Je me souviens, 2015

Je me souviens, 2015

De l’attaque de Charlie à celles du 13 Novembre, de la photo du petit Aylan aux réfugiés accueillis en Allemagne, des régionales à la déchéance de nationalité, 2015, une année à oublier ? Ou à exorciser.

Par Pierre Haski
· Publié le · Mis à jour le
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Je me souviens d’avoir été surpris à l’autre bout du monde par l’annonce de l’attaque de Charlie-Hebdo, la mort de Charb et des autres, et d’être resté hébété plusieurs minutes, sous le choc.

Je me souviens d’avoir « été Charlie » tout en sachant que tout le monde ne l’était pas. Je ne le regrette pas.

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Je me souviens d’une drôle d’impression de malaise en voyant les images de ces soldats hongrois dressant des barbelés à la frontière extérieure de l’Union européenne pour empêcher de passer des hommes, des femmes et des enfants fuyant la guerre. Vous avez dit Godwin ?

Je me souviens d’avoir été rendu perplexe par le vote des Israéliens, lors de leurs élections générales, prolongeant le maintien au pouvoir de Benyamin Netanyahou et ses manœuvres dilatoires pour empêcher la naissance d’un Etat palestinien. Tragique.

Aylan sur une plage de Turquie

Je me souviens d’avoir été troublé par le film « Ex-Machina » et ce robot humanoïde au beau visage de l’actrice suédoise Alicia Vikander ; et repensé aux propos tenus par Daniel Goossens, chercheur en intelligence artificielle (et dessinateur à Fluide Glacial !), lors d’une table ronde avec Rue89 à Metz, prédisant un jour des mariages entre humains et robots humanoïdes.

Alicia Vikander, qui joue le personnage d'Ava, robot humanode d'
Alicia Vikander, qui joue le personnage d’Ava, robot humanoïde d’« Ex-Machina » d’Alex Garland

Je me souviens d’avoir été réveillé à 3 heures du matin le 18 juin par la police envoyée chez moi par le sinistre Ulcan, sous prétexte que j’aurais tué ma femme. Un policier qui avait fait partie de l’intervention précédente en 2014 sous le même prétexte m’a expliqué que ce n’est pas parce que je n’avais pas tué ma femme en 2014 que je ne pourrais pas l’avoir tuée en 2015... Logique implacable.

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Je me souviens d’avoir pris l’apéro à Tunis avec Guy Sitbon, mémoire vivante de cette belle Tunisie qui l’a vu naître comme moi. Une semaine après, un terroriste surgissait sur une plage de Sousse et semait la terreur et la mort dans le seul pays où le « printemps » démocratique de 2011 tente difficilement de survivre.

Je me souviens d’avoir découvert sur les réseaux sociaux, au milieu de la nuit, la photo du petit Syrien Aylan, mort sur une plage de Turquie, et de l’avoir aussitôt mise en ligne sur Rue89 en espérant, en vain, que ce serait le dernier.

La une de The Independent avec le corps d'Aylan
La une de The Independent avec le corps d’Aylan

Je me souviens d’avoir consacré plusieurs dîners avec des amis à se demander s’il fallait tactiquement voter à la primaire des Républicains en faveur d’Alain Juppé pour bloquer Nicolas Sarkozy, ou voter Sarkozy parce qu’il se planterait en 2017...

Je me souviens d’avoir lu avec beaucoup de plaisir « La Cache » (Stock, 2015), le roman de mon ami et collègue de Libé puis de L’Obs Christophe Boltanski, consacré à sa saga familiale, et d’avoir été ravi quand il a été récompensé du prix Fémina.

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#Airpocalypse

Je me souviens d’avoir eu une pensée pour mes amis pékinois, devenus obsédés par le taux quotidien de particules fines dans l’air qui s’affiche sur leur smartphone, en voyant le ciel bleu de Pékin lors du défilé militaire grandiose marquant la victoire sur le Japon en 1945. Un air pur obtenu au prix de l’arrêt des usines et de la circulation, entre deux périodes d’insupportable pollution.

