant au passage l'un des témoignages les plus pertinents d'un monde souterrain que la Cité des Anges n'aime pas regarder en face.

Même si le film du jeune cinéaste hongrois a parfois l'allure d'un brillant exercice de style, Laszlo Nemes bouscule l'histoire du cinéma en immergeant son récit dans le quotidien d'épouvante d'un camp de concentration, filmant cet « infilmable » face auquel ses prédécesseurs (Pontecorvo, Spielberg, Begnini...) s'étaient fracassés. Le premier long métrage de l'ambitieux et talentueux Nemes est une promesse d'autres films qu'on attend avec impatience.

Jacques Morice

Bruno Podalydes dans Comme un avion.

Bruno Podalydes dans Comme un avion. Photo: Anne-Francoise Brillot - Why Not Productions

Fluidité et limpidité (bis). On avance au fil de l'eau, en kayak, sous la frondaison des arbres. La rivière, à deux pas de Paris, tient de l'Amazonie. En doux rêveur, Bruno Podalydès réinvente l'escapade dépaysante, avec ses joies et ses couacs. C'est burlesque et buissonnier, régénérateur, un peu mélancolique aussi. Flottant et très planant.

Un soir d'hiver, dans Rome, devant un cinéma, une longue file d'attente, qui serpente, paraît infinie. Margherita Buy la remonte en sens inverse, face à nous, tandis que la caméra recule. Une musique se pose doucement, le légendaire Famous Blue Raincoat de Leonard Cohen. Marguerita continue sa marche, croise son frère qui sort de la file pour lui donner un conseil. Plus loin, elle reconnaît une jeune fille avec son petit ami – n'est-ce pas elle, il y a longtemps ? Mouvement fluide de rêve. De cinéma. De pure grâce.

On l'avoue volontiers : la lutte ne fait pas partie de nos sports de prédilection. Bennett Miller nous le rend passionnant, primitif et cérébral, brutal et sensuel, à travers cette histoire dingue confrontant un mentor milliardaire, petit tyran excentrique, et deux frères champions. Un film de tête et de jambes, de prise et d'emprise, où la lutte est parfois indistincte de l'étreinte.

Il faut oublier le Philippe Garrel underground. Il est dorénavant plus accessible, moins hermétique. Dans un noir et blanc épuré, cristallin, il représente comme un peintre ou un poète la joie et la douleur d'aimer, la trahison, le chagrin, la lâcheté des hommes, le courage des femmes. Clotilde Courau et Lena Paugam, toutes deux à fleur de peau, frémissantes et expressives, y sont formidables.

On respire. De l'air, du neuf, enfin. Pour une fois, rien n'est prémâché, logique, formaté. Et pourtant, c'est parfaitement agencé. Jusque là, il arrivait qu'on tique parfois devant certaines provocations absurdes du rastaquouère français exilé à L.A., Quentin Dupieux. Cette fois, la construction gigogne - rêve dans le rêve, film dans le film du film, etc – est assez vertigineuse, non sans atteindre des pics de loufoquerie.

Pierre Murat

Lou Roy Lecollinet dans Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin.

Lou Roy Lecollinet dans Trois souvenirs de ma jeunesse de Arnaud Desplechin. © J.C. Lother - Why Not Productions

Elle joue Esther dans le film d'Arnaud Desplechin, Trois souvenirs de ma jeunesse : le meilleur film de l'année, à mes yeux. Elle est là, dans la cour de son lycée de province, elle ressemble à la Françoise Dorléac gracieuse et sensuelle de La Peau douce de François Truffaut. Au tout jeune homme qui lui avoue la manger des yeux, elle répond : «  Oui, je fais cet effet aux garçons. » Avant d'ajouter : « Parce que je suis exceptionnelle »

  • Une réplique

«  L'argent n'a aucune importance. L'important, c'est juste d'en avoir » (Catherine Frot dans le brillant, caustique et tendre film de Xavier Giannoli : Marguerite).

