Un immeuble-œuvre d’art new-yorkais figé dans les années 1970

Les enfants du plasticien Donald Judd, figure majeure du mouvement minimaliste, viennent de réhabiliter le bâtiment de SoHo où vécut et travailla leur père. Sept étages qu’il aménagea scrupuleusement et où rien n’a bougé depuis sa mort, en 1994.

Flavin et Rainer Judd le 11 décembre dernier au 101, Spring Street, où ils ont grandi.
Daniel Shea pour M Le magazine du Monde/Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Il s’appelle Flavin, comme Dan Flavin, l’artiste aux tubes fluorescents. Elle s’appelle Rainer, en hommage à la danseuse et chorégraphe Yvonne Rainer, une autre figure de l’avant-garde. Ils sont nés à New York à la fin des années 1960, en même temps que le minimalisme, cette révolution artistique dont leur père, Donald Judd, fut le meneur et le théoricien. Sur le dernier poster édité par la Fondation Judd, on les voit, elle bébé, lui petit garçon pâle, au dernier étage de la résidence familiale de SoHo, entre un cube de Larry Bell et une sculpture de tôles froissées de John Chamberlain.

Quarante-cinq ans plus tard, le Chamberlain est toujours au même endroit. Le lit conjugal, une plate-forme de Judd flottant au ras du plancher, n’a pas bougé d’un centimètre. Les équerres de l’artiste, ses crayons à papier, ses téléphones à cadran, même ses pièces de monnaie sont là où il les avait laissés quand il fut emporté par un cancer, en 1994.

Héritiers d’une œuvre influente et d’une montagne de dettes à un âge où l’on cherche encore sa voie, Rainer et Flavin Judd ont consacré leur vie d’adulte à sanctuariser l’immeuble new-yorkais de ce père obsédé par la permanence. Après être parvenus à figer pour toujours le décor de leur enfance, ils essaient maintenant de le faire revivre avec des installations temporaires, des ateliers de dessin ou des performances intimistes, dans l’esprit des années 1970.

La chambre conjugale, qui renferme une sculpture de Claes Oldenburg et une œuvre fluorescente signée Dan Flavin.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation/Dan Flavin, Blue and red fluorescent/ADAGP, Paris 2015

Une salle de bains du 101, Spring Street.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Une sculpture de John Chamberlain (Mr Press, 1961), réalisée avec des morceaux de carrosserie automobile.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation/John Chamberlain, Mr Press/ADAGP, Paris 2015

800 m2 sur sept niveaux

Grands et blonds, les coprésidents de la Fondation Judd nous reçoivent au sous-sol du 101, Spring Street. En 2013, l’échafaudage qui l’enveloppait depuis dix ans fut enfin démonté, dévoilant son élégante façade d’angle, mangée par soixante fenêtres. Depuis, cet immeuble en fonte de 1870, le dernier de SoHo qui n’ait pas été divisé en bureaux ou appartements, se visite en petit comité.

La salle à manger, ornée, au mur d’une huile sur toile de Franck Stella (Gur II, 1967).
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation/Franck Stella, Gur II/ADAGP, Paris 2015

« Don » (ils ont toujours appelé leur père par son diminutif) se l’était offert en novembre 1968, pour 68 000 dollars, après sa première rétrospective au Whitney Museum of American Art. « C’était une épave, précise son fils. Le deuxième étage était bourré d’ordures, le quatrième hébergeait encore une manufacture, et la chaudière ne marchait pas. »

Qu’importe, il y avait de la lumière – Judd l’avait décrit comme « un angle droit de verre » – et surtout de l’espace : 800 m2 sur sept niveaux, dont deux sous-sols éclairés par des verrières percées dans le trottoir, un détail architectural typique de SoHo.

Pourfendeur des musées, où l’art n’était selon lui « qu’un prétexte à l’édifice, véritable symbole de la culture des nouveaux riches », Judd a déjà pour idée fixe d’installer son propre travail et celui de ses contemporains qu’il admire pour la postérité. Il consacre donc « un temps consi­dérable » à choisir un emplacement permanent pour certaines de ses œuvres et d’autres de Carl Andre, Claes Oldenburg, John Chamberlain, Frank Stella, Larry Bell, Marcel Duchamp ou Dan Flavin.

Le 101, Spring Street devient son laboratoire, le prototype de ce qu’il réalisera plus tard, après son divorce, en beaucoup plus grand, dans le village texan de Marfa. « Au début, je pensais que l’immeuble était grand, écrira-t-il en 1989. Maintenant, je le trouve petit. »

La salle à manger.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Dans le couloir.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Conserver les œuvres in situ

A SoHo, leurs voisins s’appellent Trisha Brown, Joan Jonas, John Chamberlain – « un Who’s Who de l’art de la seconde moitié du XXe siècle », selon Flavin Judd. Alors en voie de désindustrialisation, ce quartier de Manhattan est le décor d’une effervescence créative sans équivalent depuis le Montparnasse des Années folles. Une petite communauté de pionniers s’installe dans ses entrepôts et ses usines, quitte à y planter des tentes s’ils n’ont pas les moyens de les chauffer. Le loft est né : pour la première fois, les artistes vivent et travaillent au même endroit.