Je me souviens de m’être réjoui de l’échec du coup d’Etat militaire des « pieds nickelés » au Burkina Faso, pays marqué à jamais par la figure de Thomas Sankara, que j’ai plusieurs fois rencontré avant son assassinat en 1987, et qu’un documentaire vient de faire revivre à l’écran.

Je me souviens d’avoir eu un pincement au cœur en voyant les Allemands accueillir les réfugiés syriens avec des pancartes « Willkommen », quand la France se montrait frileuse, renfermée, rabougrie. Angela Merkel, personnalité de l’année pour les réfugiés, après avoir été vouée aux gémonies pour la Grèce ?

Je me souviens d’avoir vu, sidéré, Nadine Morano passer devant moi à Moscou un matin d’octobre, au lendemain de sa sortie sur la « race blanche ».

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Nadine Morano et la « race blanche » à « On n’est pas couchés »

Je me souviens que Nadine Morano m’a bloqué sur Twitter...

Impossible d'afficher le tweet de Morano sur la
Impossible d’afficher le tweet de Morano sur la « race blanche », elle m’a bloqué

Syriens martyrs

Je me souviens que quelques minutes auparavant, c’est l’ancien ministre grec Yanis Varoufakis qui se trouvait au même endroit à Moscou, à prendre un selfie avec deux blondes russes. Le monde est tout petit et Moscou en est redevenu un des centres...

Je me souviens de m’être trouvé à Moscou, au Forum de L’Obs, le jour où Vladimir Poutine a déclenché ses premières frappes aériennes en Syrie, et d’avoir eu une pensée pour ce peuple syrien martyr que tout le monde bombarde... pour le sauver.

Je me souviens du distributeur de T-shirts à la gloire de Poutine à l’aéroport de Moscou, et d’avoir cédé à la tentation de laisser près de 20 euros pour un T-shirt kitschissime de Poutine en libérateur de la Crimée.

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Distributeur de T-shirts  la gloire de Poutine  l'aroport de Moscou, le 1er octobre 2015
Distributeur de T-shirts à la gloire de Poutine à l’aéroport de Moscou, le 1er octobre 2015 - Pierre Haski/Rue89

Je me souviens d’avoir enragé à l’évocation du dixième anniversaire des émeutes de banlieue de 2005, en pensant à cette décennie perdue sans que rien ne change fondamentalement.

Je me souviens d’une courbe du chômage qui, à force de s’inverser, a poursuivi sa progression inexorable, privant des millions de familles de la capacité à se projeter dans l’avenir. Pays à deux vitesses.

« Fluctuat nec mergitur »

Je me souviens de la première alerte sur mon smartphone le soir du 13 Novembre, et du visage inquiet, en quelques secondes, de tous les gens autour de moi, y compris Dany Cohn-Bendit qui venait d’inaugurer un festival de cinéma.

Peinture murale place de la Rpublique, en novembre 2015
Peinture murale place de la République, en novembre 2015 - Pierre Haski/Rue89

Je me souviens du sentiment d’horreur en apprenant qu’il y avait 18 morts dans les différentes attaques du 13 Novembre, pour découvrir deux heures plus tard qu’il y en avait en réalité 130.

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Je me souviens d’une interview en direct pour la BBC sur la place de la République, au milieu de dizaines de caméras du monde entier braquées sur la douleur parisienne. Et pas une sur Beyrouth ou le nord du Nigéria, frappés par les mêmes tragédies au même moment.

Je me souviens des fresques murales qui ont fleuri à Paris et de cette devise en forme de slogan latin lancé collectivement à la face des assassins : « Fluctuat nec mergitur ».

La non-victoire victorieuse du FN

Je me souviens d’avoir vu des jeunes se prendre en selfie avec l’étonnante commissaire européenne aux Affaires étrangères, Federica Mogherini, lors du Forum de L’Obs à Bruxelles ; comme quoi, on peut être commissaire européen ET populaire.

