La Liberté

L’armée tient l’Egypte par son économie

Histoire vivante/Moyen-Orient • Cinq ans après le Printemps arabe, un haut gradé est à nouveau au pouvoir en Egypte. Cette reprise de contrôle politique par les militaires s’explique en bonne partie par leur domination économique.

«Les militaires remplissent le vide du pouvoir,» analyse Youssef Saber Hanna. © DR
«Les militaires remplissent le vide du pouvoir,» analyse Youssef Saber Hanna. © DR

Propos recueillis par Pascal Fleury

Publié le 08.01.2016

Temps de lecture estimé : 11 minutes

Lorsque en janvier 2011 la population égyptienne occupe la place Tahrir au Caire et qu’elle réussit à déboulonner le «pharaon» Hosni Moubarak, elle croit se débarrasser définitivement des militaires au pouvoir depuis soixante ans. Mais après l’euphorie de la révolution et le rêve de démocratie, après l’échec cuisant de l’intermède des Frères musulmans et la destitution du président Mohamed Morsi en juillet 2013, c’est à nouveau un haut gradé de l’armée, le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui dirige le pays.

Comment expliquer pareille reprise de contrôle militaire? Par le «poids économique» de l’élite militaire, répond l’Egyptien Youssef Saber Hanna, chercheur en relations internationales à Science Po Bordeaux et auteur d’une récente étude* sur le sujet. Analyse.

- Depuis 1952 et la chute de la monarchie en Egypte, les militaires n’ont cessé de contrôler le pouvoir. Même pendant le Printemps arabe et la brève présidence d’une année de Mohamed Morsi, ils tiraient les ficelles. Comment expliquez-vous historiquement cette prédominance de l’élite militaire?

Youssef Saber Hanna: L’armée est indissociable de la construction de l’Egypte moderne. Son accès au pouvoir, depuis le coup d’Etat de 1952 des «officiers libres» contre le roi Fouad II, dont Gamal Abdel Nasser était le plus influent, est facilité par la confusion entre les notions d’«Etat» et d’«autorité», une confusion que l’on retrouve d’ailleurs dans la plupart des pays arabes et africains. On a pu l’observer dès l’arrivée au pouvoir de Nasser, qui a imposé le principe de «légitimité militaire». Mais la confusion des genres a encore pu être clairement observée lors de l’intervention militaire de juillet 2013. Les dirigeants des Frères musulmans, accusés d’espionnage, ont été traduits en justice par les militaires devant les tribunaux civils. Le maréchal al-Sissi a alors déclaré que cette intervention des forces armées était de leur «devoir national».

Historiquement, la prédominance durable de l’élite militaire s’explique aussi par la faiblesse de la représentativité politique de la classe moyenne égyptienne. Les leaders du vieux parti al-Wafd ont longtemps appartenu uniquement à la grande bourgeoisie ou au monde des grands propriétaires. De même pour le Parti national démocrate (PND), qui n’a pas su offrir une arène politique à la population et s’est enlisé dans ses réseaux de clientélisme. Aujourd’hui encore, les militaires sont enclins à remplir ce «vide de pouvoir», face à des partis fragiles, insuffisamment profilés et incapables d’alliances électorales.

- Le facteur culturel peut-il aussi expliquer ce succès politique récurrent des élites militaires?

Personne ne peut nier l’image glorieuse et pompeuse que revêt l’armée égyptienne aux yeux de la population. Ceci est dû peut-être à la culture islamique dominante. Une citation du prophète évoque la supériorité des soldats égyptiens, qualifiés de «meilleurs hôtes sur la terre». L’inexistence d’une séparation nette entre le souverain politique et le chef militaire dans la culture islamique joue également au profit du rôle politique de l’armée. La confusion remonte en fait au temps des pharaons. Elle est profondément enracinée dans la conscience des citoyens, notamment à la campagne. La colonisation a aussi contribué à la consolidation de l’image impressionnante de l’uniforme militaire. Pas étonnant alors qu’après l’intervention de l’armée en 1952, comme en 2013, la majeure partie de la société se soit ralliée aux militaires, que ce soit par vénération ou par crainte des dangers éventuels d’une opposition.

- Au-delà de ces facteurs socioculturels, vous expliquez concrètement le contrôle de l’armée sur la politique par sa domination économique. Quelle est son emprise sur l’économie du pays?

Il n’est pas possible de donner des chiffres exacts, les budgets militaires n’étant pas publiés. Mais le caractère managérial et gestionnaire de l’élite militaire est assurément très important (l’armée détiendrait entre 25% et 45% de l’économie égyptienne, selon diverses sources, ndlr). Au départ, lors de la phase d’industrialisation massive menée par Nasser en 1954, le rôle économique de l’armée s’inspire du modèle communiste. Jusqu’en 1975, on parle de complexe militaro-industriel, fondé sur les industries militaires et la nationalisation de très nombreuses entreprises. Le régime militaire voulait mettre fin à l’influence de la grande bourgeoisie capitaliste qui monopolisait les richesses. Il détenait le droit de s’approprier des terres selon ses besoins. Après le conflit contre Israël et les crises économiques, l’institution militaire s’est mise à travailler au profit de son autosuffisance, produisant des armes, mais aussi des produits alimentaires et autres marchandises civiles à l’intention des troupes.

- L’institution militaire passe ensuite la vitesse supérieure...

