Égalités / Société

La broderie aux «bonnes femmes» et la plomberie aux «mecs»?

Un nouvel ouvrage s'intéresse à la manière dont notre regard sur la technique conditionne notre approche du genre.

<a href="https://it.wikipedia.org/wiki/Paul_Gauguin#/media/File:Paul_Gauguin_001.jpg">Étude de nu ou Suzanne cousant, 1880, Paul Gauguin</a> | The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei, via Wikimedia Commons (domaine public)
Étude de nu ou Suzanne cousant, 1880, Paul Gauguin | The Yorck Project: 10.000 Meisterwerke der Malerei, via Wikimedia Commons (domaine public)

Temps de lecture: 4 minutes

 

Genre et techniques (XIXe-XXIe siècle)

Fabien Knittel, Pascal Raggi (dir.)

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Au nombre des clichés qui ont la peau dure en matière de domination masculine, on peut compter ceux qui régissent la distribution des métiers en féminins et masculins. Parce que les femmes seraient plus habiles, plus fines et plus sensibles, elles auraient moins facilement accès aux techniques qui resteraient l’apanage des hommes, de leur force et de leur adresse incontestablement supérieures... 

Pourquoi le dit «beau sexe» est-il depuis si longtemps, et encore trop souvent aujourd’hui, cantonné aux ouvrages de dame –broderie, crochet et autres travaux domestiques– relégué dans la sphère du social, de l’esthétique, du relationnel, bref du care, tandis que ces messieurs semblent toujours naturellement plus aptes au gros œuvre: plomberie, travaux des champs, ingénierie et informatique? Pourquoi toujours aussi peu de femmes chirurgiennes et tant d’infirmières, pourquoi, dans nos bureaux, tellement d’informaticiens et si peu de secrétaires au masculin? Et, aussi, pourquoi lorsque la manipulation d’un outil est compliquée (difficile à tenir en main pour l’un et l’autre sexe) le problème n’est pas mis du côté de l'outil mais du côté du sexe de l’utilisateur? Ainsi, voit-on les garçons qui ont du mal à se servir d'un outil se voir régulièrement qualifier de «meuf», de «bonne femme», de «femmelette» ou de «tapette»!

L’apparition de travaux sur les questions de genre en France a ceci de réjouissant qu’elle vient mettre en doute un panorama socio-professionnel plein d’évidences aussi bien partagées. Par des études historiques variées s’intéressant à la place du corps et des apprentissages dans les techniques et brassant un large éventail de spécialités (de la médecine à l’agriculture en passant par les sex-toys, les industries dentellières, la pratique de la vidéo amateur, les moyens de transport ou les brevets et inventions), Genre et techniques ré-ouvre utilement le débat.

D'abord social, puis naturel

 

La maîtrise de la sphère technique, l'intelligence de la main, qui semble être la chasse gardée des hommes, n'a, en réatité rien de naturel

 

S’interroger sur le genre et les techniques, sur la manière dont l’un renvoie à l’autre et dont l’un implique l’autre, c’est donc s’intéresser à la construction de rapports hiérarchiques entre les sexes à travers leur dimension la plus matérielle. L’ouvrage, dirigé par Fabien Knittel et Pascal Raggi, montre à quel point dans ce domaine, depuis plus de deux siècles, on a affaire à une naturalisation d’acquisitions sociales. Entendez que la maîtrise de la sphère technique, l’intelligence de la main, qui semble être la chasse gardée des hommes aussi bien dans les usines, dans les laboratoires, dans les ateliers que dans les écoles n’a, en réalité, rien de naturel. Loin d’être figé à tout jamais en fonction des capacités de nos corps, notre rapport aux techniques, à mieux y regarder, est bel et bien construit, historique et donc susceptible de changements.

Plus l’on avance dans la lecture de l’ouvrage, plus l’on s’aperçoit à quel point on ne naît ni femme ni homme mais qu’on le devient à travers une série de gestes, d’actes, d’aptitudes qui, à la base, n’ont pas grand-chose à voir avec la biologie, les gènes ou une quelconque hormone et encore moins avec une prétendue disposition naturelle.

