Ce que la censure réserve aux Russes en 2016

Vladimir Poutine lors d'une table ronde au premier Forum de l'économie d'internet. 22 décembre 2015. Photo : Service de Presse du Kremlin. Publiée par Kevin Rothrock.

Vladimir Poutine lors d'une table ronde au premier Forum de l'économie d'internet. 22 décembre 2015. Photo : Service de Presse du Kremlin. Publiée par Kevin Rothrock.

Alexander Zharov n'est généralement pas considéré comme faisant partie des plus influents représentants de l'Etat russe, mais il est à la tête de Roskomnadzor, l'agence gouvernementale chargée de réguler et de censurer les médias (internet y compris). Par le passé, Zharov était supplanté dans les médias par son propre représentant, Maxim Ksenzov, qui a fait les Unes des journaux après diverses plaintes et accusations controversées, comme une remarque faite en mai 2014, lorsque Ksenzov a affirmé que les régulateurs pouvaient bloquer Twitter ou Facebook “en quelques minutes”.

Le 25 décembre, toutefois, Ksenzov a annoncé officieusement qu'il quitterait son poste au début du mois de janvier. Quatre jours plus tard, Zharov s'est lancé sous les feux des projecteurs en accordant un long entretien au site d'information Gazeta.ru, donnant ainsi aux Russes un avant-goût de ce qui les attend en 2016 de la part de leur censeur national d'internet.

L'interview couvre tous les domaines. Zharov évoque les frictions entre Roskomnadzor et Wikipédia (qui a résisté aux efforts déployés par le gouvernement russe pour censurer des articles sur les drogues illégales), les proxys anonymiseurs, l'emploi des mots “ISIL” et “Daesh”, et la nomination de German Klimenko, nouveau conseiller internet de Vladimir Poutine. Ci-dessous, nous vous fournissons un résumé détaillé des trois sujets abordés par Zharov avec Gazeta.ru : évaluer la normalité de la censure médiatique russe, mesurer le succès de la censure russe et réguler le marché russe des applications de messagerie pour téléphones.

La Russie, un pays ‘normal’

Interrogé sur la raison pour laquelle la Russie considère qu'il est nécessaire de réguler ses médias de façon si stricte, Zharov a tout d'abord botté en touche, affirmant que les questions touchant aux objectifs des régulations devaient être addressées aux législateurs russes, Roskomnadzor n'étant qu'un exécutant.

Toutefois, il est clair que Zharov n'est pas opposé à ces régulations ; il justifie les restrictions imposées par l'Etat sur les médias de la façon suivante : “Nos lois sont assez libérales comparées aux autres pays et au pouvoir qu'ils accordent à leurs organismes de surveillance, concernant le retrait de certains contenus, par exemple durant les émissions.” Lorsque Gazeta.ru lui a demandé de citer un exemple de “loi plus stricte” qu'en Russie dans “au moins un pays civilisé”, Zharov s'est tourné vers les Etats-Unis :

Когда на одном из кабельных каналов Нью-Йорка начали демонстрировать фильм «08-08-08» про атаку Грузии на Южную Осетию и Абхазию, примерно через 30 минут после начала фильма в студию приехал агент ФБР, предъявил «корочку», изъял носитель информации и уехал. А у зрителей в этот момент появился «черный экран». Мы знаем, полномочия агентов ФБР, как и полицейских, в США безграничны. Можете представить, чтобы инспектор Роскомнадзора зашел в СМИ и остановил трансляцию? Я не могу.

Lorsqu'une chaîne cablée new-yorkaise a commencé à diffuser le film “08-08-08″ sur l'attaque de la Géorgie contre l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, un agent du FBI arriva dans le studio environ 30 minutes après le début du film, brandit son insigne et confisca le matériel d'enregistrement des données avant de ressortir. Nous savons que les pouvoirs de police du FBI au Etats-Unis sont illimités. Pouvez-vous imaginer un inspecteur de Roskomnadzor entrer dans une station télé et arrêter la diffusion ? Pour moi, c'est impossible.

Il n'est pas facile de savoir exactement à quoi Zharov fait allusion, mais sa description d'un feuilleton américain avec un contenu pro-russe fait vaguement penser à une émission de Fox News du 13 août 2008, lorsqu'une femme témoin de la guerre en Ossétie du Sud avait été coupée au montage, remplacée par des publicités. (Les chaînes de télévision russes ont mis en avant l'incident, disant qu'il s'agissait d'un cas de censure, bien que Fox News ait autorisé la femme à poursuivre sa critique du Président géorgien Mikhail Saakashvili après la coupure publicitaire.) Le film russe “WAR 08.08.08. L'art de la trahison” est disponible sur YouTube, où il a été visionné plus de 1,3 millions de fois.

