Interview

«En Inde, la hantise est de voir l’armée infiltrée par les islamistes»

Christophe Jaffrelot, auteur du «Syndrome pakistanais», explique pourquoi le rapprochement entre l'Inde et le Pakistan pourrait être stoppé par les attaques terroristes de ce week-end.
par Laurence Defranoux
publié le 5 janvier 2016 à 11h32

En 1947, la partition de l'Inde donnait naissance au Pakistan musulman, au prix de 12 millions de déplacés et de plusieurs centaines de milliers de morts. Soixante-neuf ans et trois guerres plus tard, le conflit entre ces pays est toujours latent, nourri notamment par la question du Cachemire, région montagneuse réclamée par les deux puissances nucléaires et coupée en deux depuis 1949. Il y a dix jours, le Premier ministre indien, Narendra Modi, créait la surprise en rendant visite à son homologue pakistanais, Nawaz Sharif, au retour d'une visite à Kaboul (capitale de l'Afghanistan) le jour de Noël. Un réchauffement entamé depuis six mois mais menacé par l'assaut d'une base aérienne indienne dans le Pendjab, près de la frontière pakistanaise et du Cachemire, dont les auteurs sont soupçonnés d'appartenir au groupe islamiste Jaish-e-Mohammed basé au Pakistan. Dimanche, c'est un consulat indien en Afghanistan qui était attaqué par des hommes armés durant vingt-cinq heures. Christophe Jaffrelot, ancien directeur du Centre de recherches internationales (CERI), directeur de recherche au CNRS et enseignant à Sciences Po, auteur du Syndrome pakistanais (Fayard), explique la logique de ce jeu à trois entre l'Inde, le Pakistan et l'Afghanistan.

Que représente pour les Indiens l’attaque de la base de Pathankot, qui a duré presque trois jours ? 

C'est un choc. Il y avait eu plusieurs attaques cet été, contre un poste de police notamment. Mais qu'une base aérienne, très sécurisée, soit visée par les islamistes pakistanais, c'est une première. Comment ont-ils pu s'infiltrer dans une base aérienne où se trouvent des MiG-25 et des hélicoptères d'attaque ? L'incompétence des services militaires indiens est une explication possible. La voiture utilisée, volée vingt-quatre heures plus tôt à un officier de police indien, n'a même pas été contrôlée. Mais le soupçon porte sur des complicités à l'intérieur, ce qui inquiète beaucoup dans le pays, où il y a une hantise de voir l'armée elle-même infiltrée par les islamistes indiens. L'enquête le dira. Pour l'instant, il n'y a plus, du moins officiellement, d'islamistes indiens actifs en Inde. Depuis 2008, les réseaux du Indian Mujahideen [le groupe terroriste des Moudjahidines indiens, ndlr] ont été démantelés, et on n'a jamais pu leur attribuer de nouveaux attentats. Mais la peur tenaille les ventres, même si l'on ne parle pas ouvertement de cette éventualité par crainte que, si on désigne une «cinquième colonne», il y ait immédiatement des représailles antimusulmans dans un contexte de tensions intercommunautaires déjà vives.

Pourquoi cette attaque ? 

Comme à chaque fois qu’il y a un rapprochement dont les civils sont les architectes, l’objectif des militaires pakistanais est de faire dérailler le processus de normalisation des relations entre l’Inde et le Pakistan. Donc l’armée fait agir ses jihadistes de service, les groupes terroristes islamistes Jaish-e-Mohammed et Lashkar-e-Toiba, soi-disant interdits au Pakistan mais qui y tiennent des meetings publics. Les militaires les protègent, en vue d’opérations terroristes au Cachemire, voire contre l’Inde en Afghanistan. Le plus simple est aujourd’hui d’infiltrer la zone du Pendjab, proche du Cachemire. C’est d’une simplicité redoutable.

Comment expliquer l’attaque du consulat indien à Mazar-i-Charif, en Afghanistan, dimanche ?

