ÉLECTIONS AMÉRICAINES - "Les électeurs choisissent celui pour qui le soleil brille". C’est ainsi que l’explique Chris Matthews, éditorialiste et présentateur de l’émission politique Hardball.
Une déclaration qui va de soi dans les démocraties où l’optimisme est souvent récompensé. Mais elle est particulièrement vraie aux États-Unis, qui se définissent comme le pays des nouveaux départs et des renaissances.
En 1984, Ronald Reagan s’est fait réélire en affirmant le “renouveau de l’Amérique”. Quatre ans plus tard, son successeur, George Bush père, promettait une nation “plus douce, et plus aimable”. En 1992, Bill Clinton a remporté les élections en déclarant qu’il avait toujours l’espoir que les choses s’améliorent (par un heureux hasard, sa ville natale, en Arkansas, s’appelle Hope).
Et après toutes les divisions de la sombre période Bush fils, c’est un sénateur de l’Illinois quasi inconnu qui a remporté l’élection de 2008 après une campagne qui se résumait en un mot, celui de cette affiche aujourd’hui célèbre: ESPOIR.
En 2008, Barack Obama était le candidat des espoirs de l’Amérique. (AP Photo/Mannie Garcia/Shepard Fairey)
Mais ça, c’était avant. La situation actuelle est bien différente. Aujourd’hui, le soleil ne brille plus, et je ne sais pas si nous le reverrons un jour. Jusqu’à présent, dans les principaux partis comme dans l’électorat, la colère, la division, la méfiance et le ressentiment en sont venus à définir la campagne présidentielle.
Nous avons toujours cru – littéralement, selon nos convictions séculaires, inscrites dans la constitution américaine – que le meilleur était à venir. C’est ce que nous souhaitions entendre de la bouche de nos dirigeants, et ce que nous avons encore envie de croire.
Trump joue sur les peurs
Et pourtant, Donald Trump – symbole d’ascension sociale et de réussite professionnelle – est en tête des sondages dans le camp républicain, malgré un discours franchement apocalyptique. “Le rêve américain est mort,” annonce-t-il lors de ses meetings.
En réalité, il joue sur toutes les peurs, exploitant les plus sombres aspects de la société américaine: les tensions raciales, ethniques et religieuses à l’intérieur du pays, le spectre du “mal” en Chine, au Mexique et un peu partout à l’étranger, l’idée fantasmée que le gouvernement américain, et tout particulièrement le président Obama, ont pour mission secrète de détruire l’Amérique.
Bien loin de lui reprocher ces convictions et ces méthodes, la plupart des autres candidats républicains ont passé le plus clair de leur temps à s’efforcer de le battre à son propre jeu, avec des messages encore plus lugubres. Car, comme le prouve le dernier sondage de CNN, M. Trump a une longueur d’avance. Les conseillers de campagne républicains en sont même à préparer des notes pour apprendre aux plus petits candidats à tenir le même discours. S’il ne sort pas gagnant des primaires, on peut tout à fait s’attendre à ce qu’il se présente en tant que candidat indépendant, malgré sa vague promesse de ne pas le faire.
En novembre dernier, à Washington, il a été ovationné par des juifs républicains quand il a laissé entendre qu’Obama était un agent à la solde des musulmans. Puis, dans un grand silence gêné, ces mêmes militants ont dû l’écouter leur expliquer que les Juifs étaient des gens rusés et obsédés par l’argent (peut-être espéraient-ils ne pas faire les frais de sa rhétorique xénophobe).
Du côté démocrate, les débats ne sont guère plus joyeux. La grande favorite, Hillary Clinton, ne se définit pas comme l’héritière des succès d’Obama, quels qu’ils soient. Pressée à sa gauche, elle se donne l’image d’une représentante des griefs et des difficultés de la classe moyenne. Ses adversaires progressistes l’accusent d’avoir passé sa vie à servir Wall Street et les élites.
Quant aux électeurs américains, les deux tiers considèrent que leur pays est “sur la mauvaise pente”. Seuls 13 % pensent que la situation financière de leurs enfants sera meilleure que la leur.
Pourquoi le soleil a-t-il déserté l’horizon présidentiel américain? Voici quelques raisons:
LE TERRORISME - La peur envahit tout le pays, et Barack Obama risque de perdre sa capacité à rassurer les Américains. Il leur a affirmé que les actions de Daech se limitaient à la Syrie et l’Irak, et qu’il n’y avait aucun risque sur le territoire américain. Et puis une attaque terroriste a fait 130 morts à Paris, et des sympathisants de l’organisation terroriste ont tué 14 personnes à San Bernardino (Californie).
Le président s’était aussi engagé à ne pas se lancer dans une nouvelle guerre au sol au Moyen-Orient. Pourtant, des forces spéciales américaines participent aux opérations contre Daech.
Les Républicains n’hésitent pas à jouer sur ces peurs. Quant aux Démocrates, emmenés par Hillary Clinton, ils sont pris entre l’aile pacifiste qui avait permis l’élection d’Obama et les appels à une riposte militaire et sécuritaire plus soutenue.
L’ÉCONOMIE - C’est la raison la plus évidente, bien qu’elle soit récemment passée au second plan du fait des inquiétudes sur la sécurité nationale. Comme le disait le stratège politique James Carville, le problème principal, “c’est l’économie, imbécile”.
Le revenu réel des classes moyennes stagne depuis près de 20 ans, alors que les riches se sont enrichis et que les pauvres, toujours aussi nombreux, dépendent des aides gouvernementales. Voilà de quoi semer les graines de la rancœur, laquelle mène trop souvent à des débordements racistes. Bien que les minorités aient été plus durement frappées que les Blancs dans les classes moyennes.