Ne l'interrogez pas sur les statistiques

La loi russe prohibe la dissémination d'information qui encourage ou propage l'utilisation de drogues illégales. Il est également interdit de répandre des informations concernant le suicide.

Interrogé sur l'impact des régulations d'internet sur la consommation de drogues, Zharov a refusé de parler de l'efficacité des efforts de censure de Roskomnadzor. “Je ne suis pas familier des statistiques sur la consommation de drogues. Il faut que vous vous adressiez au Service fédéral de contrôle des drogues”, a-t-il répondu à Gazeta.ru. Il a expliqué que son travail consistait simplement à mettre en place des barrières pour que les jeunes restent à distance des drogues, mais il a aussi admis que des individus obstinés trouveront toujours des moyens de contourner les restrictions.

Zharov était disposé à parler d'autres statistiques, moins accablantes celles-ci. Interrogé sur la campagne de la Roskomnadzor destinée à bloquer les contenus incitant au suicide, Zharov a affirmé que “dans les neuf premiers mois de 2015, selon des données issues de Rosstat, le nombre de suicides durant la même période en 2014 a chuté de 7 pourcent, soit 1700 vies.” Manifestement fier de son revirement, il a affirmé à Gazeta.ru : “La tendance est stable. Ces vies sont sauvées.”

En mars 2015, la Roskomnadzor a forcé le site russe orthodoxe Pravoslavie i Mir à retirer un article sur un patient souffrant de cancer qui s'était suicidé parce qu'il était fatigué de combattre la maladie. Les censeurs ont expliqué au site internet qu'il est illégal de révéler dans un reportage les raisons d'un suicide.

Dans son interview avec Gazeta.ru, Zharov a affirmé qu'il était inacceptable d'écrire sur les patients en stade terminal commettant un suicide, mais il insiste tout de même sur les restrictions :

Писать надо про все. Вопрос, в каком контексте. Мне кажется, совсем не обязательно детально описывать способ самоубийства. Потому что сотни людей, если не тысячи, могут быть в аналогичной ситуации. Для некоторых статья станет провокационной. Не все боли можно купировать, даже получая лечение. И человек, находясь в таком состоянии и прочитав статью, может сказать: да, это выход.

Il faut écrire à propos de tout. La question est celle du contexte. Je pense qu'il n'est pas du tout nécessaire de décrire en détail le moyen utilisé pour se suicider. Parce que des centaines – voire des milliers – de gens pourrraient être dans une situation similaire. Pour certains d'entre eux, l'article pourrait les faire basculer. On ne peut pas soulager toutes les douleurs, même avec les soins appropriés. Et un individu qui, dans cette situation, lirait l'article, pourrait dire : ‘Oui, c'est une façon d'en sortir.’

Zharov a également pris la peine de souligner que la Roskomnadzor n'a jamais diffusé d'avertissement officiel à un organe de presse sur un reportage concernant le suicide, les communications de l'agence avec ces journaux n'ayant été qu'informelles. “Nous ne sanctionnons personne”, expliqua-t-il. (L'incident avec le site Pravoslavie i Mir fut résolu avant qu'un avertissement formel n'ait été adressé.)

Feu sur les messageries pour mobiles

Plus tôt en décembre, le nouveau conseiller de Poutine pour internet, German Klimenko, affirma que l'application de messagerie Telegram “coopérera [avec les agents de l'Etat russe] ou sera fermé.” Telegram est une application de messagerie cryptée pour mobile, invention de Pavel Durov, qui a aussi créé Vkontakte, le réseau social le plus populaire de Russie. Pavel Durov a quitté la Russie il y a un an, après avoir été poussé à l'émigration par des sociétés considérées comme loyales au Kremlin. Dans le passé, Durov s'était disputé publiquement avec les autorités russes, et se présente souvent comme un combattant solitaire face à la police russe.

Zharov affirme qu'il a cessé d'utiliser Telegram après le 19 décembre 2015, lorsqu'Edward Snowden a critiqué les paramètres de confidentialité par défaut de la messagerie cryptée, les qualifiant de “dangereux”. Zharov a aussi exprimé son désarroi quant à la promesse de Durov de ne jamais se soumettre aux censeurs russes. Zharov a ensuite accusé le réseau social Vkontakte d'être “une ressource absolue pour les pirates”, jusqu'à ce que son créateur, Durov, quitte la firme. Interrogé sur le blocage de Telegram en Russie, Zharov a menacé la messagerie, disant qu'elle risquerait de perdre des utilisateurs qui se tourneront alors vers des services non bloqués en Russie, tout comme lorsque les utilisateurs de WhatsApp ont migré vers Telegram lorsqu'un tribunal brésilien a bloqué brièvement WhatsApp au Brésil à la mi-décembre.