 «La grande majorité des travaux sur le genre souligne la permanence de structuration de l’espace social selon le sexe, renvoyant à l’ordre symbolique de genre qui attribue traditionnellement aux femmes le soin, l’esthétique et l’humain, aux hommes “la” technique et plus généralement les choses matérielles, et la force physique. En une sorte de causalité circulaire, l’hégémonie numérique des hommes dans les métiers exigeant des attributs symboliquement “masculins” tend à renforcer l’évidence” du caractère “naturellement” masculin de ces compétences, notamment dans la manipulation d’objets, et des attributs, notamment de force physique, considérés comme nécessaires dans ces occupations.» (p.101)

Si la dimension culturelle de la technique saute aux yeux –les auteurs rappellent dès les premières pages que, pour le grand anthropologue Marcel Mauss, la main intelligente constitue la caractéristique principale de l’humanité– la répartition genrée face à ce miracle de pouvoir créer et s’inventer d’autres mondes par le biais de la technique s’avère encore très loin d’être équitable. Il y a bel et bien production d’aptitudes et éducation à leur développement.

Éduquées à faire de la dentelle

Pour s’en convaincre il suffit de se tourner sur l’histoire de la formation des femmes et de la création d’écoles qui leur sont réservées, saisir comment leurs qualités pour faire de la dentelle ou des travaux d’habileté dépend beaucoup moins de la finesse de leurs doigts que de la morale sous-jacente aux apprentissages et aux formations. «D’un côté la dextérité, le luxe et la vertu; de l’autre, la force, le produit de masse et les maux associés à l’industrialisation.» (p.54)

Sous couvert de progrès technique, on a vu se restaurer une conception traditionnelle de la place de la femme dans le foyer

 

De la même manière, si l’on s’intéresse à l’apparition des techniques agricoles et aux révolutions que la mécanisation des tâches a apportées dans les fermes, l’on s’aperçoit, une fois de plus, qu’une répartition davantage mentale que physique a déterminé les domaines d’actions masculines et féminines. L’analyse historique démontre que, sous couvert de progrès technique, on a vu se restaurer une conception traditionnelle de la place de la femme dans le foyer: le couple reste valorisé avec pour la femme la fonction de bonne mère et de bonne épouse. Cependant, l’arrivée de la technique en milieu agricole, parce qu’elle requérait des temps de formation et d’apprentissage spécifique aux femmes, a pu apporter des sortes de féminismes silencieux «qui sans réellement renverser l’ordre établi subvertissent imperceptiblement et continuellement les rapports de genre au sein du monde agricole» (p.96).

Contre les a priori

La lecture historique du rapport entre genre et technologie permet également de corriger certains de nos a priori. Ainsi, une étude détaillée sur le dépôt des brevets et des inventions nous démontre que les femmes sont bel et bien présentes dans toutes les activités humaines et que, même si le silence est souvent gardé sur leur part d’inventivité, elles ont néanmoins breveté un nombre impressionnant de découvertes techniques. De la même manière, à s’y intéresser de plus près, le bricolage et les loisirs créatifs ne sont pas strictement réservés à l’un des deux sexes mais constituent plutôt des lignes médianes où les hommes et les femmes peuvent se retrouver et partager une relation similaire à la technique et à la création.

On s'aperçoit qu'outre son fonctionnement, les facilitations qu'elle apporte à notre quotidien et les implications qu’elle recouvre dans les avancées du capitalisme, la technique, parce qu’elle s’inscrit dans tous les registres de nos existences, contribue à reproduire des inégalités, des dissymétries, des représentations de ce qui est possible, faisable, envisageable. De telles représentations demeurent souvent au service de la domination masculine. Les lectures rigoureuses de l’histoire opérées par l’ensemble des articles de cet ouvrage permettent de décaler notre regard et de voir comment nous pourrions peut-être travailler à d’autres «technologies du genre»

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