Elles peuvent frapper, faire réfléchir. On les aime, on les détruit, certains tuent pour elles. Selon l'historien de l'art Horst Bredekamp, les images sont des actes à part entière.
Publié le 03 janvier 2016 à 18h30
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h19
Le football florentin à la Renaissance, les jardins à la française, les coraux de Darwin, la nostalgie de l'antique : l'historien de l'art allemand Horst Bredekamp, professeur émérite à l'université Humboldt de Berlin, se passionne pour des objets variés et originaux. Son nouvel essai, Théorie de l'acte d'image (éd. La Découverte), passe en revue des centaines d'oeuvres, depuis les poteries antiques jusqu'aux performances scéniques de Michael Jackson, pour saisir cette intensité si particulière des images qui nous entourent, capables de susciter notre effroi ou notre adoration. Voyage au pays de l'image en acte.
« L'image est un acte et non une chose », écrivait Sartre. Comment comprendre cette idée ?
Le concept d'image active ne signifie pas que la matière de l'image serait vivante, au sens où peut l'être un être humain ou un organisme. Cela dit, certaines oeuvres jouent avec cette énergie vitale, que l'on pense aux tableaux vivants ou aux automates. La littérature regorge aussi d'exemples qui imaginent de tels scenarii. Dans A la recherche du temps perdu, Charles Swann voit ainsi en Sephora, personnage des Epreuves de Moïse, fresque de Botticelli peinte dans la chapelle Sixtine, le reflet de son amour, Odette de Crécy — qui gagne ainsi en attrait. Dans l'histoire de l'art, il est très fréquent de trouver à côté de la signature des artistes la mention Me fecit, « un tel m'a fait » : c'est l'oeuvre elle-même qui prend la parole à la première personne, comme si elle était vivante. L'oeuvre n'est plus un objet mais devient sujet. Le bassin dit baptistère de Saint Louis, ouvragé à Damas vers 1320-1340, révèle la mention : « Je suis un plat destiné à porter la nourriture », quand un récipient de la même région et de la même époque affirme : « Je suis un récipient à eau, qui contient un remède. J'étanche la soif des hommes. » L'oeuvre peut aussi faire référence à son propriétaire ; ainsi ce vase grec : « Je suis la kylix de Panchares, utilisée dans les banquets par ses amis et par lui. »
“Les images construisent aussi ce qu'elles montrent”
Que révèlent ces étranges prises de parole ?
Que les oeuvres sont toujours plus que ce qu'elles représentent. Les images ne sont pas simplement illustratives : elles construisent aussi ce qu'elles montrent. Et constituent ainsi le réel. Contrairement à ce que pensait Platon, elles ne sont donc pas de pâles reflets de la réalité. Si l'image ne possède pas de vie propre, elle développe une puissance qui emporte le corps et l'esprit de celui qui la regarde. C'est ce qu'avait compris Nicolas de Cues au sujet du tableau de Jan Van Eyck L'Homme au turban rouge (1433). Le portraituré ne cesse de regarder le regardeur et l'activité de ce regard ne varie en rien selon la position du spectateur, qui a l'impression que lui seul est regardé de la sorte. Nicolas de Cues constate ainsi que l'image agit : il y a une activité autonome propre à l'image.
Oui, la tradition rhétorique a forgé le concept d'imagines agentes, images actives. Aristote évoquait l'énergie présente dans la forme. Prenons l'exemple des plans de la basilique Saint-Pierre de Rome dessinés par l'architecte Bramante. Ils capturaient si bien ce que le pape Jules II avait en tête qu'il fit détruire l'ancienne basilique de Constantin pour donner vie en 1506 aux plans de Bramante. Les dessins avaient une infime matérialité et ils ont pourtant fait l'Histoire ! En effet, c'est la construction de la nouvelle basilique, facilitée par le commerce des indulgences, qui a déclenché la Réforme protestante... Le pouvoir d'une image réside ainsi tout entier dans l'effet qu'elle produit, mais ce dernier est difficile à mesurer : à la différence des immenses effets contenus dans les tout petits dessins de Bramante, il arrive que de gigantesques campagnes de propagande politique n'aient aucune conséquence...
L'image peut-elle tuer ?
Si certaines images peuvent tuer, ce n'est pas le fait des images elles-mêmes mais du contexte culturel dans lequel leur puissance éclot. Les images peuvent agir comme des armes : Niki de Saint Phalle a donné à cette idée une forme artistique extrêmement puissante, en renouant avec la tradition des oeuvres s'exprimant à la première personne. Tu est moi, un assemblage de 1960, joue sur l'homophonie avec « tuez-moi ». L'oeuvre et l'artiste disposent ainsi d'un même « je » et il n'est pas facile de déterminer qui se prévaut du « moi » et qui est visé par le « tu ». L'artiste, qui souffrait depuis l'enfance de traumatismes profonds, envisage ses oeuvres comme des alter ego, sinon comme sa propre personne. Plus tard, elle présente ses tableaux cibles, les Tirs, comme de véritables exécutions, qui culminent dans sa Vénus de Milo. De son point de vue, les images révèlent leur vie intérieure dans le moment de leur destruction et de leur mort.
Votre livre réfléchit en particulier sur l'acte d'image « substitutif », qui suppose un échange fascinant entre le corps et l'image. De quoi s'agit-il ?