Judd a l’intuition que les conditions de cette Renaissance américaine ne dureront pas. « Il ne faudrait pas que seuls des artistes vivent ici, écrit-il en 1971. Le risque serait de voir se développer certains des attributs de Greenwich Village : des magasins et des restaurants touristiques, du mauvais art et des loyers élevés. » Paroles prophétiques. Dès la fin des années 1980, SoHo s’est transformé en Mecque du shopping. Mais Judd a décampé au Texas depuis longtemps, avec ses deux enfants.

Le bureau de Donald Judd, resté tel qu’il l’a laissé depuis sa mort, en 1994.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

A la mort de l’artiste, le 101, Spring Street est en mauvais état. La façade s’effrite, les verrières prennent l’eau, l’immeuble a cruellement besoin d’un nouveau toit. Le testament de Judd charge ses enfants de conserver in situ les œuvres d’art, meubles et objets parmi lesquels il vivait, à New York comme à Marfa. Seul problème : le chef de file des minimalistes a laissé 2 000 dollars sur son compte en banque et une dette de plusieurs millions. Pour ne rien arranger, le marché de l’art vient de s’effondrer.

« Il était très clair sur ce qu’il voulait, mais il n’y avait pas de feuille de route, raconte Flavin. Jamais il ne nous a préparés. Il disait juste : “Tout ça deviendra ma fondation.” Moi, je pensais que les avocats allaient s’occuper de sa fondation. Et puis, quand Don est mort, ils sont venus nous demander ce qu’on voulait faire, et j’ai ­compris qu’ils ne savaient rien du tout. » Rainer : « Je recommande vivement une thérapie à toute personne qui doit faire face à une succession. »

On conseille alors aux jeunes légataires – 23 et 26 ans à l’époque – de sacrifier l’immeuble de New York pour financer la préservation des quinze propriétés de Marfa. On leur explique qu’il faut faire des choix. « Même ses prétendus amis pensaient qu’il serait impossible de garder Spring Street, se souvient Flavin. Heureusement, nous sommes têtus. » Au lieu de vendre le berceau du « Juddisme », la jeune fondation décide de se séparer de vingt-six œuvres pour constituer un fonds de dotation. Le coup est risqué. « Les experts disaient qu’on était fous, qu’on allait tuer notre marché », poursuit Flavin. Contrairement aux prévisions, la vente aux enchères, chez Christie’s, en 2006, est un succès : vingt-cinq des vingt-six lots sont vendus, pour un total de 24,5 millions de dollars.

La table de la cuisine, autour de laquelle l’artiste recevait ses invités. Au mur : une peinture d’Ad Reinhardt (Abstract Painting, 1952) et une fresque de David Novros (No title/101 Spring Street, 1970).
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation/Ad Reihardt, Abstract Painting/ADAGP, Paris 2015/David Novros, no title/101 Spring Street/ADAGP, Paris 2015

La cuisine. Donald Judd avait choisi de consacrer chaque étage de la bâtisse à une seule activité : manger, dormir, travailler…
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Dans la cuisine.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Un ensemble dépouillé mais pas austère

En 2010, la réhabilitation du 101, Spring Street peut commencer. Les 1 300 pièces en fonte moulée de la façade sont déboulonnées pour être réparées ou remplacées. A l’intérieur, on adapte l’édifice aux normes de confort et de sécurité actuelles – climatisation, doubles vitrages, dispositif anti-incendie – avec le maximum de discrétion. Objectif : donner l’impression que l’immeu­ble n’a pas été touché. Facture : 23 millions de dollars.

Dans un quartier où chaque centimètre carré est mis à profit, cette relique d’une époque où l’espace n’était pas un luxe exerce un charme puissant. Judd avait décidé de ne rien cloisonner, consacrant chaque étage du bâtiment à une seule activité – manger, dormir, travailler…

Des fenêtres donnant sur le quartier de SoHo.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

En préservationniste, il avait gardé jusqu’aux taches d’huile de machine, intervenant sur l’architecture par petites touches : un interstice entre le plancher et la base des murs, un théâtre de marionnettes caché dans une soupente, un plafond en pin.

Dépouillé sans être austère, l’ensemble est d’une étonnante modernité. Comme le résume Chris D’Amelio, l’un des associés de Zwirner, la galerie de Chelsea qui représente la fondation, « le travail de Judd n’a pas pris une ride, car les générations suivantes n’ont pas rejeté le vocabulaire qu’il a inventé ».