  • Une chanson

Speak low : vieux standard composé par Kurt Weill, sur des paroles d'Odgen Nash. Dans Phoenix de Christian Petzold, Nina Hoss la chante au moment crucial où la vérité se fait jour…

Des meurtriers, Woody, en avait déjà imaginés. Mais s'ils tuaient, Martin Landau (dans Crimes et délits) ou Jonathan Rhys-Meyers (dans Match Point) protégeaient leur réputation ou leur ambition. Si, dans L'Homme irrationnel, Joaquin Phoenix tue un juge scélérat, c'est, se dit-il, pour débarrasser le monde d'un être nuisible. Comme il n'est pas sadique, ce n'est pas le plaisir qu'il découvre en commettant son meurtre, mais – et c'est presque plus grave – l'épanouissement. Le bonheur dans le crime, comme disait Barbey d'Aurevilly… A 80 ans qu'il vient tout juste d'avoir, Woody reste le créateur le plus insolent, le plus brillant, le plus cynique, le plus désespéré et le plus pervers. Dans cette époque apeurée et pleurarde, qu'est ce que ça fait du bien !...

  • Un regret


Cécile Mury

Loubna Abidar dans Much Loved.

Loubna Abidar dans Much Loved. © Virginie Surd

  • L'année Loubna

Ces temps-ci, au Maroc, « Quand une fille se comporte mal, on lui dit “tu finiras comme Abidar”. L'intéressée elle-même le rapportait récemment dans les pages du Monde. C'est quoi, « finir comme Abidar » ? Livrer l'une des performances d'actrices les plus fortes, les plus marquantes de 2015 ? Pas du tout.

Pour avoir osé interpréter ce rôle, une prostituée de Marrakech, dans le très beau Much Loved, de Nabil Ayouch, pour y avoir incarné crûment le sort de ces femmes « jetables », ces exutoires d'une sexualité réprimée, qui vivent cachées dans l'angle mort de la société marocaine, la comédienne Loubna Abidar a vécu l'enfer pendant des mois : appels au meurtre sur les réseaux sociaux, harcèlement, et procès : « l’Association marocaine de protection des citoyens » les traîne en justice, elle et le réalisateur, pour « pornographie », « atteinte à l'image des marocains », et réclame carrément une peine de prison ferme. Même si le film, interdit au Maroc au printemps dernier, n'y a jamais été diffusé.

Et puis, une nuit de novembre, à Casablanca, la violence monte d'un cran. Une bande de soûlards la reconnaît dans la rue, la force à embarquer dans une voiture. Les insultes, les humiliations et les coups pleuvent, pendant une interminable virée de cauchemar.

Au commissariat, puis à l'hôpital, où la jeune femme se précipite ensuite, c'est presque pire : on lui rit au nez, on applaudit l'agression, on refuse de la soigner. Que faire, sinon fuir, d'urgence ? Loubna Abidar saute dans le premier avion pour la France, où elle vit désormais. Exilée, bannie par les tabous, la haine et l'hypocrisie.
Au terme de cette violente et noire année 2015, dans le cauchemar clivant de tous les fanatismes, de toutes les terreurs, on pense aux deux visages de l'actrice. A sa beauté fière, impérieuse, dans Much Loved, mais aussi à ses yeux tuméfiés et aux plaies qu'elle expose, dans une vidéo postée sur internet juste après l'attaque. Personnage et actrice, les images se superposent dans une même dénonciation. Victime et combattante, au nom d'une liberté plus fragile que jamais. 2015, année de la femme, année de Loubna.
 

Guillemette Odicino

Rebecca Ferguson dans Mission impossible: Rogue Nation de Christopher McQuarrie.

Rebecca Ferguson dans Mission impossible: Rogue Nation de Christopher McQuarrie. © Paramount - Bad Robot - Skydance Productions - TC Productions

2015 a été une magnifique année pour les actrices. Stars ou nouvelles venues, françaises ou indienne, et certaines ayant laisser un instant leur casquette de réalisatrices au vestiaire pour s’abandonner devant la caméra d’un(e) autre, elles ont illuminé les écrans de leur force et de leur élégance. Coup de cœur, donc, pour cinq images exclusivement féminines.

Allongée façon Maja nue de Goya sur un divan, elle attend Bruno Podalydès dans la lumière rasante d’une fin d’après midi, avec pour simples atours trois post-it collés aux endroits stratégiques… Cette actrice est un Renoir.

Après avoir monté, la toute première fois, l'escalier de son HLM, avec la peur au ventre et la tête baissée, elle le remonte, plus tard, habillée du rose de l’espoir en une vie meilleure, et son visage est celui d’une madone indienne. Le courage incarné.