Fdrica Mogherini et de jeunes fans au Forum de L'Obs  Bruxelles, le 18 novembre 2015
Fédérica Mogherini et de jeunes fans au Forum de L’Obs à Bruxelles, le 18 novembre 2015 - Pierre Haski/Rue89

Je me souviens de n’avoir ressenti aucune émotion à l’annonce de l’accord à la COP21, n’ayant qu’une confiance moyenne dans les engagements pris par des dirigeants politiques qui ne seront plus là quand il faudra vérifier s’ils ont tenu parole.

Je me souviens d’avoir tout de même voté Claude Bartolone au deuxième tour des régionales en Ile-de-France, en me disant que, décidément, il ne méritait pas de gagner.

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Je me souviens de la non-victoire victorieuse de Marine Le Pen.

Je me souviens d’avoir eu les larmes aux yeux en lisant la longue série des portraits des victimes du 13 Novembre dans Le Monde.

Je me souviens de la force du film « Le Dernier Jour d’Yitzhak Rabin », d’Amos Gitaï, présenté en avant-première au ciné-club de Rue89, qui m’a fait replonger dans une période marquante de l’histoire, sans doute le moment où les espoirs de paix au Proche-Orient ont été tués pour longtemps.

Avec Christophe Boltanski, en 1996, nous avions interviewé Shimon Pérès pour Libération, à la veille des élections consécutives à l’assassinat de Rabin et surtout à l’issue d’une semaine d’attentats meurtriers commis par le Hamas : c’était un homme défait, épuisé, enfoncé dans son fauteuil après plusieurs nuits blanches. Une image inoubliable.

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48 heures plus tard, Netanyahou, dont on voit dans le film la responsabilité dans le climat de haine contre Rabin, était élu à sa place. Il est toujours là.

L'avant-premire du film d'Amos Gita avec Rue89, le 7 dcembre 2015
L’avant-première du film d’Amos Gitaï avec Rue89, le 7 décembre 2015 - Pierre Haski/Rue89

Je me souviens de m’être dit que, décidément, les hommes politiques étaient bien décevants en apprenant que François Hollande maintenait la déchéance de la nationalité dans le projet de réforme constitutionnelle. Déception, lassitude, plutôt que colère et révolte ? Je vieillis...

La coquille vide de la politique

Je me souviens de m’être demandé, avec d’autres, comment réinventer (je n’ose pas écrire réenchanter) la politique, tant le système des partis ressemble à une coquille vide, incapable de se reconnecter avec les citoyens désillusionnés. Je n’ai pas trouvé la réponse...

Je me souviens que ma consœur de L’Obs Ursula Gauthier a été expulsée de Chine pour avoir écrit sur le sort des Ouïgours. « Tuer le poulet pour effrayer les singes », c’est-à-dire faire un exemple pour intimider les autres, certaines choses ne changent pas dans la « nouvelle nouvelle Chine » de « Xi dada » (« Papa Xi »).

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Je me souviens d’avoir été triste de la mort de Hocine Aït Ahmed, le 23 décembre, et de m’être demandé si l’Algérie se porterait mieux si cet homme intègre n’avait pas été écarté.

Je me souviens d’avoir rêvé que le journalisme serve à quelque chose, au lieu d’être inexorablement tiré vers l’« infotainment », le divertissement à la Bolloré et tant d’autres.

Je me souviens d’avoir pensé à faire cet article pour exorciser une année maudite, en redoutant que la suivante ne soit pire. Superstition ?

Bonne année 2016 (quand même) !

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[Et merci à Georges Perec]

Des touristes prennent un selfie  Sydney, le 31 dcembre 2015
Des touristes prennent un selfie à Sydney, le 31 décembre 2015 - SAEED KHAN/AFP

 

Pierre Haski
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