La vie entre maintenant par petites bouffées à l’adresse où le temps s’est arrêté. En dehors des visites guidées, par groupes de huit, la Fondation Judd proposera bientôt des ateliers de dessin. Pas besoin d’être un artiste pour participer. « C’est juste une autre manière de découvrir le bâtiment, précise Rainer. Nous ne sommes pas un musée, mais une maison. Les gens devraient pouvoir venir s’asseoir et ne rien faire. »

Le rez-de-chaussée héberge en outre deux installations par an (on ne dit pas « exposition » dans la maison Judd), conçues par Flavin, qui fait office d’architecte et de curateur de la fondation. Rainer, qui a fait des études de cinéma, filme de son côté les témoignages de tous les assistants, fabricants, artistes, galeristes et collectionneurs qui ont côtoyé son père, pour constituer une histoire orale de sa carrière. Les Judd préparent aussi une monographie de l’artiste ainsi qu’une réédition de ses écrits, qui sortira en mars. « Je n’arrête pas de me dire : l’année prochaine, j’aurai plus de temps pour mes projets personnels, commente Flavin. C’est comme ça depuis vingt et un ans. »

En 2017, le MoMA de New York consacrera une rétrospective à Donald Judd, la première depuis 1988. En gardienne de l’orthodoxie, Rainer a surligné dans les œuvres complè­tes de son père tous les reproches qu’il faisait à ce musée (il a aussi des mots durs pour le Centre Pompidou, « un monstre cher et disproportionné »), avant de les livrer à la conservatrice chargée de l’exposition, Ann Temkin : « Je voulais que la vision de Don soit comprise. Ce n’est pas parce qu’une institution a de l’argent qu’elle peut montrer les œuvres et se passer du contexte. »

L’intéressée n’en a pas pris ombrage. Selon Ann Temkin, « les critiques de Judd sont fondées ». Quant à ses enfants, elle admire leur dévouement. « Il y a d’autres familles d’artistes très impliquées – les familles Picasso et Matisse, les Duchamp – mais avec Judd la tâche est plus complexe car il y a cette question de la permanence. Ses enfants ont hérité d’une énorme responsabilité, et ils ont choisi de l’accepter. Nous avons beaucoup de chance. »

La génération suivante sera-t-elle tenue elle aussi par cette obligation ? Flavin Judd, en tout cas, ne souhaite pas que ses trois enfants s’investissent dans la fondation. Il aimerait qu’ils soient artistes. Comme Don.

Stéphanie Chayet

L’immeuble de 800 m2 sur sept niveaux se découvre aujourd’hui à travers des visites guidées, par groupes de huit.
Donald Judd Works/Art/Judd Foundation

Ann Temkin, commissaire de la rétrospective Judd, en 2017 au MoMA

“Donald Judd fut l'un des chefs de file de la révolution artistique à New York”

Pourquoi Donald Judd occupe-t-il une telle place dans l’histoire de l’art de l’après-guerre ?
A New York, les années 1960-1970 ont été un moment charnière, où l’art a connu ses plus grandes transformations au XXe siècle. Judd fut l’un des chefs de file de cette révolution. On ne s’en rend pas toujours compte, mais bien des aspects de notre environnement actuel trouvent leur origine dans son travail et dans son époque.

Quand est-il devenu influent ?
Judd était déjà considéré comme une figure tutélaire par ses pairs au milieu des années 1960. Avant même sa première exposition, il avait assis son autorité comme critique, en évaluant des artistes qui étaient ses aînés avec une conviction absolue, une intelligence prodigieuse et une grande force de persuasion. La radicalité de son travail était ancrée dans une connaissance approfondie de l’histoire de l’art, ce qui est presque toujours le cas des grands artistes. Il y a un consensus inhabituel à son sujet, depuis longtemps.

En quoi était-il radical ?
L’expressionnisme abstrait avait déjà rejeté la figuration, mais Donald Judd est allé encore plus loin. Pour lui, l’œuvre d’art n’avait pas vocation à représenter quoi que ce soit d’autre, pas même une idée ou une émotion. Elle devait avoir sa raison propre.

On lui a parfois reproché de ne pas fabriquer ses œuvres lui-même. Etait-il été un pionnier en la matière ?
Rodin ou Brancusi ne coulaient pas leurs bronzes eux-mêmes. Avec Judd, la nouveauté est qu’il faisait travailler des gens qui ne connaissaient rien à l’art, par exemple des fabricants de climatiseurs. Il privilégiait les matériaux industriels, comme le fer, le contreplaqué, le Plexiglas. ll voulait que ses œuvres soient reliées au monde réel.

Est-il plus difficile de concevoir une rétrospective pour un artiste qui n’aimait pas les musées ?
Disons qu’il les considérait comme un compromis nécessaire... Ses critiques sont fondées et nous les gardons à l’esprit. Les musées peuvent mieux faire. Par exemple, les œuvres doivent être manipulées avec plus de précaution. Celles de Judd sont fragiles, même si elles n’en ont pas l’air.

Stéphanie Chayet

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