Chaque fois qu’elle rit à une plaisanterie de son mari Vincent Cassel, c’est une détonation, un uppercut de bonheur. Elle rit aussi, de rage, quand il lui fait mal, comme un râle d’animal blessé. Le jury cannois ne s’y est pas trompé. La vie puissance mille. 

Son regard tendre, mais qui s’oblige à être dur, sur le jeune délinquant Malony, est une des plus belles choses qu’on ait vue cette année. Moment de grâce quand ce juge pour enfants ôte son foulard au déjeuner dans le centre de réinsertion. Avec Deneuve, le moindre geste compte.

Sans conteste la plus belle apparition de l’année ! Cette Suédoise de 32 ans aux traits racés et aux courbes de sirène irradie aux côtés de Tom Cruise et n’arrête pas de lui sauver la vie. En sniper drapé dans du satin jaune, elle est sublime. A faire pâlir de jalousie une (et même deux) James Bond girl. 

Frédéric Strauss

Michael Keaton et Edward Norton dans Birdman de Alejandro Gonzalez Inarritu.

Michael Keaton et Edward Norton dans Birdman de Alejandro Gonzalez Inarritu. © Fox Searchlight Pictures - New Regency - Le Grisbi - M Prods

2015 s'achève sur un rêve de cinéma devenu réalité : la renaissance de Star Wars, concoctée avec amour et respect par J.J. Abrams puis adoubée par les fans, devient phénomène de masse. Un mythe est relancé, un esprit de communion ressurgit. On sent bien qu'il ne s'agit pas seulement de chiffres et de bénéfices sonnants et trébuchants, mais la preuve que la culture Star Wars rejaillit de ses cendres, seul le box-office pouvait la donner... Plus que jamais, il fallait faire des millions entrées et des milliards de dollars pour pouvoir être sûr que la magie était bel et bien de retour.

Le rappel de cette loi donne envie de regarder un instant dans l'autre direction, du côté des cinéastes plus solitaires. L'Américain Alex Ross Perry l'a été très sereinement avec deux films hors du temps (et fiers de l'être) sortis dans l'année, Listen up Philip et Queen of Earth. Cinéphile passionné et puriste, ce New-Yorkais filme comme ses personnages vivent, repliés sur eux-mêmes. Mais cette façon de se tenir en retrait du monde a beaucoup de charme. Et c'est une forme de résistance artistique. Celle du Suédois Roy Andersson est tout aussi sûre et pourtant moins heureuse : en campant sur les principes de son cinéma en plans séquences et en studio, il semble décourager les spectateurs d'aujourd'hui, alors qu'on peut garder de beaux souvenirs de son très curieux Un pigeon perché sur une branche philosophait sur l'existence. Autre rêve plus étonnamment orphelin, celui de Guillermo del Toro, dont le baroque et splendide Crimson Peak aura beaucoup de mal à devenir une production hollywoodienne rentable. Trop film d'horreur pour une partie du public et pas assez pour une autre, le film a été victime d'un rejet qu'on peut expliquer en termes de ciblage. Mais un malaise plus profond est en jeu : Crimson Peak est une pure vision d'artiste et ça, c'est un peu loin du cinéma d'aujourd'hui. Il faut faire renaître Star Wars mais ressusciter une sorte de Fellini paraîtrait beaucoup moins à propos... Et pourtant Fellini adorait Star Wars !

Le succès, l'échec et tout ce qu'ils peuvent avoir de relatif étaient au cœur de deux des grands films de l'année. Sur le mode comique, c'était Birdman, la course contre la mort d'un acteur hollywoodien cramé, tentant le tout pour le tout : un comeback au nom de l'amour de l'art dramatique ! Sur le mode tragi-comique, c'était Marguerite, la marche vers la gloire d'une cantatrice qui chantait magnifiquement... dans sa tête. Ces deux fables sur le spectacle et la relation avec le public ont été fêtées par le public et par les gens de spectacle : le film d'Iñarritu a remporté quatre oscars 2015 et celui de Giannoli repartira avec au moins autant de césar 2016. Birdman et Marguerite, deux portraits d'artistes solitaires qui ont rassemblé. Une autre manière de faire revenir la force au cinéma.

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