Pavel Durov fait un doigt d'honneur aux investisseurs qu'il accuse de chercher à l'évincer de Vkontakte. Son attitude envers les censeurs russes semble être à peu près la même aujourd'hui. 22 juillet 2011.

Pavel Durov fait un doigt d'honneur aux investisseurs qu'il accusait  de chercher à l'évincer de Vkontakte. Son attitude envers les censeurs russes semble être à peu près la même aujourd'hui. 22 juillet 2011.

Zharov a aussi largement critiqué les applications de messagerie sur mobiles, disant qu'elles font des profits sur le dos des entreprises de télécommunications et qu'elles fournissent une protection aux terroristes et aux spammers. Il a recommandé des “accords” avec les fournisseurs d'accès à internet afin de déterminer l'”identité” des messageries :

Никто не говорит, что нужно заблокировать мессенджеры. Было предложение ввести их в легитимное поле. То есть если ты, уважаемый оператор мессенджера, работаешь на сетях наших операторов связи, заключи договор с оператором, чтобы тебя можно было по крайней мере идентифицировать. Допустим — не дай бог — происходит теракт, и террористы пользуются определенными средствами связи.

Personne ne dit qu'il faut bloquer les messageries. Une proposition a été faite de les placer dans un cadre plus légitime. C'est-à-dire que si vous, chère application de messagerie, travaillez avec les réseaux de nos fournisseurs d'accès à internet, vous devez aboutir à un accord avec eux, pour que vous puissiez au moins être identifié. Envisageons par exemple que – Dieu nous garde – une attaque terroriste a lieu et que les terroristes utilisent un certain moyen de communication (nldr : une messagerie pour mobiles).

Selon Zharov, les accords entre les applications de messagerie et les opérateurs réseau sont nécessaires pour ajouter celles-ci au Système des activités opérationnelles et d'investigation (SORM), que la police russe utilise pour contrôler internet, entre autres.

Le chef de Roszkomnadzor a déploré un manque de véritables régulations contre les fausses rumeurs, comme celle qui a circulé sur les réseaux sociaux le 10 novembre 2015, affirmant que 18 kamikazes attaquaient la ville de Kazan. (Selon l'agence d'information RBC, les fausses nouvelles étaient en fait diffusées par SMS.)

Zharov a aussi attribué aux messageries sur mobiles la responsabilité de l'écroulement du marché russe du SMS, en affirmant que les applications comme Telegram et WhatsApp avaient privé les quatres plus grandes entreprises russes de télécommunications de 20 millions de roubles (250 000 euros), ou 25 pour cent de leurs profits liés à la messagerie texte. Il a fait valoir que cette disparition commerciale n'est pas forcément une bonne nouvelle pour les consommateurs, puisque toutes les applications doivent un moment où l'autre monétiser leur activité, ce qui expose les utilisateurs à un risque de spam non régulé.

Une épée et un bouclier, ou un boulet et une chaîne ?

Zharov a déclaré à Gazeta.ru que la Russie continue de créer de nouvelles régulations sur les médias parce que le pays rattrape actuellement son retard dans la révolution médiatique ; celle-ci a entraîné une explosion de contenus générés par les utilisateurs qui sont maintenant en compétition avec le journalisme traditionnel.

Alors que les utilisateurs d'internet produisent plus d'informations et de divertissement qu'ils ne l'ont fait auparavant, les médias classiques font encore les frais de la censure russe. Dans sa question finale, Gazeta.ru a demandé à Zharov comment les organes de presse, touchés par ces restrictions, vont pouvoir faire face aux nouveaux venus.

Zharov a affirmé aux journalistes qu'ils n'avaient rien à craindre, pourvu qu'ils suivent les règles suivantes :

Слушайте, ребята, я думаю, что если вы не будете пропагандировать экстремизм, материться, писать про прелесть наркотиков, красоту самоубийства и лепить детскую порнографию в своих статьях, то больше Роскомнадзор вас ни за что наказывать не будет.

Ecoutez, je pense que si vous ne propagez pas l'extrémisme, si vous ne jurez pas, n'écrivez pas sur les bienfaits des drogues ou sur la beauté du suicide et ne mettez pas de la pédopornographie dans vos articles, Roskomnadzor n'aura aucune raison de vous punir.

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