Cet attentat s'explique lui aussi par le contexte, cette fois dominé par le rapprochement afghano-indien. Les talibans, qui regagnent du terrain dans toutes les régions d'Afghanistan, ou peu s'en faut, sont en cheville avec les services secrets pakistanais depuis longtemps. Or les militaires pakistanais veulent empêcher que l'Inde prenne position en Afghanistan. Depuis des semaines, nous assistons à une dynamique de rapprochement accéléré entre l'Afghanistan et l'Inde. Le Pakistan a déçu le président afghan Ashraf Ghani, notamment en refusant de livrer à Kaboul des prisonniers talibans pour que le gouvernement puisse négocier avec eux. Dépité, Ashraf Ghani, après avoir joué la carte pakistanaise, joue maintenant la carte indienne. Il y a dix jours, Narendra Modi [le Premier ministre indien, ndlr] a accepté de livrer des armes à l'Afghanistan, notamment trois hélicoptères d'attaque – qui provenaient d'ailleurs de la base de Pathankot. Par ailleurs, les consulats indiens sont une ancienne pomme de discorde entre Islamabad et New Delhi. Pour les Pakistanais, il y a trop de consulats indiens en Afghanistan pour qu'ils ne soient que des représentations diplomatiques et non des centres de services secrets.

Quel est le moteur du rapprochement entre l’Inde et le Pakistan ? 

Les motivations diffèrent des deux côtés. Du côté indien, il faut à nouveau tenir compte de la dynamique indo-afghane. Ce n'est pas un hasard si c'est en rentrant de Kaboul que Narendra Modi s'est arrêté à Lahore pour rencontrer Nawaz Sharif, le jour de ses 66 ans, soi-disant pour une visite privée. Modi voulait rassurer le Pakistan, inquiet du rapprochement indo-afghan. Mais c'est aussi que Modi se plaît à surprendre et à marquer des points sur le terrain diplomatique étant donné qu'il ne marque pas autant de points en politique intérieure. S'il pouvait réussir là ou son prédécesseur du BJP [Parti du peuple indien, ndlr], Atal Bihari Vajpayee, a échoué il y a douze ans et être l'homme qui fait la paix avec le Pakistan, il rentrerait dans l'histoire. Et ce pourrait même être une carte à jouer pour les prochaines élections.

Du côté pakistanais, les mobiles sont autres. Pour le Premier ministre pakistanais, en difficulté dans son pays, où l’armée reprend du pouvoir, la visite de Modi était une aubaine. L’Inde le remonétise en faisant de lui un interlocuteur privilégié. Mais il faut resituer cette donnée conjoncturelle dans un cadre plus large : Nawaz Sharif, qui est à l’origine un homme d’affaires, est depuis longtemps convaincu qu’il existe une autre politique possible que celle des militaires vis-à-vis de l’Inde et que le Pakistan a tout à gagner, notamment au plan économique à promouvoir de meilleures relations bilatérales. Or bien des Pakistanais sont aujourd’hui favorables à une telle approche.

Pourtant, le BJP, le parti nationaliste hindou dirigé par Modi, a toujours été opposé à un rapprochement avec le Pakistan ?

Hypernationaliste, le BJP a toujours été contre la moindre concession au Pakistan lorsqu’il était dans l’opposition, dénonçant la faiblesse du gouvernement du Congrès lorsque celui-ci essayait de négocier avec Islamabad. Du coup, on en est venu à penser, de manière paradoxale, que seul un Premier ministre du BJP pourrait faire la paix avec le Pakistan, comme seul un De Gaulle, un homme de droite qu’on ne pouvait soupçonner d’antipatriotisme, pouvait décoloniser. Mais l’affaire de Pathankot, qui a un grand retentissement en Inde, pourrait tout faire capoter. Cette attaque a porté un coup au moral des Indiens qui ont suivi les opérations durant des heures et des heures sur les chaînes d’information en continu, et peuvent critiquer la politique de dialogue de Modi sur le mode «dès qu’on leur parle, on prend un coup de poignard dans le dos». Si les négociations s’interrompent, les jihadistes et leurs parrains de l’armée pakistanaise auront réussi, un signe de plus que le terrorisme a sa rationalité. C’est de la politique par d’autres moyens. Il y a une réunion prévue bientôt à Islamabad entre les secrétaires d’Etat aux Affaires étrangères des deux pays. On verra si elle est maintenue, et si oui, ce qu’il s’y dit. Mais il ne sera pas si facile, en Inde, de refaire du Pakistan un interlocuteur légitime.

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