Une manifestation de soutien au mouvement Black Lives Matter à Minneapolis, au mois de novembre. (Jim Mone/Associated Press)
LES TENSIONS RACIALES - L’élection de Barack Obama à la Maison blanche n’a pas mis fin aux tensions raciales aux Etats-Unis. Au contraire, elle les a ravivées, en raison de la colère et des frustrations de certains Américains.
Dans la communauté afro-américaine, ce ressentiment s’exerce à au moins deux niveaux. Dans les grandes universités et autres institutions élitistes, les Noirs réclament des changements et font monter la pression, ce qu’ils n’avaient encore jamais eu ni le pouvoir ni l’occasion de faire. Dans la rue, le pourcentage toujours disproportionné des violences et des abus policiers envers eux a fait émerger une nouvelle forme d’activisme très vivace, le mouvement Black Lives Matter (“Les vies des Noirs comptent”).
Leur ardeur et leurs discours réformistes ont eu pour conséquence d’éveiller la peur et la rancœur de l’Amérique blanche, et surtout des populations qui ont longtemps exprimé une forte méfiance envers le premier président noir du pays.
D’un point de vue démographique, les deux partis politiques divergent peut-être plus que jamais, une situation dangereuse qui ramène souvent la question brûlante des inégalités raciales dans les désaccords quotidiens. Les meetings de Donald Trump – comme la plupart des meetings républicains, d’ailleurs – sont presque exclusivement composés de Blancs, et le plus souvent de familles dont les parents sont toujours mariés (ou remariés) et pratiquants. La différence avec les rassemblements démocrates est frappante: ceux-ci ont une plus grande diversité raciale et ethnique, et comportent moins de couples mariés et moins de parents.
LES MÉDIAS - Les médias sociaux créent des réseaux mais divisent les nations. Les sympathisants d’un même parti s’y retrouvent et mènent leur vie politique en immersion dans les réalités partisanes générées par “leurs” organes de presse et “leurs” cercles sociaux.
Cette division amplifie la peur de l’autre, contre lequel certains responsables politiques américains se sont toujours plus à partir en croisade. Donald Trump n’en est que le dernier exemple, bien que le plus marquant. Pour ce qui est des réseaux sociaux, son arme de prédilection est Twitter, plateforme idéale pour les campagnes qui reposent sur la peur et la calomnie, comme il les affectionne.
UNE IMPASSE POLITIQUE - Washington en général et le Congrès en particulier sont tellement prisonniers des divisions partisanes qu’ils peinent à avancer. Mais plutôt que de s’efforcer d’y remédier, les deux partis cherchent à en tirer profit et ne font qu’aggraver la situation. Les électeurs soutiennent leurs petites causes, alors que leur colère et le mépris que leur inspirent les dirigeants et leurs institutions ne font qu’augmenter.
LES ARMES À FEU - L’Amérique est envahie par les armes à feu, et la violence qui leur est associée. Pourtant, alors que le sang ne cesse de couler, la classe politique semble incapable d’imposer la moindre restriction, que ce soit sur la vente de fusils d’assaut semi-automatiques ou la mise en place de vérifications approfondies des antécédents des propriétaires d’armes à feu. Et, pendant ce temps, les Américains, confrontés à un nombre de plus en plus conséquent de vidéos de fusillades, réagissent… en achetant encore plus d’armes. Cette culture des armes à feu, en constante expansion, introduit dans le débat politique un sentiment de véritable menace.
L’IMMIGRATION - Donald Trump a lancé sa campagne en promettant de construire un mur le long de la frontière avec le Mexique pour empêcher le passage des immigrés clandestins. Mais aujourd’hui, non contents d’alimenter cyniquement un climat de peur, la plupart des candidats républicains à l’investiture de leur parti lancent un appel encore plus large et déterminé à repérer, cataloguer et expulser les réfugiés syriens, et même les musulmans américains.
Ce type d’hystérie n’est pas vraiment une nouveauté dans la politique américaine. Dans la première moitié du XIXe siècle, les Protestants avaient organisé de violentes émeutes contre ce qu’ils considéraient comme une invasion catholique, censée mettre gravement en péril leur culture. Au XIXe siècle toujours, et tout particulièrement dans le Sud des Etats-Unis, les Noirs tout juste affranchis par la guerre de Sécession avaient enduré une véritable campagne d’intimidation, faite de lynchages et de techniques tout aussi effroyables. Dans l’Amérique du début du XXe siècle, les immigrés juifs étaient eux aussi persécutés et même lynchés.
Affrontements entre les manifestants et la Garde nationale pendant la convention nationale démocrate de Chicago, en août 1968. (CBS Photo Archive/Getty Images)
L’HISTOIRE SE RÉPÈTE - Dans l’histoire récente des États-Unis, la fin des années 1960 est la dernière période où la classe politique était aussi divisée et caractérisée par une rhétorique de la violence et de la peur. Les élections de 1968 en constituent un épisode amer, le point culminant d’une décennie de guerre, de mutations sociales et culturelles tumultueuses, d’émeutes et d’assassinats politiques.
Cette année-là, trois candidats s’affrontaient pendant la campagne présidentielle: un Républicain austère, passé maître dans l’art de la politique xénophobe (Richard Nixon), un Démocrate sans envergure, soutenu par les syndicats mais pas par la jeunesse progressiste (Hubert Humphrey), et un dissident raciste indépendant, censé représenter le peuple (George Wallace). La promesse de “rassembler” les Américains dans “la loi et l’ordre” avait valu à Nixon une bien sombre victoire.
On dit souvent que l’Histoire se répète. Et cette sinistre campagne nous rappelle quelque chose…