Voilà, nous y sommes: 7 janvier 2016. Un an après les attentats de Charlie Hebdo, l'assassinat de représentants de l'ordre, les prises d'otages de Dammartin-en-Goële et de l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. 17 victimes ; des blessés ; des vies brisées. Comment se souvenir sans sombrer de nouveau dans l'effarement, la colère, la tristesse?
Je ne dis pas que des problèmes ne se posaient pas avant le 7 janvier 2015 ; Mais quand même. Je vivais en France, et comme beaucoup d'entre nous, je nous croyais tous protégés au pays de la Laïcité, de la blague potache, de l'insolence, de la Liberté d'expression et du Droit.
Il a fallu en parler en classe, dans mon lycée de la banlieue parisienne, et ce dès le 8 janvier, alors même que l'horreur n'était pas terminée et que nous étions tous dans une immense empathie avec la souffrance des proches des victimes. Le 8 janvier, l'incompréhension est le sentiment qui domine chez mes élèves de première littéraire. La minute de silence se déroule sans incident.
Déjà des discours grinçants
Le 11 janvier 2015, comme beaucoup de Français et de citoyens du Monde, je suis dans la rue et je crie mon attachement viscéral aux valeurs qui font de nous une Nation. Pourtant, ici ou là, j'entends déjà des discours grinçants: c'est moi, ou il y a des gens pour compter les jeunes de banlieue, musulmans, disons-le carrément, qui seraient, ou ne seraient pas, dans le cortège?
À partir du 12 janvier, la parole se libère soudain en classe. Le discours a changé. Il est beaucoup plus provocateur, et face à cette injonction qui ne cessera d'être martelée, il se fait plus ferme: ce refus d'être Charlie, que recouvre-t-il? Un fossé existe-t-il? Quelle posture dois-je adopter, moi adulte, enseignante, mère de famille? Que répondre au déni? Au sentiment qu'ont mes élèves d'être soudain montrés du doigt, d'avoir à se justifier, à se prononcer, à se déclarer musulmans... mais "modérés"?
Je ne sais pas répondre, et je me pose cette question: est-ce que, quand on a la foi, elle doit être "modérée"? Il y a dans l'air comme une impression de déjà-vu. Ne désigne-t-on pas un peu facilement des boucs-émissaires? Allons donc, le mot qu'il ne faut pas prononcer sous peine d'être taxé de se réfugier derrière une lâche victimisation.
Pourtant, à ce moment-là, je me sens doublement bafouée, quand j'entends que "l'école a échoué" ou que la Maman d'une de mes élèves se fait cracher dessus dans la rue parce qu'elle est voilée. Pire, je me souviens que juste derrière ont ressurgi soudain des théories du complot toutes plus nauséabondes les unes que les autres. Il y a eu en classe, comme ailleurs, des conversations débiles sur la couleur de rétroviseurs, sur la présence d'une carte d'identité, sur l'absence ou non de sang, de corps, etc.
Retour aux textes littéraires
À un moment, je n'en pouvais tellement plus que j'ai cédé à l'autoritarisme. On arrête tout. Retour aux textes littéraires. "Ce n'est pas le tout, mais vous passez le bac français à la fin de l'année." Mais je n'avais pas dit mon dernier mot, Je ne capitule pas.
À titre personnel et grâce à une proposition qui m'avait été faite, je me suis mise à l'écriture d'un livre. Au départ, l'idée était toute simple: imagine que tu es une petite souris planquée dans ma poche, et accompagne moi sur mon chemin d'enseignante. Viens en classe, mais aussi à mon bureau, et fais le parcours avec moi: vingt ans de la vie d'un prof de banlieue parisienne. Loin de ta propre expérience d'élève. Loin des clichés de séries télé ou des conversations de comptoir. Au fil du projet, d'autres aspects se sont greffés par-dessus cette première idée: l'ado pour les nuls, la défense de la Littérature et des Arts par l'exemple, mais aussi ma réponse en qualité de professeur, face à ma classe, à l'horreur des attentats.