L'histoire montre que les corps humains, ceux des soldats ennemis tués ou blessés lors de conflits, ont souvent été utilisés comme des trophées. Les gravures des Désastres de la guerre, de Goya, témoignent de cette pratique. Le xxie siècle s'est distingué par cette tendance macabre qui consiste à tuer certaines personnes afin de pouvoir les utiliser comme images : supprimer des otages dans l'intention de diffuser la vidéo de leur exécution est devenu courant dans les formes contemporaines de terrorisme. Lorsque des actes de torture ou des exécutions sont commis dans l'objectif d'être montrés sur Internet, l'acte d'image devient un événement à l'échelle globale. La distance entre l'acte, l'image et le fait de regarder se trouve abolie. C'est la peur et la confusion qui règnent.
Le christianisme n'avait-il pas poussé très loin l'échange entre le corps et l'image ?
Si, à travers la légende de sainte Véronique, qui essuya de son voile le visage du Christ montant au Golgotha. Cette image est faite de sang, de sueur, de larmes et de peau. Le corps devient une image, le Mandylion. Il fut ainsi tenu pour certain que le Christ lui-même avait créé la première image, celle de l'empreinte de son visage, la Vera Icon, l'Image vraie. L'acte d'image trouve là un fondement théologique.
Comment comprendre que la tradition iconoclaste, byzantine (viii-xixe siècle) ou protestante (xvie siècle), cherche à détruire ce qui est représenté ?
Les iconoclastes ne font plus de différence entre l'image et la vie. Ils combattent les images comme s'ils punissaient des corps humains. Presque toutes les révolutions politiques ont tenté d'atteindre les images pour toucher les membres de la communauté qu'ils cherchaient à renverser. Les images sont traitées comme des criminels. En témoigne la tête mutilée de la pierre tombale d'une abbesse dans la cathédrale de Münster : son visage est littéralement recouvert de traces de coups. Les organes visés ne l'étaient pas par hasard durant les guerres de Religion entre catholiques et protestants : ainsi des yeux, qui étaient crevés afin de souligner l'importance attachée par l'Eglise catholique à la vision, ou des oreilles, qui étaient coupées aux protestants, fidèles du Verbe, dans le but de stigmatiser leur façon de préférer l'ouïe à la vision.
“Daech s'approprie les codes visuels de l'Occident pour les retourner contre lui”
Quel lien Daech entretient-il avec les images ?
L'iconoclasme de Daech consiste à s'approprier tous les codes de la culture visuelle occidentale pour les retourner contre elle et la terroriser. Daech utilise son hostilité aux images comme une arme contre l'Occident. L'attaque du 7 janvier contre Charlie Hebdo ne visait pas les images, mais les producteurs d'images. Un nouveau degré a été franchi dans cet échange destructeur entre le corps et l'image. Les attentats du 13 novembre, eux, ciblaient une culture dans son entier, ce mode de vie qui est le nôtre et que nous chérissons. Cafés, restaurants, stades incarnaient cette vie moderne urbaine que les impressionnistes avaient si bien capturée lors de son éclosion, au xixe siècle. La convivialité, la jeunesse, et la liberté, voilà ce que les terroristes ont voulu supprimer.
Y a-t-il selon vous trop d'images ? Ou jamais assez ?
Communiquer aujourd'hui, c'est produire et transmettre des images. Si cela crée un problème culturel inédit et si certaines images peuvent se perdre dans la masse, cela ne veut pas dire que la puissance de l'image est usée, balayée par cette surproduction. La force propre à chaque image demeure et continue à nous bouleverser.
Vous pensez à la photo du petit Aylan, cet enfant kurde retrouvé mort sur une plage turque le 2 septembre 2015, qui a constitué un jalon important dans la crise des migrants ?
Oui, cette image a ému le monde entier et modifié l'action européenne en Syrie. J'ai d'autres images en tête : celles des réfugiés, entassés en Hongrie dans des trains avant d'être parqués dans des camps. Pour un regard allemand, ces images furent insupportables. Dans la nuit qui a suivi leur diffusion, Angela Merkel a ouvert les frontières de l'Allemagne — qui a accueilli plus d'un million de réfugiés. Cela suffit à souligner la place immense qu'occupent les images dans la marche du monde.
Qu'est-ce que la mondialisation et les réseaux sociaux ont changé ?
En un sens, l'art a toujours été global. Les artistes voyageaient. A travers les livres de motifs, les ustensiles et surtout les textiles, les motifs se frayaient un chemin, bravant les distances, pénétrant les cultures les plus disparates. Ils se modifiaient ainsi tout en modifiant les cultures qu'ils traversaient. Ces processus n'étaient pas des mécaniques reproduisant l'ordre social, mais plutôt des mouvements allant de la périphérie vers le centre et dans lesquels parfois les cultures vaincues dominaient les vainqueurs. L'hellénisation des Romains en est l'exemple même. La globalisation a accéléré ces mouvements et ces transferts, mais elle ne les a pas changés. Quant aux réseaux sociaux, ils ont remis au premier plan et à la pointe de la mode les genres traditionnels de l'autoportrait et du portrait de groupe. En surface, on pourrait croire qu'il s'agit là d'un phénomène de narcissisme collectif. Mais cela va bien au-delà, dans cette tentative de relier les images du moi et du groupe à des événements et des expériences afin de les mettre à la disposition du monde entier.
Horst Bredekamp
1947 Naissance à Kiel.
1993 Professeur à l'Université Humboldt de Berlin.
1998 Publie Une histoire du calcio. La naissance du football (éd. Frontières).
2008 Les Coraux de Darwin. Premiers modèles de l'évolution et tradition de l'histoire naturelle (éd. Les Presses du réel).
2015 Théorie de l'acte d'image (éd. La Découverte).
Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.