Au début des années 1980, dès l’arrivée de Moubarak, le rôle économique de l’armée s’accroît énormément. Pour le maréchal Abou Ghazala, ministre de la Défense, l’armée est la seule institution capable d’achever rapidement le développement économique du pays, de par ses capacités organisationnelles, planificatrices et exécutives. Dès lors, elle investit tous azimuts: constructions, infrastructures, aménagements publics, transports terrestres et maritimes (canal de Suez), stations d’essence, grande distribution, hôpitaux, hôtellerie, tourisme... Les régions qu’elle convoite comme lieux de vacances sont déclarées terrains de manœuvres militaires, vidées de leurs habitants, puis transformées en stations balnéaires. C’est ainsi, par exemple, que les militaires ont saisi 6 km de la plage principale de Sidi Kreir, à Alexandrie.

- Dans quelle mesure ces investissements profitent-ils aux militaires?

Ils sont d’abord un gage d’emploi pour de nombreux officiers arrivant à la retraite vers 50 ans. Moubarak, par exemple, plaçait systématiquement ses anciens officiers dans les entreprises et projets nationaux. Certains d’entre eux sont devenus directeurs ou membres de conseils d’administration de grands groupes, malgré leurs compétences parfois insuffisantes. Les officiers et leurs familles bénéficient aussi d’autres avantages. Dans les zones résidentielles, des coopératives leur fournissent les biens de consommation à tarifs réduits. Les civils qui ont des relations d’amitié ou de clientélisme avec les militaires peuvent aussi en profiter. Des hôpitaux militaires et des lieux de villégiature leur sont également réservés.

- Aujourd’hui, le maréchal al-Sissi poursuit-il la même politique?

Il ne s’agit évidemment plus d’un régime de type nassérien, car ce sont désormais des civils qui occupent la majeure partie des postes à responsabilité économique et politique. L’armée reste toutefois très impliquée au travers d’un organe subsidiaire, l’«autorité génie», qui s’octroie l’exécution des projets nationaux. L’institution militaire, par son caractère social novateur, montre quelques signes allant vers une transition démocratique, notamment depuis l’instauration d’une nouvelle Constitution en 2014 et d’un nouveau parlement en 2015.

Une grande fraction des électeurs ont soutenu al-Sissi lors des présidentielles. Pour eux, le président a empêché une guerre civile et mis un terme à un fascisme religieux incompatible avec les traditions de la société égyptienne. Une partie de la population, notamment dans la jeunesse, ne voulait cependant pas du retour d’un militaire au pouvoir. Mais elle a été incapable de proposer des alternatives pour ramener le calme et la sécurité. Le gouvernement actuel devrait permettre à terme la mise en place d’une alternance civile au pouvoir.

* Youssef Saber Hanna, «L’élite militaire en Egypte: analyse politico-économique», Editions universitaires européennes, novembre 2015

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Collaboration étroite avec l’armée américaine

L’armée égyptienne, qui dispose d’environ 438'000 hommes et de 480'000 réservistes, peut compter sur le soutien des Etats-Unis. Depuis les accords de Camp David en 1978, elle reçoit chaque année une aide évaluée à 1,3 milliard de dollars. Selon le Congrès américain, ce soutien couvrirait près de 80% de ses dépenses d’équipement et près du tiers de son budget. Les Etats-Unis offrent aussi chaque année une formation dans leurs écoles militaires à plusieurs centaines d’officiers égyptiens. Depuis 1980, Le Caire s’est fait livrer plus de 220 chasseurs F-16 américains et des chars Abrams sont produits sous licence en Egypte depuis 1988.

«Ce partenariat assure des commandes régulières aux entreprises américaines, mais permet aussi aux généraux égyptiens de faire du commerce civil avec des entreprises américaines productrices de biens de consommation. Un exemple flagrant est la production de voitures Jeep, un monopole des usines militaires en partenariat avec l’entreprise américaine Chrysler», explique le chercheur Youssef Saber Hanna.

Durant le Printemps arabe, il y a cinq ans sur la place Tahrir, l’armée égyptienne s’est liguée avec les manifestants. Il faut dire qu’elle n’avait pas apprécié que le président Hosni Moubarak désigne son fils Gamal comme son successeur, alors que cet homme d’affaires, tourné vers la société civile au détriment de l’économie de l’armée, n’avait même pas fait son service militaire, comme le raconte la trilogie «Pharaons de l’Egypte moderne», à voir les dimanches 10 et 17 janvier sur RTS 2.

Lors de la destitution de Mohamed Morsi, le 3 juillet 2013, les Etats-Unis ont annulé des manœuvres militaires conjointes avec l’Egypte. Mais la condamnation américaine de la violence s’est arrêtée là. C’est que l’Egypte joue la carte de la coalition internationale contre le terrorisme. En février dernier, elle a bombardé des sites d’entraînement et des arsenaux du groupe Etat islamique en Libye. PFY

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Repères: Régime militaire

> Révolution en 1952. Les «officiers libres» renversent le dernier roi d’Egypte, Fouad II.
> Gamal Abdel Nasser élu président en 1956.
> Guerre des Six-Jours contre Israël en 1967.
> Anouar el-Sadate succède à Nasser en 1970. Signe les accords de Camp David en 1978. Prix Nobel de la paix avec Menahem Begin. Assassiné en 1981.
> Hosni Moubarak est élu en 1981. Plus de 29 ans de règne.
> Révolution du Printemps arabe le 25 janvier 2011. Moubarak est renversé après 18 jours.
> Mohamed Morsi, leader des Frères musulmans, est élu en 2012. Destitué par l’armée en juillet 2013. Condamné à mort en 2015.
> Abdel Fattah al-Sissi est élu en mai 2014. 

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