Parce qu'à titre professionnel, comme tous mes collègues, j'ai fait mon boulot: j'ai participé à des stages de formation mis en place par ma hiérarchie, à des tables rondes d'associations ou de diverses instances, à des forums de discussion, des colloques, des conférences. Et face à ma première littéraire, j'ai donc proposé des œuvres qui abordaient les problèmes auxquels nous sommes tous confrontés.
Il y a eu par exemple La Boétie: qu'est-ce que la tyrannie? Comment se met-elle en place et comment le tyran se maintient-il au pouvoir? En quoi le peuple, en ne pratiquant pas la "désobéissance civile", se fait-il le complice du tyran? Il y a eu Aristote, Montaigne, Voltaire, La Fontaine, Hugo, Zola, tant d'autres: qu'est-ce que la Démocratie? Comment les grands auteurs ont-ils dénoncé l'Injustice? Qu'ont-ils proposé pour en venir à bout? Il y a eu encore Ionesco: qu'est-ce qu'un processus de massification, ou autrement dit, comment peut-on se laisser embrigader, perdre son individualité au profit de tel ou tel populisme, de tel ou tel extrémisme? Et Daumier, qui caricature les excès du pouvoir en place au XIXe siècle! Et Rimbaud, poète transgressif! Baudelaire, chantre de la modernité! Et puis Camus: qu'est-ce qu'un héros? Comment le fait de tuer un être humain place la personne définitivement en dehors de l'Humanité...
Je les ai assemblés en un bouquet, en une palette de couleurs que je présentais à mes élèves et petit à petit nous avons construit une pensée autour des valeurs de l'Ecole, de la République, de la France.
Apprends, mûris, grandis
Vois ce qui nous rassemble. Lis et relis. Cherche à comprendre. En juin, lorsque tu quitteras les bancs de ma classe, je formule le vœu que tu penses par toi-même et qu'un jour tu fasses bon usage de ce bagage. Apprends à faire des choix.
En septembre 2015, j'étais bien contente de retrouver mes élèves en Terminale littéraire. Nous avons tout doucement commencé l'année. Il faisait bon vivre ensemble.
Et puis, il y a eu le 13 novembre 2015.
La peur surgit partout. C'est la roulette russe. Qui sera le prochain? Il y a ceux qui éprouvent tant d'empathie pour les victimes et pour leurs proches qu'ils fondent en larmes. Il y a ceux qui s'inquiètent: "je ne ressens rien. Suis-je un monstre?" Car l'anesthésie devient une mesure de protection. Mettre à distance à tout prix. Je leur réponds le plus simplement possible: "Tu n'as pas de victimes parmi tes proches? Quelle chance!" Ou alors, j'explique que ce n'est pas forcément la personne qui pleure le plus fort à un enterrement qui ressent le plus de tristesse.
Il y a aussi ceux qui font des crises d'angoisse. Ce mot "guerre", partout. Il y a, enfin, ceux qui se rebellent: "J'ai dix-sept ans, je veux vivre heureux, ne me préoccuper que de ma Playstation et de ma prochaine connexion sur Youtube ou Instagram. Y'en a marre! Ils vont arrêter quand de se foutre tous sur la tronche pour des histoires de religion, de politique, de ceci ou de cela? On ne peut pas tout simplement vivre tous ensemble tranquillement?"
Au fil des conversations qui se nouent, j'entends qu'ils ont grandi, qu'ils ont mûri. Maintenant, ils vérifient que ce qu'ils lisent provient d'une vraie source journalistique. Maintenant, ils revendiquent le droit de s'insérer dans cette société dont ils doutaient tant, eux les gosses de banlieue, même si cela les angoisse. Avoir une vie "normale", "tranquille". Oh, pas de grandes ambitions, non. Mais que leur famille soit fière d'eux ; qu'une compagne ou qu'un compagnon les accueille à la maison, qu'un enfant les appelle un jour "Papa" ou "Maman" et qu'ils rapportent un salaire chaque mois. Même modeste. Juste vivre parmi les autres et au même titre que les autres.
Alors quoi que prétendent ceux qui se prennent pour des Oracles, je garde confiance dans cette relève que sont mes élèves, parce qu'ils m'ont prouvé qu'ils pouvaient apprendre, eux les futurs Citoyens français.
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